ce moment où elle a pleuré

 

 

 

la lumière venant de la baie vitrée était si provençale
elle, dans son fauteuil roulant, regard noyé
lui à côté, sur un siège, amaigri, triste, ailleurs

décembre, ce dernier décembre
il n’en connaîtrait pas d’autre
mais personne ne le savait encore

décision était prise, il partirait à l’Ehpad
elle, n’avait pas besoin d’y aller,
son corps cassé sa tête entière

elle, n’avait pas besoin d’y aller
riff de jazz comme elle aimait
elle, n’avait pas besoin d’y aller

ce moment où elle a pleuré s’est écriée
mais je ne peux pas le laisser
je ne peux pas laisser mon homme

tous ces points d’exclamation tristes
qui n’existent pas, comment les dessiner ?
ce moment où elle qui ne pleure jamais, a pleuré.

alors elles ont ri

 

 

à la fin il y eut un petit rire, les bouches s’élargissant,
les dents se montrant, les yeux se rencontrant,
elles mirent le rire au diapason

°

elle a dit j’aime rentrer, même tout à l’heure,
je sais que je vais rentrer, j’aime rentrer chez moi,
ça va être bien, je le sais

°

l’autre la regarda et sourit,
une sorte d’exultation les traversa :
oui, rentrer est un plaisir qui n’est pas à négliger

°

et immédiatement un fou-rire de petites filles
les saisit, les deux qui ne se connaissaient pas,
et elles se séparèrent ; l’une partant, l’autre restant.

                                                                                                                                                                              Alberto G.

 

L’obstacle ou l’impasse. II.

 

 

que seraient-elles, hein ?
seraient-elles organisées, ordonnées, distribuées ?
et selon quel mode de l’éloignement (aurait dit Derrida dans une fausse citation* fanée comme un costume oublié) ?

les phrases
les phrases
les phrases les phrases ad libitum
les phrases qui se répètent
les phrases imaginées
les phrases ressassées
celles qui ne servent à rien
celles qui sont ravalées mais pas comme un mur
ou comme un mur : phrases peintes phrases décollées sur des affiches à la Villeglé

ou comme un mur
ou comme un mur
ou comme un murmure
comme le murmure de jamais le murmure de toujours
le murmure du ça
du ça va ça va pas du couci-couça

phrases à la va-vite à l’emporte-pièce
misérable liberté du faiseur de phrases
phrases empilées empoilées dépilées dépliées dé(ver)gondées, etc.

jamais ne suffiraient
le pourraient-elles
qu’elles ne le voudraient oh non, pas.

* contexte de la citation supposée (?) : « la question n’est pas tant de vivre ensemble,
que de savoir à quelle distance et selon quel mode de l’éloignement ».

Journées de l’École de la Cause Freudienne (ECF), 16 et 17 novembre 2024,
axes cliniques de la thématique

 

L’obstacle ou l’impasse.

 

 

quelle est la tristesse de la route ?
quelle est la tristesse du chemin ?

– gageons que cette question intéressera nos contemporains, dit le Chef
– gageons que les zones de caravaning sur la droite auront les mêmes caractéristiques que celles sur la gauche, précise l’Adjoint du Chef
– gageons que Francis Ponge saura reconnaître les choses de la tristesse, avance le Sage
– gageons qu’il existe encore quelques trouées pour bifurquer, renchérit la Chouette

– perdons-nous ! suggère l’Effrontée
– balayons devant chez nous, poursuit la Distraite
– balayons-nous nous-mêmes, assène le Pessimiste actif

quelle est la question dès lors qu’elle est subdivisée à l’horizon des subdivisions ?

– nous n’en dirons pas plus, rétorquent les Divisionnaires
– nous nous tairons, murmurent les Prudents
– nous nous soumettrons au silence, jurent les Obéissants

Il est question d’une statue de sel qui choit. De l’imaginaire.
D’une actrice qui parle un peu fort.
D’un sentiment indéfinissable devant une grande place déserte et pluvieuse.

D’absence totale d’inspiration.
Beaucoup moins de la répétition.
De brumes et d’humidité. D’humilité.

