pourquoi rien n’avançait.

Diotime faisait d’étranges découvertes sur la nature des grandes idées. 
Il apparaissait qu’elle vivait dans une grande époque, car cette époque était pleine de grandes idées ; 
mais on ne saurait croire à quel point il est difficile de donner corps à la plus grande, 
à la plus importante d’entre elles, du moment que toutes les conditions sont remplies pour y parvenir, 
sauf une : savoir de laquelle il s’agit.

Robert Musil, L’Homme sans qualités, 1930

À un moment de son existence, Y. avait tout mélangé, mais il se trouve que le monde était tout mélangé, et que seuls quelques-uns tentaient de lui donner une apparence d’ordre. Les gouvernements sont faits pour cela ; les ordonnances ; les systèmes d’éducation ; les dictionnaires ; et, depuis quelques décennies, la présentation des attraits marchands et des promesses politiques sous forme d’infographie sophistiquée.

La gourmandise des plus rebelles à l’égard des images organisées en réseaux de causalités avait de quoi laisser songeuse. Dès l’instant où une explication était tentée, le soulagement se peignait sur les visages, soulagement dû à l’espoir qu’un peu moins d’absurdité résulterait de ces savants tracés, un peu plus de réalité peut-être.
Le retournement opéré par l’interprétation (si l’on arrivait à formaliser des relations, alors ces relations existaient et pouvaient être crues) conduisait de façon flagrante à un excès de confiance qui endormait les consciences soumises à ces graphiques pointus et leur donnait tous les gages, toutes les apparences de vérités établies.

Plus personne ne savait plus rien ou pas grand-chose, et cela, Y. le percevait intuitivement, pourtant occupée qu’elle était à fusionner avec l’internet, impuissante à stopper le flux de ses pensées pauvres comme des chaussettes dont on voit la trame d’avoir été tant et tant portées.
Contrairement à Diotime, son époque, un siècle plus tard, n’était ni grande, ni pleine de grandes idées. Mais donner réalité à une idée plutôt qu’à une idée contraire constituait toujours une remarque valide. Seul le geste comptait : il était grand de donner réalité à une idée. Forte de cette découverte, Y. pouvait poursuivre son exploration des abîmes de l’Idée.

Mais le déroulement ? On s’inquiétait. Toujours pas de calendrier prévisionnel. Y. balayait la question, renvoyait l’objection. La vie s’était chargée, et se chargerait, de lui fournir un déroulement, une logique, en enchaînement de causalités conformes. À la fois au plan macroscopique, comme le réclamait l’Idée, et au plan microscopique, comme le supposait sa propre existence, avec ses aléas et ses déboires minuscules. Y. n’était pas crédule au point de penser que les deux plans coïncidaient.
C’est aussi pourquoi rien n’avançait, il faut bien le dire.

[mai 2017]


FRUITS DE MER / faute de mieux

[2003]

 

À part un couple d’Anglais d’âge mûr qui réclamait une disposition particulière de salle de bains par rapport à la chambre parentale, l’Agent Immobile avait rarement vu quelqu’un d’aussi bizarre qu’Orlove. À vingt-deux ans à peine révolus, il débutait dans ce métier de négocier des appartements, pour l’essentiel des petites surfaces toujours enjolivées par des adjectifs trompeurs : adorable, charmant, ravissant, magnifique, plaisant, splendide… Il aurait bien rajouté coruscant, qu’il venait de découvrir, mais c’était hors-contexte. Son boss n’était pas là pour faire de la littérature, juste vendre, tu vends et tu ramasses. Faut que ça rentre, vieux.

L’Agent Immobile s’était dit, c’est ça les boss, l’argent a remplacé le sexe, faut qu’ils mettent leurs pines quelque part, qu’ils les rentrent dans quelque chose d’autre plus fort que les muqueuses molles des femmes. L’argent, c’est plus fort que les sexes de femmes et même que les fruits de mer. En même temps, il n’avait pas franchement connu tant de boss. Il avait remarqué aussi que les boss parlent fort, haut, avec autorité et que si t’as pas une voix gravissime, ça le fait pas d’être boss. T’es boss que vieux et rauque. Rock t’es jeune, rauque t’es vieux, et tu domines, surtout tu domines.

