Ce crépuscule qui n’est déjà plus.

 

 

 

Les gens ont envie d’être aimés : ça commencerait comme ça.
Ce serait un truc facile, de début de crépuscule entre deux saisons.
Un truc qu’on ne réfléchit pas.
On a oublié le passé, on se demande même s’il a existé.
On écoute du jazz et on baille ; c’est le soir ; l’heure bleue dépassée.
 On ajoute “désormais”. Et le piano et la flûte. Ou un autre instrument à vent. On n’est pas sectaire.

Puis ça ralentit. Forcément. Avant de s’éteindre tout à fait.
Enfin, on n’en est pas là, rien n’est encore éteint.
Mais on ne peut s’empêcher d’anticiper, ça nous perdra.

Charlie Mingus à la fin des années 50. Ce crépuscule qui n’est déjà plus.
On se demande. Non, rien.

On rêve de la transparence absolue. Tout serait juste.
La note juste, celle après laquelle on court, et en attendant, on en fait des fausses.
En attendant, mais on n’attend plus rien.

Mais oui, les gens ont envie d’être aimés, c’est sûr.
Au crépuscule : pour faire joli. Il n’y a pas que le crépuscule dans la vie.
Il y a la vie ; et le crépuscule.

On a mangé de l’andouille et pris plaisir à détacher la peau des tranches.
 On ne va quand même pas manger le boyau qui entoure l’andouille.
 On ne se souvient plus du nom de l’andouille, mais elle se marie bien avec la bière.
On serait presque attendri d’avoir une pensée aussi plate.

Et bientôt, on ne se souvient plus du tout de pourquoi les gens ont envie d’être aimés.
Parce qu’il n’y a pas de pourquoi.

Ils tendent leur petit museau et attendent les croquettes, les gens.

[1er mars 2021]

 

bonus inédit de L’homme en bleu

 

 

Un jour ils ont mangé ensemble dans une grande ville de province. Enfin, un soir, dans une rue piétonne. Ça a quelque chose d’anodin, la rue piétonne, et pourtant, ça peut être très agressif. On s’imagine les piétons pensifs devant les cartes de restaurants, les lumières douces, les corps se frôlant, avec ou sans intentions. Pourtant. Toutes les haines accumulées entre les êtres proches pourraient faire fonctionner toutes les ampoules des vieilles villes durant des siècles.
Bref, ils se sont attablés, eux aussi, dans les lumières douces, en terrasse, avec beaucoup de politesse, s’apprêtant à passer un bon moment. Et déguster les spécialités locales, comme il se doit, ce qu’il ne faut jamais faire en pleine lumière, soit dit en passant.

Leur conversation, comme fréquemment conversation entre un homme et une femme, avait mis l’amour, quelque part entre l’entrée et la spécialité locale, sous la forme d’un panégyrique de la monogamie. L’homme en bleu en guidait le cours, détenant une certitude affirmée, pratiquement suprématiste, sur l’inutilité de chercher plus loin ce que l’on avait chez soi. La perspective de la femme en animal domestique à laquelle l’homme vouerait un culte définitif n’était pas sans lui déplaire, bien qu’un tout petit peu mortifère.

[brouillon inutilisé de L’homme en bleu,
lu à la galerie Olivier Nouvellet le 5 janvier 2023,
lors de la signature du livre, avec exposition
des dessins originaux de Laurence Garnesson
– voir page :: et ailleurs ::
]

 

4 “à l’instant” du 16 novembre 2012

 

 

ce grand moment de libération
ce grand moment
ce moment
à propos duquel
à propos duquel je dis quelque chose
à propos duquel je m’interroge
à propos duquel je garde une circonspection
ce grand moment de libération
certain mais pas sûr
ce moment-là
à ce moment-là
s’effectue une danse particulière
du signifiant,
une danse du moment
une danse à propos de laquelle
le moment se ramasse
en une volute de sens
à ce moment du moment
la libération est effective mais pas sûre

 

****

 

y a un truc faut qu’j’y aille
faut que j’y aille chuis pressé
y a un truc faut qu’j’y aille
là tout d’suite tout d’suite
ça peut pas attendre
rien peut attendre
rien attend faut qu’j’y aille
faut qu’je
faut qu’je
faut’qu’j’y aille y a un truc
c’est là c’est là c’est là
c’est là c’est un truc
c’est un truc’faut’qu
c’est une course de trait
un cheval de trait
un trait de couleur
un trait comme un truc
que faut qu’j’y aille qui jaillit
du jadis
que je creuse, malheureux

 

****

 

oui mais si mais si
oui mais ne pas si
oui mais parce que si
oui mais s’il faut toujours faut-il
faut-il en croire
faut-il en savoir
faut-il en comprendre
oui mais non parce que si
prendre avec si oui, oui, avec si,
s’y prendre avec si, faut-il ne pas comprendre
si rétréci si rétréci qu’il faille
ne pas comprendre
mais si mais oui

 

****

 

bah il a fallu s’extraire
des caractères
des cuissons
des problèmes
des poussières
s’extraire des nécessités c’est très compliqué
s’extraire des dedans
s’extraire des compliqués
des piqués des piquants
s’extraire du revenu revenu
s’extraire des issues
des issues cuites
des issues recuites
des cuissons des problèmes
des poussières des prétextes
bah il a fallu s’extraire des

waiting for my man
s’extraire des waiting
s’extraire des issues sues
des issues sues et puis et puis
des caractères des problèmes
des cuissons des poussières
des prétextes des revenus
des cuissons : il a fallu, bah

