et la rue s’est vidée : dans ce vide, M. passe

[reprise couturée de Rue, un texte, sans photo]

Dans une province villageoise, non loin de la mer. Un bras de mer arrive dans le village, qui suffit à la distraction coutumière des villageois. La mer dans laquelle on se roule n’est pas de mise ; c’est un village de travailleurs. On se lève le samedi matin pour faire ses civilités au marché. Et le dimanche, on chasse de très bonne heure, dans les brumes humides quand la campagne sent l’humus.

M. ne travaille pas ; elle est amoureuse de l’homme. Assis à son bureau, avec des lunettes à monture épaisse, écaille, l’homme la regarde. L’homme travaille. M. pose son pull sur le dos d’une chaise et ne sait quelle contenance se donner. L’homme corrige des copies tandis que le feu crépite dans la cheminée. Il lève le nez de ses copies et la regarde fixement. Ses yeux sont bleus, c’est une fente de bleu. M. parle, parle.
Après avoir déposé son pull, elle parle, elle est allée au marché, elle y a trouvé des bottes, regarde mes bottes elle s’extasie. Les bottes sont couleur caramel en skaï avec des talons carrés et hauts. Elle ne fait rien, elle s’ennuie, elle achète des bottes, elle achète en skaï et tente de faire croire, avec l’intonation idoine, que c’est comme si c’était du cuir, ça n’en est pas mais presque, c’en est à force de n’en n’être pas.
Elle-même, elle ne sait pas si elle est en cuir ou en skaï.

M. a marché dans le village pour essayer ses bottes. Le nez dessus, elle a regardé son reflet dans chaque vitrine. Elle ne se lasse pas de contempler ses bottes dans les vitrines éteintes. Le reflet est bien meilleur quand les lumières sont éteintes. C’est l’heure de la sieste, les magasins sont éteints. M.  croit que c’est l’heure de la sieste, mais c’est l’heure du travail, toute la journée c’est le travail. Elle erre dans le village, elle décide de trajectoires compliquées, il s’agit de ne pas se faire voir plusieurs fois des mêmes personnes. Et prépare des raisonnements pour si on l’interroge. Elle lève le menton, ferme sa bouche, se rend dure, marche fermement avec ses bottes qui la rassurent. Elle prend des angles droits après des façades aveugles et grises, s’approche de l’établissement où enseigne l’homme qu’elle aime, puis s’en éloigne. L’homme fait étudier des poèmes qu’elle a écrit, plus jeune, à des élèves qui ont son âge.

M. fume énormément, puis jette ses clopes dans la cheminée. Elle voudrait garder l’homme pour elle toute seule. Tous les hommes, M. veut les garder pour elle, pour les observer, savoir ce qu’ils ont dans le crâne, percer leurs cerveaux. Parfois le matin, la voiture ne démarre pas dans le froid humide. M. dit à l’homme viens te recoucher, n’y va pas, c’est trop tard, mets-toi en maladie. Viens me rejoindre dans le lit. L’homme essaie de démarrer le moteur, il veut y aller, c’est important, il doit rendre des copies, faire un cours. M. a voulu l’homme, terriblement, il l’a d’abord trouvée pressée, alors elle l’a rendu jaloux avec d’autres pour qu’il s’attache, et maintenant, dans ce désert provincial, elle se rend compte que même une colonie d’hommes à observer ne suffirait pas.

Rue, un texte

[avec Objet de rue, et Au bout de la rue, deux photos]

objet de rue

un texte qui dirait la rue comme M. l’aime
c’est à dire comme elle l’arpente depuis des années
à la recherche d’indices,
comme il est impossible qu’elle se la dise,

la rue ne fait que s’arpenter, ne montre presque rien
au bout de la rue, presque rien

au bout de la rue

cette question du regard est centrale, et pourtant
M. ne veut pas la voir, elle refuse de voir la question,
elle refuse d’accorder de l’importance aux photos
elle veut dire la rue, seulement, elle ne veut rien voir

il n’y a que deux photos, il ne reste plus que deux photos
et la rue s’est vidée : dans ce vide, M. passe

dans la flaque l’écho du minuscule et de l’immense

nous hésitons devant la mer, qui tout d’un coup nous paraît plate,
et la ligne d’horizon muette,

nous réquisitionnons (le sens)

parce que ce n’est pas lu, ce n’est jamais lu comme ce devrait, l’éloignement s’impose,
parce que ce que nous avons sous les yeux n’est pas propice,
nous devons nous éloigner,
parce que tel qu’est le paysage, nous manquons de hauteur :
reculons-nous, éloignons-nous

il s’agirait de s’éloigner, d’avoir de la visibilité,
la plus visible des visibilités comme en haut d’un panorama montagneux,
comme le majestueux donne le la d’un paysage aux gravitations retournées (qui cacherait au fond de ses vallées nombre de vies)

la visibilité nous a été donnée dès le lever des brume matutinales, lentes

………………………………………………………………………………………………………

la ligne d’horizon était loin, loin de nos yeux, et n’existait pas
nos yeux ne pouvaient pas la voir,
ils la scrutaient pourtant avec insistance,
l’insistance de ceux qui existent et cherchent

là-bas loin, on ne pouvait rien apercevoir, la côte de l’autre bord,
le bord de l’autre côte : absent au voir, soustrait liquide bleu vert
amenuisé de dire, jouant avec les cailloux et le sable
y traçant dessins pour le prochain passant

nous avons cherché dans la flaque l’écho du minuscule et de l’immense

plus tard, il y eut ce dialogue, qui est le commencement de tout,
et dont la question est le régime de routine :
la ligne d’horizon avait une couleur, quelle en était la couleur ?
blanche, peut-être blanche, il nous semble que blanche