Il l’avait parfaitement entendue parler de fruits de mer. Il en avait eu envie. Il n’avait pas les moyens de se payer des fruits de mer. Il n’en avait jamais mangé, ses parents étant contre à cause des microbes de la mer ; même avec le sel qui désinfecte, on ne sait jamais. Il aurait bien été avec elle, il ne pouvait pas le dire. Lui, il devait trouver lui un acheteur, puisqu’elle vendait.
Peut-être qu’une fois qu’il aura vendu cet appartement, le plus grand qu’il lui ait été donné de vendre, peut-être qu’il pourra manger des fruits de mer, peut-être qu’elle l’invitera ; peut-être qu’il aura assez d’argent pour prendre un plateau géant avec des crustacés inconnus.
L’idée des crustacés inconnus le tint un moment tandis qu’il se faisait un café déshydraté à l’eau chaude du robinet.

*

Quand l’Agent Immobile reçut Orlove, elle fut à nouveau en face de cette patience déjà remarquée, qu’il semblait manifester en toute occasion sans que son visage ne bouge, et à peine les yeux, même le corps, lourd, posé là comme une cave. La musculature de cet homme ne se déplaçait pas inutilement. Il restait là, quoi qu’il arrive.
Il déclara le prix, qu’en pensez-vous ?
Orlove était d’accord. C’était un prix de circonstances, compte tenu des prix de marché, du micro-marché, des événements récents et à venir, de la pondération du mètre carré, de l’orientation, et naturellement, de l’exposition.

L’Agent Immobile s’en voulait de la laisser partir, mais n’avait aucune idée de stratagème pour la retenir ; il regarda sa jupe et ses chaussures, puis à nouveau le bas de sa jupe, comme si l’aller-retour eût pu lui occasionner un brusque sursaut de la volonté. Mais non. Paralysé, l’Agent Immobile s’en voulait. Il avait pourtant calculé l’heure exprès, pour ouvrir une porte de sortie vers l’extérieur du cabinet, enchaîner comme ça se fait couramment sur un verre. La jupe était maintenant de dos, il dut lever les yeux et prononcer quelques mots : au revoir, bonne fin de journée. Il les prononça, habitué à mécaniquement prononcer ces mots.
Orlove avait pourtant pris tout son temps, s’était enfin résignée à pivoter sur ses talons et à offrir ce qu’elle ne savait pas être le spectacle préféré de l’Agent Immobile : ses mollets.
Sa jupe molle battant la lisière de ses mollets, Orlove sortit.
S’il savait ce qu’il voulait… Il tripota son stylo qui n’en demandait pas tant, le tourna, le roula entre ses doigts. Aucune expression ne se lisait sur son visage lisse ; on aurait dit qu’il avait l’intention de traverser sa vie dans un polochon.

L’Agent Immobile est agité de l’intérieur par cette idée d’huîtres. C’est une idée modeste, mais qui pour lui ne l’est pas. Il ne sait pas encore qu’il a toute sa vie devant lui, toute sa vie pour manger des huîtres. À vrai dire, c’est seulement maintenant qu’il se préoccupe d’huîtres. C’est une envie modeste, pas comme un scooter. L’avantage des huîtres, c’est qu’elles ne causent a priori pas d’accident, sauf l’intoxication alimentaire. Vérifier que l’huître est vivante, qu’elle palpite. Avant toute chose, vérifier certaines choses : les choses précèdent toujours la chose, l’Agent Immobile est bien placé pour le savoir.

Les mollets de la cliente, qu’il contourne et inspecte du regard, dont il lui arrive d’évaluer le diamètre sous ses draps quand il n’arrive pas à dormir la nuit, précèdent la chose qu’il ignore encore. Ce qui palpite est digne d’intérêt, mais l’Agent Immobile prend toujours soin que la palpitation ne se montre pas, car elle est signe de faiblesse.
Or l’homme n’est pas faible ; comme le singe, il protège sa tribu. Pour l’instant, l’Agent Immobile est un peu en panne de tribu à protéger, mais ça ne saurait tarder, sûrement.
Un jour, il devra manger des huîtres, voire s’intoxiquer, et protéger sa tribu. Il aura cette mission-là.

