– – – ”les petites douleurs”

 

 

je maintiens l’attention
si les mots sont éloignés
il faut m’en rapprocher
les mots sont la substance
les mots durs
les mots densité

 

je maintiens l’attention
lente comme un éléphant
je fais attention
aux autrefois surnuméraires
je maintiens l’attention
malgré les bulles de savon

 

les mots si éloignés je les siffle
ça ne marche jamais
ils me lassent
voir le mouvement ample
du bras semant
encore une fois seulement.

Tout l’Univers, n° 153, du 23 au 30 septembre 1964, détail de la couverture : ”un ingénieur en électronique contrôlant le lancement d’une fusée”.

à la fin du feu craquant

 

 

tous les enfants en scène s’il vous plaît
tous les enfants en scène merci
il y faut des points d’exclamation
et des pas chassés
des ternaires appuyés
filles vers garçons deux par deux

de flammes sans air
feu craquant

flammèches s’élancent
ce sont les circonstances
qui font les ardeurs dégringolées
les souffles longs les aspirations

tout ce qui s’embrase s’élève et accélère et cède
entendre le final de l’opérette
leurs sourires choraux satisfaits
le bousculement symphonique
pour que la fin soit fin consumée
à la fin du feu craquant…[Da Capo al Coda]

– considérations énervées sur le feu –
le feu a besoin du petit secret mais avant d’en arriver là,
il lui faut de l’air, beaucoup d’air, il a besoin de verticalité et de rondeur
mais surtout de séparation
il faut qu’il puisse s’exprimer, qu’il ne soit pas étouffé
sinon il fume, rageusement, il fume et enfume

le petit secret c’est tout au bout quand il a brûlé.

Peinture de Nikolai Makarov, Museum der Stille, Berlin

ce qui est éprouvé, non ? et pas fini –

 

 

(…) avec le teint jaunâtre et bilieux du Malais,
émaillé ou plaqué d’acajou par l’air marin,(…)
Thomas de Quincey, Confessions d’un mangeur d’opium

(glissade sur description, passage glissé)

lisant l’hiver enfoncée dans le canapé
l’exacte sensation de glissade sur les descriptions
de l’enfance lisant et lisant tout en glissant
déjà glissé plus loin toujours plus loin
sur les descriptions long toboggan longue glisse
et revenir deux pages en arrière
glissantes glissando glissant
tous les livres toutes les pages
toutes les pages encore tous les livres
sur la table en attente tous les livres
sur lesquels glissent les yeux se tournent les pages

et son corps cambré dans une attitude d’indépendance

glissade glissade
page tournée phrase d’avant phrase d’après
passage omis paragraphe glissé

On ne pouvait imaginer tableau plus frappant
que le contraste offert par le beau visage anglais de la jeune fille,
sa blondeur exquise —————
et son corps cambré dans une attitude d’indépendance,
—————— avec le teint jaunâtre et bilieux du Malais,
émaillé ou plaqué d’acajou par l’air marin,

glissade d’hiver sur canapé enfoncée
de l’enfance l’exacte sensation
de la glissade glissando glissante répétée
dans le fond des phrases, grisante glissade
au fond du lire sur ses pentes accélérées
jusqu’au point même du point ——————
ses petits yeux farouches et inquiets,
ses lèvres minces, ses gestes serviles et ses révérences.

                             

  Jusepe de Ribera, Une chauve-souris et deux oreilles, vers 1620-1623.
Inscription ”Fulget semper virtus” (La vertu brille éternellement).

si lointains, les textes > l’or des fous

 

 

d’abord très lointains, si éloignés
puis – si lointains – et l’amorce d’un dialogue
ou d’un soupir : si lointains…(soupir)

le cristal en formation qui forme un cube parfait
dans la nature existe : au moins une fois :
le cristal de pyrite, connu sous le nom d’or des fous

des milliards de pages et d’images :
on pourrait tout savoir, tout sur tout
classiquement et vainement (etc.)

tel un simulacre, tout texte
serait un or des fous, or cependant le tien :
celui que tu tiens et qui te tient.

© Augusta Lubitsch, linguiste anacoluthique zeugmatique,
possiblement orientée par la préface de R. Barthes à La vie de Rancé de Chateaubriand,
qu’elle cite excessivement : (…) seule l’écriture peut donner du sens à l’insignifiant ;
& : (Chateaubriand mesure son mal au fait qu’il peut désormais se citer).
& : Cette distance, établie par l’écriture, ne devrait avoir qu’un seul nom (…) : l’ironie.

          disparition progressive d’un syntagme figé sous envahissement de lichens, lettres attaquées

(…) augure toujours d’un ressaut *

 

* Au fig. Regain subit. Il répondit avec hauteur qu’on n’aurait garde de le toucher.
Dernier ressaut de sa folie !
(Tharaud, La tragédie de Ravaillac, 1913, p. 248)

 

didactique du point mort
observation silencieuse
temps domestique
précipité d’intentions

par le fond des rivières
longues laisses cristallines
de galets léchés
une installation s’imaginait

scène figée
eau emprisonnée sous plexiglas
une barre oblique s’appliqua
à l’ensemble du système

enfin s’emporteraient
les humeurs 1913
par flots choisis
loin des faussetés d’ici

 

* Loc., pop., arg. Être en ressaut. Être en colère. Se mettre, se foutre à ressaut/au ressaut.
Se mettre en colère. Il y a un paragraphe de ma lettre uniquement destiné à te faire mettre au ressaut ! (Alain-Fournier, Corresp. [avec Rivière], 1913, p. 337).

Totem urbain, Épinal Cité de l’Image, détail, août 2024

 

holophrase diététique

 

elle occupe le centre de l’assiette
c’est une patate cuite oblongue
une certitude offerte

d’une part

et d’autre part la silhouette dansante
d’un surfeur blond corps latexé de bleu
remontant le chemin chevilles dorées
sa planche sous le bras

dansant autant que la patate
est immobile et rassurante

/ comme les bancs dont il faudrait
élaborer une politique du regard
ponctuant chaque occasion
de possibilité d’un spectacle /

si les bancs aussi rassurants
que la patate au milieu de l’assiette
qui n’attend rien de rien
que d’être
et encore comment en être sûr
de la part d’un féculent si lent ?

si les bancs aussi immobiles
que rassurants contiennent
des corps contigus
c’est qu’ils suivent des yeux
le surfeur blond dansant 

le fantasme de l’immobilité dernière
s’écraserait telle la patate
en purée définitive

sur la grâce en mouvement
de ses pieds nus sur le bitume.

                                                                                      Pablo Picasso, Tête de femme, 1924