[(…) mauvais est un beau titre]

 

 

tout est possible d’être dit,
même sans cercles concentriques, même sans hiatus /
les lointains s’époussètent élégamment
comme des costumes sous la nue (lapins, lucioles) /

 

tu aimes faire des phrases / les pincer avec cet instrument spécial, et les placer ici ou là en tirant la langue, oui, comme des timbres, tu comprends vite /

 

une femme, seule dans sa grande maison, n’a ni peur ni froid ;
elle ne décrit rien, n’invente rien, n’a jamais fait de politique ni de jardin, elle n’est pas une femme /

 

tout est possible d’être dit :
ils coupaient les tulipes plantées (rouges) et allaient les vendre, plus une autre sorte de fleurs (roses) ; dans les forêts résident des contes imparfaits pour un loyer modique et de sporadiques meurtres /

 

lorsqu’elle s’exprime, sa mâchoire circule latéralement, soulignant encore davantage la conviction qu’elle souhaite imprimer à son propos /

 

de nombreuses hésitations [ce n’est pas une fin mais (…)]

11 novembre 2014

nuit / forme de nuit

 

 

nuit / forme de nuit,

sans complication aucune, qui, à la mesure d’un rythme précédé (celui-là même qui est le bon, et dont la confiture vous apparaît absolument sage), tient sa couleur et sa confusion d’une étoffe légère, admirablement ceinte sur ses épaules,
nuit qui, claire et définie, aussi dessinée qu’une photographie, encore plus acérée qu’une photographie, vous tend ses nuages comme des sexes victorieux, bleu nuit, pris dans les plis relevés (mais aussi roulés) des éclairages occultes

nuit / forme de nuit,

aux dimensions rectilignes, solides, catapultées sans leurs adverbes, pratiquement sans sommation, sous les armes hargneuses des croyances finissantes (y compris en chercher le sens absent ! toujours ! encore ! à jamais !)

nuit / forme de nuit,

si obéissante au portionnement obéré du temps, et, dansant comme une gigue ivre, nuit d’occupation, au finissage équivalent à la restauration après la déception, à l’insistance du refus

[le 21 octobre 2014]

÷÷ levage, engins de levage ÷÷

C’est le lieu d’une ville, souvent central, avec des employés, qu’on pourrait bientôt apercevoir pour peu qu’on mette les pieds sur les marches. C’est ce que fait Marie : elle monte. Plutôt précipitamment et sans trébucher. Pénètre dans la mairie, au rez-de-chaussée. Derrière l’imposant comptoir, haut et large, recouvert d’un matériau imitation cuir orangé, deux bustes de femmes attendent et disent bonjour, l’une après l’autre. Deux employées de mairie auxquelles Marie rend le bonjour, mais à peine audible, et tout de suite : une brève enfilée de mots qui se termine par clés.
Les deux bustes de femmes surmontés de visages se regardent, s’interrogent. Marie ne veut pas voir l’interrogation. S’énerve quasi instantanément. Elles devraient avoir compris. Clés, quoi, clés.
Interloquées, les deux femmes s’interrogent à nouveau du regard. Sous la banque, elles peuvent actionner le dispositif d’alarme relié au commissariat. Les directives ne sont pas claires sur les circonstances du déclenchement. Pour l’instant elles s’abstiennent.

Marie redevient calme après sa brève agitation. Rien ne se parle. Alors elle prononce :
– Je cherche le bureau du conseiller aux affaires.
– Le conseiller aux affaires ?
– Oui, il me semble que c’est ce que je viens de dire. Il n’est pas décédé au moins ?
– Nous aurions du mal à vous donner l’information : un tel conseiller ne figure pas sur nos listes.
– Ah. Pourtant c’est bien la fonction qu’on m’a donnée. Ce n’est pas grave. Donnez-moi l’heure je vous prie.
– Vous avez une grande horloge là, vous la voyez ?!
– Bien sûr que je la vois, et alors ?
– Alors il y a l’heure sur le cadran.
– Oui, mais ce n’est pas celle que je demande. Auriez-vous une autre heure que celle-ci ?
– Non.
– C’est embêtant. Il faut que je la donne à quelqu’un qui me l’a demandée.
– …
– Si le conseiller aux affaires n’est pas là, je dois donner une heure à quelqu’un.
– Mais enfin, vous la voyez, l’horloge, là ?
– L’horloge, je la vois, oui.

Le conseiller aux affaires absent n’arrange pas les siennes ; si elle en croit les employées, il n’existe pas. Il porte peut-être une autre dénomination, Conseiller aux us et coutumes ? Délégué aux inconvénients courants ? Comment savoir ? S’il n’est pas là, Marie doit trouver une heure à donner.

Marie a hésité avant d’entrer, à cause des complications prévisibles avec les employées. Elle a marché depuis le port, elle a regardé les engins du port, très hauts, les mâts des engins, les poulies, les couleurs, le bleu, le jaune. Elle les a regardés, surnaturels dans leur hauteur, et bien en équilibre sur leurs grosses pattes clouées au sol.
Elle s’est souvenue du nom ensuite. Le levage. Des engins de levage.

Sète (aussi bien Calais), 25 mai 2016