“une figue accompagnée d’Abondance saigne”

(…) Nous boycottons l’Espagne de Franco. Franco est un super-grand méchant. Nous n’allons jamais en vacances en Espagne. Le peuple va en Espagne, nous non. Nous en concluons que nous ne sommes pas le peuple. Et puis en Espagne il fait beaucoup trop chaud. Nous, nous montons vers le Nord, dans des montagnes fraîches et abruptes, tellement abruptes que nous devons descendre de voiture pour la pousser. Elle ne veut plus avancer, avec la roulotte qui la leste. Le chien ne descend pas, nous regarde pousser de la lunette arrière. Sans rire. Le chien ne rit pas, mais nous aide mentalement. Nous le sentons. Nous aimons beaucoup notre chien. Nous nous battons pour partager le coffre du break avec lui.

Nous lisons des albums des Pieds Nickelés, eux aussi trois, idem les neveux de Donald, trois. Donc nous considérons que trois est le chiffre normal des êtres humains miniatures : ils marchent par trois. Comme les Trois Petits Cochons que nous écoutons en boucle sur le tourne-disque à couvercle gris. Maison de paille, maison de bois, maison de pierre.
Autour de nous, les autres marchaient comme ils voulaient, nous c’était par trois. Il y avait des familles catholiques qui marchaient par sept, mais eux, ils faisaient des gosses. Nous, nous n’étions pas d’une famille qui fait des gosses. Nous étions autre chose. Il valait mieux faire moins de gosses et mieux les élever qu’en faire plein et mal les élever. Nous avions conscience d’être élevés. Nous étions des enfants d’élevage. Nous ne savions pas à vrai dire que nous étions des enfants. Les autres étaient des enfants.
Nous ? Nous étions une espèce d’êtres à part, ni enfants ni animaux. (…)

                                                                  l’eau et les murs x 3 (capture Instagram septembre-octobre 2023)

passer une éponge sur la table des sentiments

 

 

on entend les coups de feu
un sanglier blessé
traverse la route

………………………………………………………………………

des fois Zelensky a une voix
de personnage de dessin animé,
je sais, c’est mal

………………………

elle chante Poulailler poulailler poulailler
dans une video de cheveux
très rythmée

…………………………………………………

à défaut d’une idée
sur quoi que ce soit
acheter de l’ail et une salade

                           Espace Topographie de l’Art, exposition Contours du Réel / jour de performance, 2023.

 

 

POLITIQUE DU LIEN (nouvelle, 2009)

 

Bleu et jaune, uniforme.
Ça se passe pendant la guerre des Six-Jours, mais ici, en France.
Une histoire d’eau et d’ennui, vécue par une petite fille de 10 ans.
C’est difficile d’être. T’as pas de modèle. Mais il y en a qui font les mariolles.

 

– Non, je viens pas jouer, j’ai autre chose à faire…
Je fais semblant de suivre des fourmis, ça m’absorbe, je fais semblant de suivre la trajectoire de certaines fourmis. Je m’ennuie mortellement et je n’irai pas jouer avec eux. D’ailleurs ils veulent pas de moi, je vois pas pourquoi j’irais les rejoindre, ils sont très bien sans moi, il vaut mieux que je suive les très intéressants va-et-vient de ces fourmis. Mais combien de temps va durer la vie ? Combien de temps ? Aussi longtemps que mon séjour dans cet endroit où on m’oblige à mettre des socquettes alors qu’il fait une chaleur à crever, qu’on nous interdit de nous baigner alors que j’adore nager, parce qu’on ne sait jamais, nous pourrions attraper encore pire que l’esquisse de tuberculose qu’on a.
Les fourmis vont à la boulangerie, à la teinturerie, reviennent avec des provisions beaucoup plus grandes qu’elles, ressortent, forment des colonnes très organisées. Les fourmis déploient une force qui me paraît surnaturelle. Rien ne m’intéresse dans les fourmis. Le temps passe. Je ne sais plus comment le faire passer. J’ai dix ans et je m’ennuie mortellement dans une maison de repos pour tuberculeux incertains.
Ailleurs, c’est la guerre des Six-Jours.

