« faisceaux impitoyables des plafonniers » *

 

 

* Les lumières d’en bas, ai-je pensé, voilà la vraie différence. En Russie, elles n’existent pratiquement pas. (…), vous verrez partout les faisceaux impitoyables des plafonniers qui descendent d’en haut
et illuminent les fenêtres. Les plafonniers sont pratiques. Il suffit d’appuyer sur un bouton
pour que toute la pièce soit éclairée par la même luminosité uniforme et brutale. (…)
Les petites lumières d’en bas, en revanche sont peu commodes. Vous devez les allumer une par une et il en faut au moins trois ou quatre pour générer la même quantité de lumière. (…) crée une atmosphère propice à la conversation et à la lecture de vieux livres, (…) pièces douces (…) se raconter des contes de fée ;
un luxe que les Russes n’ont jamais pu se permettre.
extrait de Le mage du Kremlin, Giulano da Empoli, 2022

 

je cherchai quelque chose qui existe déjà
quelque chose qui se modifie parfois
je cherchai à la fois des mots

mais le temps siphonne les intentions

& d’autres possibles
rendus possibles par les distances
il fallait des conditions que je ne trouvai jamais

chercher n’est jamais trouver ou bien ?
ou bien trouver sans jamais chercher

le temps court sans alerte

quelque chose que je connais déjà
qui relève du familier y compris
dans l’exercice de l’irraison et des lumières

à nouveau du méconnu viendrait
recouvert des strates sans illusion
de la sinistre répétition

à haute densité le temps

 

Il paraît même, selon certains historiens, que, à cette époque, la lumière brûlait
toute la nuit dans les rues, toute la nuit il y avait des passants et des voitures.
Evgueni Zamiatine, Nous, 1920

 

sur le motif « comme à l’accoutumée… »

 

 

je fais ma gym au sol devant les volumes de l’Encyclopædia Universalis, qui, comme chacun sait, servent à maintenir la bibliothèque lorsqu’elle n’est pas fixée au mur.

je pense (à peine une pensée), quelqu’un en moi pense : et si j’écrivais un livre à partir d’un volume que j’ouvrirais, du mot que je trouverais, livre ouvert ?

je fais ma gym sans mes lunettes évidemment, autant dire que je n’y vois rien, le jeu est de tirer un volume au hasard, de l’ouvrir, de mettre alors seulement mes lunettes.

ce que je fais : un mot introduit toute la double page : Iran.

immédiatement pensé-je à nouveau (tant de pensée pour rien, quel gâchis) : nous y sommes (oui mais où ?), les missiles balistiques, la réplique attendue d’Israël.

Iran, je pense alors : ira, irae, la colère. pourquoi comment associer des trucs pareils ? des trucs ressurgis du néant du latin jadis appris ?

il se trouve cependant qu’il y a une collusion troublante entre le mot Iran et la signification du mot ira. je n’en tire aucune conclusion, prudemment.

je fais une photo de la double page 594-595 du volume 12 Inceste – Jean Paul, et puis rien. quelqu’un fera bien le travail à ma place.

ma paresse est immense, je m’y baigne, je m’en délecte, je suis reconnaissante au destin de m’avoir fabriquée si paresseuse.

mais quelqu’un se rebelle, quelqu’un voudrait toujours me faire travailler, écrire un livre, alors que je préfère tant écouter des chansonnettes et chantonner.

la musique sautillante et les ritournelles, les opérettes et toutes les formes mineures m’enchantent (cette phrase décrit pourtant une réalité fausse, ou stéréotypée).

la pensée divague, ce n’est pas bon pour le droit fil du sens. Michel Blanc vient de mourir et des tas de bruits pas blancs du tout circulent dans sa chanson.

 

 

si lointains, les textes > l’or des fous

 

 

d’abord très lointains, si éloignés
puis – si lointains – et l’amorce d’un dialogue
ou d’un soupir : si lointains…(soupir)

le cristal en formation qui forme un cube parfait
dans la nature existe : au moins une fois :
le cristal de pyrite, connu sous le nom d’or des fous

des milliards de pages et d’images :
on pourrait tout savoir, tout sur tout
classiquement et vainement (etc.)

tel un simulacre, tout texte
serait un or des fous, or cependant le tien :
celui que tu tiens et qui te tient.

