La deuxième guerre est loin.

texte exhumé des profondeurs par un ami lecteur, à haute voix
– écrit le 16 novembre 2002 –

 

La deuxième guerre est loin. Rien n’est plus nécessaire. Si je cherche ce qui est nécessaire, absolument nécessaire, je dois me rendre à l’évidence : rien ne l’est plus.
On dit encore la deuxième guerre, et pourtant c’est si loin. On a changé de siècle. C’était il y a une éternité : le froid, la collaboration, la neige. Il y eut beaucoup de neige durant l’occupation. Et des cris de poule, je n’y peux rien, oui, des cris de poule. Et des communistes.
Vue du XXIe siècle, la deuxième guerre, celle où il fallait mettre les majuscules :
         1, les a perdues ;
         2, a rendu tout très banal, la paix notamment.
La paix d’en haut, la paix du ciel chargé de nuages, couvercle bas de la brume brouillée, la paix du chaud et de la soupe, la paix des braves (encore des majuscules disparues). Je ne me ferais pas l’avocat de ces heures sombres, ni de la voix douce des infirmières qui servent à calmer les douleurs des blessés. Nous n’avons pas été blessés, à notre corps défendant. Point. Soyez froid et droit. Dormez bien, claque la porte et s’en va, remuant du popotin : à demain. Ah. Soupir flou du troufion.

La Grande Guerre à majuscules, depuis le 11 novembre 2002, nous en fêtons les derniers debout. Il risque de ne plus y avoir de couture au coin du feu ni reprisage de chaussettes avec l’oeuf en bois brut, ni. Nous attendons avec fièvre autre chose, nous ne savons pas quoi. Ce peut être glissant. Certaines choses ne reviendront plus, ne seront plus. C’est définitif. Certains vous disent : ah. D’autres : c’est l’enfance, ha ha ha, vous ne la reverrez pas de sitôt. Mais ne les croyez pas, ou croyez les, peu importe. Dépêchons-nous, accélérons, ne perdons pas de temps, vite, grouillons-nous, allez, magnez-vous, roulez devant.
Photographie à l’argentique, un instant d’éblouissement, les guêtres et leurs boutons étincelants, le rosissement des joues de la bonne, c’est fini, être uni pour la vie, le meilleur et le pire, la pièce montée, éblouissement, éblouissement.
De vieux enregistrements tournés à la manivelle et crachotants disques, grosses galettes, et l’aiguille, énorme, qui les raye, en fait surgir le son éraillé, grésillant. Chant des partisans. Perte de majuscules encore. Je regarde ceci comme derrière une palissade particulièrement hérissée d’échardes, et très gondolée. Ce siècle derrière a des odeurs de foin, je me demande bien pourquoi. Et de Grand Meaulnes.

Une douce voix de femme à châle vieux rose, comme il y en a partout dès l’évocation de la guerre, ouvre la porte à un type rustaud à moustaches, comme ils en ont tous eues, de l’autre côté de la palissade. Puis le ton monte, puis la femme gifle le type. On a beau être au courant, c’est toujours assez agréable et fameux, comme la soupe qui mitonne sur le fourneau, cet attendu de la scène domestique supposément éternel qui n’existe plus nulle part.
On ne verra plus cela, plus jamais. Enfin, qui l’a déjà vu, qui l’a jamais vu, qui l’a cependant vu, qui l’a parfois vu, qui l’a absolument ?…
Il s’agit de répéter ce qui est répétable, dans la limite où ça l’est, avec une grande économie de moyens, des gestes de plus en plus resserrés, des mots de plus en plus indigents, des dispositifs scéniques de plus en plus elliptiques.