La Côte d’Azur est magnifique, les arbres ploient sous les fleurs roses épanouies mais nous n’avons pas le droit de boire avant de commencer à manger, nous devons porter des chaussettes comme les pires des philosophes à Cerisy-la-Salle qui n’oublient jamais leur condition d’êtres pensants même sur le sable, nous ne devons jamais être habillés qu’en bleu et jaune, bleu marine pour le short, jaune vif pour le tee-shirt. Il y a déjà ces mots-là, vulgaires. Short. Tee-shirt.
Nous devons être habillés, nous ne devons pas être en maillot de bain. J’ai chaud et soif tout le temps. Si la vie se déroule toujours comme ça, je ne vois aucun intérêt à la poursuivre, et les colonies de fourmis, je sens déjà qu’elles me lassent.
À vrai dire, tout me lasse, rien ne va assez vite. Il faut patienter, nous sommes de petits patients en uniforme. J’ai déjà pas mal patienté, j’estime que j’ai déjà pas mal patienté, à la rentrée, j’entre en 6e, j’ai hâte, rien ne va assez vite, je fais du sur-place dans un endroit farci de contraintes, bardé d’ordres, sous un soleil de plomb, dans un cadre idyllique.
Je suis malade comme Nietzsche en Engadine, que je connais pas encore, mais pour lequel j’éprouve déjà beaucoup de sollicitude. Et surtout, je voudrais nager, s’il vous plaît, laissez-moi aller dans l’eau. Pourquoi on peut pas se baigner maintenant ? Le maintenant fait défaut, le maintenant est un mot inemployé, c’est toujours le après qui prévaut, le après est très prisé, ou bien le dans deux heures, comme l’année prochaine, ou on verra, variante, on verra si, on verra sous conditions.

Je n’ai à proprement parler aucune revendication précise, si ce n’est que les choses n’avancent pas assez vite. Je souffre de la solitude, atrocement, j’en suis réduite à parler aux fourmis, et personne ne vient me proposer de jouer en réalité. Je pense que j’ai pas les cheveux qu’il faut. On nous oblige à regarder l’horizon assis sur le sable avec les habits bleu et jaune. J’attrape mes jambes avec mes bras et je reste là, avec le bob sur la tête. On est en groupe et on doit faire des jeux. On est en rond. Rien n’a de sens. Je me demande ce que je fous là. Je suis une petite fille, mais j’ai pas les cheveux qu’il faut pour être une petite fille, rien n’est discipliné chez moi. Je suis frisée, aucune brosse n’y peut rien, je brosse, je brosse, je tire mes cheveux pour me faire deux malheureuses couettes qui veulent pas rester droites, qui font des tire-bouchon, que j’élastique péniblement, et j’ai mal au crâne.

Je ne sais pas ce que je suis, est-ce que des gens comme ça existent ? Je saute mais je suis maladroite, souvent je me fais mal, ou j’ai des ampoules aux pieds, ou je me rentre quelque chose dans les pieds, malgré les chaussettes et les tennis, encore un mot vulgaire. Les rochers en particulier, d’où peuvent surgir des animaux sinueux, sournois, péremptoires, sur lesquels je me tords les pieds, pourquoi les rochers existent ? Je n’arrive pas à comprendre comment je suis arrivée là, sur terre, puis sur ce morceau de terre près de la mer, dix ans plus tard. Je pose la question en secret aux fourmis, qui s’en foutent, je me demande si les fourmis pensent, je les regarde longtemps, mais j’aimerais qu’on m’appelle. Personne ne m’appelle jamais. Je regarde les fourmis pour rien, et pourtant je n’ai pas encore lu Barthes, ni éprouvé son usage de l’italique.

On doit me soigner. Le médecin de la médecine scolaire a diagnostiqué une primo-infection. Je sais ce que veut dire primo : première. Je le sais, j’ai suffisamment été première pour le savoir. Et disputé naguère la place de première à un Espagnol un peu gras et très gentil, Lopez. Mes poumons risquent d’être atteints, je dois aller prendre l’air dans un aerium. Je sais déjà qu’après l’aerium, il y a le preventorium, puis le sanatorium, dans un ordre de gravité croissant. Comme pour toute chose, il y a une gradation. La vie est simple, résumée comme ça. Mais il y a le bleu et le jaune, les sinueux, les autres, les ordres, l’ennui, l’ordre de marche, les chansons, ne pas se baigner avant deux heures. Et je ne suis pas différenciée, je sais toujours pas ce que je suis, ça commence à faire problème.
Je caresse l’idée du plus grave, du sanatorium, je trouve que ça fait plus riche, mais malheureusement je n’ai accès qu’au premier niveau du grave, c’est pourquoi j’atterris sur la Côte d’Azur, en short bleu et tee-shirt jaune, au lieu de la Suisse dans des chaises longues sous de grands châles grèges, comme dans La Montagne magique. Je suis dans une sorte de gravité légère, aérienne, une fausse gravité, une gravité d’opérette. Mais en même temps je dois rester là, alors ?