…………………………………………………………………………………………………

nous entendons les voix de ceux qui attendent derrière leur soupirail,
ils veulent avoir accès au panorama vert, bleu,
de nuances de vert et de nuances de bleu, les nuances infinies,
ils veulent l’infini (il n’y a d’insistance que d’exister)

du côté du sentiment. avec certains.

tu l’as lu ?

non je ne l’ai pas lu

les récits de l’année passée sont passés

l’année est passée

certaines choses reviennent.

tu écris souvent ?

il n’écrit plus beaucoup

il est déçu, son livre ne s’est pas vendu

on dirait du Marguerite Duras, non ?

c’est fini.

c’est désopilant

quoi ?

le marsupilami.

elle écrit comme dans les années, là

ah oui, les années, là.

il est bien, son éditeur ?

ça dépend ce qu’on entend par bien

qu’est-ce que tu voulais dire ?

avec certains : le sentiment.

je ne le vois plus depuis un moment

bah, ce sont de vieilles histoires

t’as peur de la mort, toi ?IMG_20160417_175953

il y a beaucoup de choses, je n’ai pas tout lu

j’ai lu mais ça n’avance pas, alors

j’ai feuilleté, bof

je ne suis pas rentré dedans

j’ai eu du mal à finir

il a pris un tournevis pour ça ?

ça marchait mieux avec une pince, il a pris une pince

je crois que je préfère encore ne pas y aller

finalement tu as fait quoi ?

ils s’entendent moyen

on s’en va ?

oui.

cinq plus un, fauves disparates

j’avais quelque chose à faire, je me précipitai, je me déchirai, je ne trouvai plus le terme exact,

j’avais quelque chose à faire, c’était urgent, je devais vivre sous la neige, vers le fleuve, dans une baignoire,

je devais vivre dans le froid d’un livre entier une nuit entière, deux, trois,

je grelottai dans mes gants, je tournai les pages, je devais taire son nom comme ceux des autres,

je devais vivre avec eux, en meute, nous avions quelque chose à faire, sans sacs, en bottes, à grands pas immesurés,

c’était urgent, il nous fallait de la viande et du thon, vite, enragés à grands pas immesurés, du scotch et des lanières,

c’était urgent, je devais faire quelque chose, je me précipitai, je me déchirai, le papier manquait, je tournai la tête, ils étaient là,

j’avais quelque chose à faire, personne n’attendait, le fleuve silencieux filait noir absorbé, leurs ombres rapides sur le pont.

melodica melancholia

/ est calme, une calme présence, un calme doublé de sa présence,

tout ce qui rend malheureux dans l’accord
tout ce qui rend malheureux dans l’accord vu,
dans l’accord devant les yeux, dans l’accord visible, “voilà”,
tout ce qui rend malheureux de trop d’accord,

melodica melancholia (douce nuit d’une saison nommée) :
quelques notes précieuses excessivement séparées :
un chuchotement de la séparation, comme ceci /

des pas murmurent sur la dalle enfouie du temps perdu,
distinctement et encore plus distinctement,
grâce au brouillard d’échos duquel ils émergent, cristallins,

la forme inachevée de l’absence
/ est calme, et redoublée, et inconnue,

une note après l’autre, cristalline dans la résonance séparée
tout ce qui rend malheureux dans l’accord vu,
tout ce qui est impossible dans l’accord arpégé *
tout ce qui reste intraitable, absolument intraitable,

melodica melancholia : la voix du refus encore plus distinctement


* arpégé n'a pas de synonyme 

en outre : Accord arpégé et arpège ne sont pas synonymes : l'arpège s'exécute en jouant successivement les notes d'un accord (en les répétant éventuellement à plusieurs octaves) dans les 2 sens (ascendant et descendant), tandis que l'accord arpégé s'exécute seulement dans le sens ascendant ; celui-ci est marqué d'une barre perpendiculaire ondulée précédant l'accord, alors que pour l'arpège les notes sont écrites dans leur succession réelle.

en outre : Il y a des instruments sur lesquels on ne peut former un accord plein qu'en arpégeant ; tels sont le violon, le violoncelle, la viole, & tous ceux dont on joue avec l'archet ; car l'archet ne peut appuyer sur toutes les cordes à la fois.

en outre : Emploi métaphorique du verbe arpéger. Faire naître des sensations ou des sentiments.