De l’autre côté de la palissade, vous avez le chien, par exemple, prenons cet exemple. Il hurle à la mort, ou bien s’envoie un kilo de viande fraîche derrière le gousset (c’est un gros chien). Il attend son maître, car les choses sont en ordre. Le maître a entretemps rencontré la villageoise qu’il préfère, celle à qui il donne son linge à laver peut-être, l’a lutinée, un peu, puis s’en est venu s’occuper du chien. A force de persévérance, un jour, ils auront un voire deux enfant(s).
Ce n’est pas suffisamment pertinent. Il y faut aussi de l’accordéon et quelques morceaux de crépon au vent du crépuscule, une maison et du crépi beige. Parce qu’il ne fallait pas s’attirer les foudres de certains dieux anciens, ou récents, les mariés sacrifiaient à quelques rituels, dont celui du seuil de la maison patricienne. Soigneusement étudiés par les savants de l’après-guerre, qui n’avaient plus grand-chose d’autre à faire qu’à s’entre-regarder, ceux-ci rendirent peu à peu tous leurs secrets. N’ayant plus de secrets, ils n’avaient plus de raison d’être. Ils disparurent donc. On cessa non seulement les rituels, mais aussi de se marier. Non, il ne fallait plus regarder en arrière. De toutes façons, la palissade nous bouchait l’accès au rétroviseur du temps.

La jonquille se cueillait à une certaine saison. Généralement accompagnée de cris d’oiseaux spécifiques, elle se ployait gracieusement, émettait un petit cri de souffrance et prenait sagement place dans un bouquet champêtre. Au même tempo, mais pas à la même saison, vous avez le champignon. Etc. Le catalogue des choses trouvables telles que dans la nature existe quelque part derrière la palissade, www.nature.org. Il est bon de s’y référer pour la confection de l’omelette aux cèpes (partie recettes de Nanou). Ne pas s’y laisser prendre cependant. Ne se laisser prendre en général à rien.
Aller aux champignons comme aller cueillir des jonquilles revenait à passer du temps, à se baisser par intermittences près de la terre, la sentir au passage (recommandé par les meilleurs auteurs), et échanger des considérations plus ou moins banales, si possible le plus. C’était furieusement mode, bien que le mot s’appliquât à une toute autre réalité à l’époque : aller chercher de quoi améliorer son ordinaire. Toutes sortes d’autres choses étaient également trouvables, comme nous l’avons dit, oui, des choses triviales et accommodables.
Le plaisir était entier, immense, palpable. De ce plaisir, nous en avons des preuves, des millions de cartes postales collectionnées par des millions de collectionneurs qui ne savent pas pourquoi ils les gardent, pourquoi ils ne s’en séparent pas, écrites ou vierges, et qui parfois les échangent fébrilement au cours d’une rencontre de collectionneurs.

Ceci a aussi été observé. Parfois jusqu’à la tombée de la nuit.

                                                                                             Alix Boillot, Grace, image extraite d’une video, 2024

 

 

(de la tanière, titre précédent)

 

 

les bâtisseurs détiennent une partie de la vérité
parce qu’ils savent où poser les pierres

 

j’ai tué l’écriture
de temps à autre je la tue

l’empreinte durable du temps
quand elle disparaît
quelque chose défile : ”le paysage”

théoriser l’à peine écrit
comme expression possiblement plus juste de
”écrire & ne pas écrire”

comme sa différence, sa soustraction :

écrire

ne pas écrire
________________

= l’à peine écrit

l’à peine écrit :
régime de possibilité de l’écriture
ne rien en savoir pendant
ne rien y comprendre après

la chair du monde est dans le monde
pas la peine de l’écrire

[exemple d’à peine écrit : intitulé huître, palimpseste ]

                                                                                                                        quinzaine de poules en quête d’ombre

[NOUS, CHOUX, GENOUX]

 

 

Nous avons du mal. Je le dis parce que nous avons du mal. Je le dis parce que c’est vrai, mais surtout parce que nous avons du mal et qu’il faut le dire. Plus exactement parce que je dois le dire, alors je le dis, deux points, nous avons du mal.

De dire que nous avons du mal ne présuppose en rien pourquoi. Je pourrais dire pourquoi, mais ce serait déjà compliqué, déjà entrer dans un niveau de complication du sens. Je pourrais dire pourquoi mais ça s’enfuit. Nous avons du mal parce que nous sommes nés.

Je dis nous parce que nous sommes plusieurs, et, bien que je ne sache pas exactement si le mal que nous avons est identiquement le même, je dis nous. Je ne peux pas savoir mais je dis nous, parce que nous ne pouvons pas parler en même temps, pas parler exactement en même temps.

Nous avons du mal, c’est vrai. Nous ne complotons pas pour avoir du mal, nous l’avons. Nous avons du mal, on pourrait dire, à être ; nous pouvons le dire, avec précautions, et d’autant plus que ça ne se voit pas. Nous avons du mal mais ça ne se voit pas.
Ni vu ni connu, nous avons du mal.