Le grave, c’est la différence, je cherche les différences. Ici, on ne veut pas les différences, tu dois être en bleu et jaune, tu dois ressembler à un personnage de bande dessinée, les garçons, les filles, on est dans le même trafic, on est un peu malade, mais pas très. On n’a pas tous les mêmes maladies ; cependant, le degré d’atteinte doit être sensiblement équivalent.
On nous donne les médicaments. Au top, on commence à manger. La cuillère est placée devant nous, mais on doit attendre le top départ pour la prendre. Si tu tends la main vers le duralex, c’est peine perdue, t’as soif mais tu peux pas boire. Il y a un ordre, sed lex. C’est pas l’ordre de l’école, c’est un ordre pire. Déjà l’école, c’est terrible, les sonneries, tu dois vivre avec les sonneries qui te vrillent les oreilles, te découpent la journée selon des morceaux de temps qui correspondent à rien, à rien du tout. Voire qui te font sursauter quand tu penses à autre chose. Oui mais t’es pas là pour penser à autre chose ni même à la chose qui n’est pas autre.

Dans mes rêves, je fais la brasse au-dessus de la cour de récréation, je la remonte comme un saumon, à environ un mètre cinquante au-dessus du sol, je nage au-dessus, je vois les filles et les garçons, la frontière de séparation vient juste d’être enlevée, l’espèce de grillage qui partageait les deux sexes en tabliers, les filles en bas, les garçons en haut ; je remonte la cour comme une gigantesque piscine. Je nage sans rencontrer aucun obstacle, mais toutefois en faisant l’effort nécessaire pour avancer comme si j’étais dans l’eau. L’air a la consistance de l’eau, sa densité, son volume, sa pression. Dès que je me mets en mouvement, je peux m’élancer, il suffit d’une légère poussée sur les pieds et je me mets à l’horizontale, puis j’avance en nageant dans l’air et je parcours ainsi l’espace au-dessus du goudron de la cour. Là, je suis à peu près sûre de ne pas m’écorcher les genoux, sauf décélération onirique brutale, ce qui ne devrait pas arriver. À un certain point je retombe doucement sur mes pieds et la vie continue comme si de rien n’était. Le matin en me réveillant, je ne sais jamais si j’ai rêvé ou si c’est vrai. Je mets mon tablier, mon cartable à dos en cuir gras orné d’une tête de cheval gravée, et j’y vais. Ça me pompe l’air mais j’y vais ; peut-être que c’est à force que ça me pompe l’air qu’on m’a envoyée en aerium, peut-être que je manquais d’air. Le reste du temps, je ne vole pas en l’air, je veux dire le reste du temps, je le passe assise.

Je ne sais jamais ce que je vais trouver dans la journée, la journée démarre toujours pareil, la journée qui va à l’école, c’est la même, le chemin, ceux qui sont autour, la maîtresse, nous sommes une palanquée de gosses divisés en classes, c’est classique, attendre, entrer deux par deux, s’asseoir à des bureaux doubles, tremper la plume dans l’encrier, écrire, et avant d’écrire, écouter. Je ne sais jamais ce que je vais trouver, pas dans le sens du déroulement des matières, mais dans le sens des histoires, de ce qui va m’arriver, il ne peut pas ne pas m’arriver quelque chose, de ce qu’il va falloir oublier, ravaler, minimiser, ne pas mettre au premier plan, re-régler pour qu’il n’y ait pas de restes, s’arranger avec ce qui s’est passé, s’arranger avec ma conscience, avec ce que j’ai fait ou dit.
C’est la dernière année en primaire et j’attends beaucoup de la suite. Grâce à l’aerium, l’année a été amputée de ses dernières semaines, il m’a sauvée de la fin de l’année, après c’est la 6e, après je ne ferai plus ce chemin, j’en ferai un autre, les gens ne seront plus les mêmes, en face de moi, il y aura plus d’adultes différents, je m’ennuierai peut-être moins, j’espère.