© Augusta Lubitsch, linguiste anacoluthique zeugmatique,
possiblement orientée par la préface de R. Barthes à La vie de Rancé de Chateaubriand,
qu’elle cite excessivement : (…) seule l’écriture peut donner du sens à l’insignifiant ;
& : (Chateaubriand mesure son mal au fait qu’il peut désormais se citer).
& : Cette distance, établie par l’écriture, ne devrait avoir qu’un seul nom (…) : l’ironie.

          disparition progressive d’un syntagme figé sous envahissement de lichens, lettres attaquées

s’en tenir à la première impression

 

 

Il ne sert à rien de creuser le sens.
proverbe, Augusta Lubitsch

 

la contingence me contraignait
j’étais soumise aux contingences
et, de la sorte, je ne pouvais disposer de mon temps
comme je l’aurais voulu
        un jour une femme a dit, parce que j’avais envie de manger
        à l’heure du déjeuner : vous êtes soumise à la contingence, vous !
        c’était une femme de pouvoir, j’étais obligée d’attendre pour manger

 

 

la durée est une notion qui m’obsède
la durée durant laquelle on vit se modifie à vue, &,
considérant que l’oubli prend la place de choses
qu’on voudrait nommer, on n’a pas de solution
        il dit : où ai-je mis ma carte ? nous cherchons sa carte partout
        nous déclarons la carte perdue,
        la carte avait été transformée en marque-pages du livre offert

 

 

les humains ont très peu de consistance,
la consistance provient des rides et des yeux qui se plissent,
du rai de couleur qui trace horizontalement dans l’air
quelque chose d’étincelant, bleu
       son visage me faisait face au crépuscule, je l’écoutais parler,
       et non seulement mais aussi, regardais ce visage dont l’expression
       avait une consistance palpable, il disait : mais oui !

 

 

cet effet de la solution introuvable
peut être mâchonné sur le chemin
mille et mille fois : elle n’existe pas,
même à l’état de chewing-gum
         je me demande où le mot solution a-t-il été employé et à quelle date,
         dans le grand cahier noir ou bien dans l’ordinateur ?
         et pourquoi ce mot ? je dis tout haut : il n’y en a pas

« en fait, tout dépend de ta mort »

 

 

le temps que je meurs je le décide
j’ai mouru et renu rené
j’ai mouru un peu, je me suis arrêtée au bord de la route
c’est déjà trop long
je me suis
et j’ai mouru
il n’y a pas en face de mouru, vivu
pourtant j’ai vivu aussi bien

c’était sur ce trottoir, j’ai disparu
oui, il y avait bien soudain, cet adverbe inutile
il y avait mais dans un autre endroit
bref, à l’endroit de j’ai mouru
quelques arbres à papillons
j’ai senti une branche en me penchant
il n’y a pas de puis non plus, ni puis, ni ensuite

j’ai mouru parce que je l’ai voulu
mouru quelques instants
mouru un peu
mouru renu rené
ils m’ont demandé : mais la question de la renaissance ?
c’est une question ancienne
gênante aussi si on lui met une capitale
je ne veux penser à rien d’autre qu’à ça
au premier geste si vivant, sans retour nécessaire

la branche de l’arbre sentait l’odeur adéquate
il fallut encore laisser tomber les personnages, tous
aucun personnage ne devait rester
tous, même avec des yeux bleus des cheveux roux
rien ne devait rester
je dois pouvoir mourir un peu et
sans autre verbe mais pourtant

j’ai pris des notes sur le projet
en buvant une bière au soleil sur une chaise rouge
c’était mieux que de l’expliquer
et de devoir répondre à des questions sans réponse
j’ai repris mes notes sans ensuite ni soudain
il y eut un peu de marche en vain
et en effet j’ai disparu dans le trajet
qui menait au métro
puis j’ai pris le métro
j’avais mouru en sentant l’odeur d’un buddleia.

débarras du regard

 

 

c’est une idée née d’un mur et d’un arbre
plus précisément d’un mur en triangle
en ciment gris
(pourrait-il être autre chose que gris ?)

un mur deux fois « en » :
de son matériau
de sa forme
un mur n’est rien s’il n’est pas monté

et au fond un arbre en pointe
un cyprès très haut
et pas du tout si près
une pointe non triangulaire

une pointe comme un bonnet en pointe
un arbre masqué par le mur
dont on ne voit que la pointe
pourtant si haut

un mur monté ne veut rien dire
ne dira jamais rien qu’il ne veuille
un mur ne parle pas
même en ciment même en triangle

la trace ancienne d’un autre triangle
suppose et superpose une autre construction
la paupière se ferme
débarras du regard