A être, parce que nous sommes nés, nous avons du mal. Dit comme ça, c’est opaque. Dit comme ça, ça reste dans un coin, abandonné, un peu piteux. Bancal. Pourtant, nous avons du mal n’est pas seulement une phrase, mais : quelque chose que nous ressentons.
Aussitôt dit, aussitôt fui.

Nous nous coagulons parfois, comme des cellules-souches, tentant de vérifier si le mal que nous avons se ressemble ou non. La coagulation n’est pas une solution, nous le savons. Nous voulons, nous tentons de vérifier si du mal que nous avons, se ressemble.

Nous cherchons les mots qui peuvent dire Nous avons du mal. Mais ils sont déjà là, déjà dits, il n’y en a pas d’autres. Nous cherchons un éclairage pour Nous avons du mal. Et c’est même épuisant de chercher parce que c’est dit mais qu’il faut le dire mieux : ce n’est pas qu’il faut le dire, mais il faut quand même le dire, même sans il faut.
Le dire avec insouciance ; ce sera impossible. L’insouciance ne sied pas à Nous avons du mal.

Nous avons du mal pourrait ressembler à une respiration coupée, c’est souvent le cas. Mais il est évanescent. La caractéristique de ce mal que nous avons est sa fugacité, son caractère fuyant. Nous pouvons difficilement mettre la main dessus, d’autant plus qu’il est fugace.

Nous qui aimons la précision, nous avons du mal : les mots manquent, à l’évidence.

(écrit le 2 mai 2014,
déposé sur facebook le 7 juin 2014,
retrouvé le 7 juin 2025)

Mathilde Hess, Pages, 2025, installation de dessins, encre sur papier, six bandes de 30 cm sur 25 mètres (Chapelle St Jacques, Vendôme)

corps sans pesanteur ni lieu

 

 

 

enveloppe peau flottement
comme vêtu sans vêture
corps spatialisé
besoin de le vouloir
besoin de corps le vouloir
besoin de vouloir être
& si être

ce silence de l’enveloppe
ténue l’enveloppe
à peine un voile
à peine une minimale caresse
de l’air

l’air enveloppe corps
corps n’est plus allongé
corps flotte
n’a plus de pesanteur
aucune

Gabriele Münter, Échafaudage, 1930

des chaussures en crocodile /

 

 

talons en biseau pas très hauts
relativement carrés
empeigne montante
lacet courtement serré
seulement un croisement sur la cheville
larges écailles marron brillant
forme très en pointe
poulaines possibles du chevalier

la légère sueur poudreuse
émise par la peau du crocodile
aux pliures des pieds
la crème fine qu’il fallait étaler
sur la peau pour la soigner
avec une chamoisine douce
idéalement les embauchoirs
en bois de cèdre avant remisage

le nom oublié puis revenu
toujours sans le chercher
revenu sous forme d’eurêka
avec à sa traîne
l’ambiance d’un carrefour
où chaque samedi
une femme léchait des vitrines
avec à sa traîne robes et parfums…

déplacée enfouie [Schadenfreude]

 

 

le souvenir a disparu, ne reste que le souvenir du souvenir
il s’agit non pas de quelqu’un d’autre, mais d’un autre état du quelqu’un,
quelque chose s’est perdu
mais quelque chose s’est perdu

de dos tu es athlétique
quelque chose s’est perdu
quelque chose s’est perdu, mais ça ne date pas d’hier

le souvenir a disparu, ne reste que le souvenir du souvenir
qui est derrière la vitre ?
examiner les idées banales

trois morts sont apparus dans le même plan
comment aborder ce personnage
une femme conduit, s’arrête, repart près du lac, près des montagnes /
on connaît des trous des gens, des trous dans le tissu de leur histoire

de la chantilly là où seule la meringue était proposée
un épais brouillard est tombé sur le coin
ce micro-couteau suisse incluant un ciseau
la mer n’est pas que la mer
se laisser aspirer par cette atmosphère transcendentale
se laisser aspirer par l’aspiration-même
avoir du violoncelle dans les oreilles sur son lit de mort

bonjour, puis : quoi de neuf ?

                                                         Cité internationale de la langue française, Villers-Cotterêts