De variations sur la place déserte et désertée.
De sa lumière un peu brumeuse.
De ses décorations un peu pauvres.

Le fait de rentrer dans un espace où on a sa place.
Les places et les carrefours.
Les places et l’espace ouvert, où rien ne corrompt la vision.

Plus de brillant, que de l’imparfait, du brinquebalant.

[récitante : la Nostalgique]

« faisceaux impitoyables des plafonniers » *

 

 

* Les lumières d’en bas, ai-je pensé, voilà la vraie différence. En Russie, elles n’existent pratiquement pas. (…), vous verrez partout les faisceaux impitoyables des plafonniers qui descendent d’en haut
et illuminent les fenêtres. Les plafonniers sont pratiques. Il suffit d’appuyer sur un bouton
pour que toute la pièce soit éclairée par la même luminosité uniforme et brutale. (…)
Les petites lumières d’en bas, en revanche sont peu commodes. Vous devez les allumer une par une et il en faut au moins trois ou quatre pour générer la même quantité de lumière. (…) crée une atmosphère propice à la conversation et à la lecture de vieux livres, (…) pièces douces (…) se raconter des contes de fée ;
un luxe que les Russes n’ont jamais pu se permettre.
extrait de Le mage du Kremlin, Giulano da Empoli, 2022

 

je cherchai quelque chose qui existe déjà
quelque chose qui se modifie parfois
je cherchai à la fois des mots

mais le temps siphonne les intentions

& d’autres possibles
rendus possibles par les distances
il fallait des conditions que je ne trouvai jamais

chercher n’est jamais trouver ou bien ?
ou bien trouver sans jamais chercher

le temps court sans alerte

quelque chose que je connais déjà
qui relève du familier y compris
dans l’exercice de l’irraison et des lumières

à nouveau du méconnu viendrait
recouvert des strates sans illusion
de la sinistre répétition

à haute densité le temps

 

Il paraît même, selon certains historiens, que, à cette époque, la lumière brûlait
toute la nuit dans les rues, toute la nuit il y avait des passants et des voitures.
Evgueni Zamiatine, Nous, 1920

 

sur le motif « comme à l’accoutumée… »

 

 

je fais ma gym au sol devant les volumes de l’Encyclopædia Universalis, qui, comme chacun sait, servent à maintenir la bibliothèque lorsqu’elle n’est pas fixée au mur.

je pense (à peine une pensée), quelqu’un en moi pense : et si j’écrivais un livre à partir d’un volume que j’ouvrirais, du mot que je trouverais, livre ouvert ?

je fais ma gym sans mes lunettes évidemment, autant dire que je n’y vois rien, le jeu est de tirer un volume au hasard, de l’ouvrir, de mettre alors seulement mes lunettes.

ce que je fais : un mot introduit toute la double page : Iran.

immédiatement pensé-je à nouveau (tant de pensée pour rien, quel gâchis) : nous y sommes (oui mais où ?), les missiles balistiques, la réplique attendue d’Israël.

Iran, je pense alors : ira, irae, la colère. pourquoi comment associer des trucs pareils ? des trucs ressurgis du néant du latin jadis appris ?

il se trouve cependant qu’il y a une collusion troublante entre le mot Iran et la signification du mot ira. je n’en tire aucune conclusion, prudemment.

je fais une photo de la double page 594-595 du volume 12 Inceste – Jean Paul, et puis rien. quelqu’un fera bien le travail à ma place.

ma paresse est immense, je m’y baigne, je m’en délecte, je suis reconnaissante au destin de m’avoir fabriquée si paresseuse.

mais quelqu’un se rebelle, quelqu’un voudrait toujours me faire travailler, écrire un livre, alors que je préfère tant écouter des chansonnettes et chantonner.

la musique sautillante et les ritournelles, les opérettes et toutes les formes mineures m’enchantent (cette phrase décrit pourtant une réalité fausse, ou stéréotypée).

la pensée divague, ce n’est pas bon pour le droit fil du sens. Michel Blanc vient de mourir et des tas de bruits pas blancs du tout circulent dans sa chanson.