Ici, je ne vois pas bien ce que j’y fais, je ne souffre pas, j’ai chaud, j’ai soif, je respire, si c’est les poumons, normalement je devrais avoir du mal à respirer. J’apprends que je suis là, dans cette maison de repos au cas où ça prendrait des proportions dans les poumons, au cas où je n’arriverais plus à respirer. J’apprends le conditionnel en même temps qu’à m’ennuyer copieusement sous les bougainvillées opulentes, comme jamais. Je ne souhaite pas me reposer, et encore moins en bleu et jaune, quand déjà le temps qui me sépare de la vie adulte me paraît si long à combler. Je ne veux pas être régie par un ordre commun. Ici, l’ordre commun se redouble de l’uniforme. Qui prend un sens mystérieux. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi le bas en bleu et le haut en jaune. Pourquoi pas l’inverse ? Pourquoi pas rose et orange ? Pourquoi pas ce qu’on veut, des couleurs qu’on choisirait ? Il me semble que ça a un rapport avec le bleu de la mer et celui du ciel, avec le jaune du soleil et de certaines fleurs. C’est très trivial, on redouble la nature, on est des petits êtres naturels. On devrait respirer comme la nature nous a fait. Ou bien c’est pour la procession : défilant dans des petites rues des villes environnantes pour acheter des glaces, on nous repèrerait, comme des fourmis auxquelles on aurait mis des dossards.

La piscine de l’aerium, je la convoite, mais on n’a que le droit d’y entrer à mi-corps, ou bien, par précaution ultime, la profondeur de l’eau ne permet que d’avoir pied, comme si en plus d’être supposés malades, on était supposés ne pas savoir nager, alors-même que les dangers d’atteinte de nos corps ne sont pas écartés pour autant : outre les rochers, il y a nombre de guêpes et autres insectes volants. Avoir pied pour un nageur ou une nageuse – quand on nage, on n’a plus besoin de savoir ce qu’on est, mais la langue française n’a pas le neutre, comme nous a dit la maîtresse – est une hérésie.
Nous, en tant que nageurs confirmés, non seulement n’avons pas besoin d’avoir pied, mais avons besoin d’une grande quantité d’eau pour nous mouvoir sur et sous l’eau, nous en avons besoin pour expérimenter des apnées plus ou moins longues et pas forcément compétitives. Par exemple, lorsque je plonge, une certaine distance depuis le fond jusqu’à la surface nécessite que je m’abstienne de respirer, sinon je risque d’avaler de l’eau et de me noyer.

On nous protège, mais de cette protection je me méfie, comme si elle recélait une signification cachée. Dans cette maison, on doit à la fois se reposer et respecter un rythme établi par un règlement très certainement écrit si ce n’est dessiné, on prend toujours les enfants pour des incultes. Or moi, ce que je comprendrais mieux, si c’était une vraie maison de repos, c’est qu’on respecte le mien, de repos, sauf que j’ai pas envie de me reposer, et que me reposer n’a pas la même signification pour moi que pour eux. Mais on m’explique qu’on ne peut pas faire d’exception, par exemple si j’ai envie de me baigner avant les deux heures, dans ce temps où on m’oblige à regarder l’horizon en tee-shirt et short, assise avec d’autres, indifférenciés, petites fourmis métaphysiques, pour voir s’il arrive quelque chose de la mer, j’ai beau m’écarquiller les yeux, rien.
Cette bande de sable, de laquelle je suis prisonnière un temps indéterminé avant d’avoir l’autorisation de mettre mon corps à l’eau, cette bande de sable de laquelle je conserve systématiquement des grains collés sur les cuisses, isolés ou en pâtés, parfois chaude à en être bouillante, cette bande de sable représente très exactement l’attente, l’expectative, le lieu unique d’entre les décisions : au-devant, je ne peux pas fuir, mais j’ai la promesse délicieuse de nager, plonger, poissonner comme je veux ; me retournant, c’est la colonie du repos et ses règles de groupe, mais plus loin la possibilité d’une échappée sur les routes, loin.

Renfrognée sur ma frontière intérieure, la petite fille que je ne sais pas être sans me cogner inévitablement aux événements extérieurs, aux autres, au temps, qui n’a pas encore idée de Valéry, mais qui pense, néanmoins, à sa pensée, enfin, c’est pas qu’elle pense à sa pensée, c’est plutôt sa pensée qui la pense, qui la berce d’une infinie question, de savoir ce qu’elle fout là, toujours, entoure ses jambes repliées avec ses bras et tente de faire face à l’attente brûlante.
On s’en fout, dit Valéry. On s’en fout, dit la petite fille.

