ne manque rien

 

 

 

le silence

Pessoa (re)

face au vide plein

théorie du gâchis, de l’en-dessous

& peu d’atermoiements

à se dire quelque chose

si tant est que

 

assise sur le bord de son lit
l’actrice se remémore les scènes
sur lesquelles elle parut il y a si longtemps
– dans sa bibliothèque un rayon Mélancolie

 

du bout de son pied nu elle déplace
quelques grains de poussière
s’émeut d’un rayon transperçant le gris
et d’un gros oiseau parcourant le pré

 

il y a toujours une fenêtre
depuis laquelle observer
la fusion de l’air et de l’esprit.

les mots dorment quelque part

 

 

 

il est 8h22 comme il est courant qu’il soit une heure et pas une autre

depuis 8h02 quelques minutes sont passées, vingt exactement

depuis 9h22 qu’il n’est pas encore, d’autres minutes attendent

il est 9h20 mais déjà plus

 

ils sont trois dont un crayon gris glissé entre deux pages

les deux autres, un noir et un rouge, délivrent de l’encre

le noir sert à griffonner sur le rouge

le rouge barre souvent le noir

bref c’est la bagarre sur la page de bloc

sur un plateau, un gris d’encre repose sur son bouton-poussoir

lassé d’attendre qu’une main le prenne

son encre trop pâle ne séduit plus,

trop sympathique pour être honnête

 

entre les deux pages du cahier le crayon gris a tracé

je n’y comprends toujours rien mais je peux lire

c’est un livre avec des images en noir et blanc

un livre dont les mots dorment quelque part…

 

 

 

grammaire au jardin (à défaut)

 

elle photographie des chaises vides
leurs couleurs sur l’herbe etc.

elle aurait été dans l’amour l’amour
ses pieds dans des sandales mouillées ?

*

l’orage a tout nettoyé
le piano ruisselle de Brahms
j’arrache des touffes
les ongles noirs de terre
je coupe des roses
je regarde les agapanthes
j’aperçois les fraises
je médite sur la couleur des hortensias
je marche dans le jardin
il n’y a personne autour
je n’aime ni les gens lents
ni les gens rapides
je n’aimais pas la terre
je n’aimais pas les fleurs
les ongles noirs de terre
je me penche & pense à la figure
de celui que l’esprit a déserté

le moment est rapide
le soleil n’a pas encore tout envahi
je fais des courants d’air partout
je ne regarde presque rien
je pense et ne pense plus
le piano ruisselle de Ravel

• les oiseaux méritent une ligne à part •

 

 

“C’est une maladie”, dit-elle.

 

il y eut une réponse, deux, plusieurs, plein,
comme il y avait des livres, des livres par centaines
dans des cartons,
et puis les mots n’eurent plus aucune résonance
puisqu’ils se perdirent dans la poussière des pages
tournées par des doigts avides

Un homme va sur ses trente ans, on n’en continue pas moins à le trouver jeune.
Ingeborg Bachmann, La trentième année, 1961.

j’en ai marre ! c’est pour ça qu’il y a tous ces cartons
faut que je m’en débarrasse, de tous ces livres,
c’est aussi ce que je me dis, pourquoi continuer à en acheter ?!
c’est une maladie,
mais que ces mots sont beaux !
or, dès qu’un nuage passe, ils s’ombrent de rien…

L’habitude se reconnaît dans un circuit mental rapide et paresseux.
Georges Lambrichs, Une confidence, in Pente douce, 1972.

j’en prends deux c’est déjà ça !
trois, quatre, tout ce que vous voulez,
c’est pourquoi je les mets à un euro, il faut que je m’en débarrasse
oui, mais il faut… oui, je vous ce que voulez dire, il faut…
de la place ! de la place !
il y a beaucoup de L.H., non ? oui c’était sa bibliothèque…

Bien ! Je voulais écrire mon livre et je disposai ma vie pour ce faire.
Eduard von Keyserling, Une expérience amoureuse, 3 août 1900
(Trad. de l’allemand par J. Chambon).

“papa se meurt”

la mort est une mort est sa mort est la mienne
des autres rien (fumée)



pour dire, il faut de la matière,
pour donner de la matière : des rubans,
des rubans de parole 


papa se meurt peut être dit si on a la matière

la mort ne choisit pas son moment
la mort arrive et parfois
elle est dite comme arrivant 
et même par le vivant, l’encore vivant :
sa mort le frôle, l’enjôle, le sollicite

la mort s’annonce, met les pieds dans le plat
que le vivant ne mange plus
parce qu’il n’a plus faim,
qu’il pense mourir

il faut bien mourir un jour, 
disent-ils distraitement

la mort arrive dans le corps, dans la parole
dans le corps transporté par la parole,
dans la parole d’un corps décharné
papa se meurt est une terreur dite

sa mort les concerne, les enfants,
la mort du père est un lieu commun,
ils la mettent au pot commun,
papa n’est pas mort, pas encore,
on ne sait pas ce que ça ferait, 
le mot moins l’r dans le mot

pour l’instant papa se meurt
et c’est bien suffisant pour les enfants
                                                      Zao Wou Ki, vitrail au Prieuré Saint Cosme – Demeure de Ronsard, 2010

[ne produis plus de discours]

pense cuisine comme texte, arrive très vite à “faire”

cuisine pourrait être un livre
qui ne parlerait évidemment pas de cuisine
mais de
“faire”
or il est impossible de parler de faire
donc il ne parlerait de rien
parce qu’un livre ne parle pas

le faire est le roc de la nécessité
comme il doit l’être lorsque le danger guette

de face, bien tenu sur [ses] jambes
en position de combat
poings en avant
tête & mâchoire hautes

et alors plus aucun livre ne tient
la phrase est oubliée
sans cesse oubliée

la route se déploie
dans les plaines et sur les plateaux
géographie fuyante de la langue
volant maintenu
faute de quoi double tonneau
au ravin des idées tièdes

à l’arrêt : cuisine comme texte etc.

 époque soviétique (réminiscence de kolkhoze)