Charles Pennequin, Dans son dos (exposition Le livre pauvre, Prieuré St Cosme, 2022)

Fdf de 50 ans (éclairage / extinction)

22 juin 2007.
Nature morte.

Le rien ne se passe : figure obligée d’entre choses se passent ?
Entre choses se passent rien ne se passe.
Peu de choses cependant se passent réellement.

Des images appellent des images, c’est pourquoi je ne les aime pas beaucoup.
Un film ; des personnages ; des bruits de nature claire ; des bruits très bien imités ; des regards ; de l’amour.
Lady Chatterley. L’amour et puis. L’amour se regarde être l’amour.

Ça fait mal, ou pas. Ne pas sourire. L’amour dans le sérieux d’un regard.
Des bruits d’oiseaux, au fond, des vrais, là-bas dans le jardin.
Ou des faux, dans le film.
Enfilade de bruits d’oiseaux, enfilade d’oiseaux, petits oiseaux.
Bruits d’oiseaux de film ; nature de film ; personnages de film.

L’amant ne veut pas savoir si elle a aimé des hommes.
L’amant pose des questions.
Les questions arrivent très vite après les gémissements.
Un gémissement ne peut pas rester tel que.
Le temps des gémissements passe très vite, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps humains.
Ensuite la tendresse, etc. Affadissement, étreintes, douceur, perplexité.
Action ! Moteur. (Le moteur du fauteuil du mari handicapé).

Retour de la lutte des classes. Imaginer d’autre solution pour qu’il y ait autre chose que des dominants et des dominés ? pose-t-elle la question.
Il y a toujours eu des dominants et des dominés, répond-il.
Et ils se disputent, le moteur du mari et elle, lady C.
Depuis que le monde est monde, dit-il. Transformer le monde, dit-elle.
L’amour. L’amant. La vie dans l’interstice de la chuchoterie.

Je suis obligée d’aller au-delà des images, sinon elles me tuent.
Les images appellent des images en moi qui me terrassent, c’est pourquoi je dois les arrêter et éclairer les pièces de diverses manières, écrire, dilapider quelque énergie.
Je dois allumer certaines lumières et pas d’autres.
J’ai disposé de nombreuses lampes un peu partout, j’en éclaire certaines et pas d’autres. Puis je change.

L’amant répare le moteur du mari : scène incroyable.
L’amant dit : vous n’avez pas assez de puissance, alors que le mari s’obstine à.
Le mari veut humilier ; fort ; puissamment.
La femme et l’amant poussent la voiture du mari handicapé.
Je suis obligée de répéter les images, de les paraphraser.

Deux êtres se retrouvent dans la nuit.
Je n’avais jamais pensé que le jardinier était une figure idéale de l’amour. L’amour dans la terre, oui, dans les feuilles, dans les fourrés.

Rien d’essentiel ni de nécessaire ne vient.
Je ne suis pas inspirée mais traversée. Pas concentrée mais mélangée.
J’ai allumé ma terrasse, ça ne sert à rien, j’aime voir cet éclairage.
J’ai vaguement conscience d’aller contre les recommandations d’économie officielles.
La lumière composée par la diversité des sources lumineuses et le jeu des ombres et lumières, dans la pièce, dans le couloir, dans l’autre pièce, et dans leurs prolongements extérieurs, cette lumière générale m’enveloppe.

Quel est le sort de la pulsion une fois consommée un nombre incalculable de fois ? Ce qui fait le prix de l’attachement n’est-il pas le contrepoint de la pulsion, sa tuerie, son apaisement subit, son effacement, son extinction ?

J’éteins la terrasse ; il y a toujours une heure pour éteindre, où il faut éteindre.
Comme la pulsion : elle doit s’éteindre.
Le destin de la pulsion est de s’éteindre, soit parce qu’elle gêne, soit parce qu’elle fait peur, soit parce qu’elle menace l’ordre social.
C’est la nuit.
L’amour est en question un peu partout. De sa disparition il est question.

                                                                                 Laetitia de Chocqueuse, journal ”l’Emanticipation”, 2022