pâté de maisons

[septembre 2006]

C’est le moment de faire un tour, dit l’homme au chien emmenant son chien, c’est le soir, faire le tour du pâté de maisons, dit-il à cette femme qu’il rencontre devant le restaurant, à ce moment sortent quelques convives un peu bruyants c’est une heure tardive, à cette heure pissent les chiens qu’on promène.

Arrête de sauter sur les jambes, j’aime pas qu’il me saute sur les jambes dit la femme, arrête ça dérange reprend l’homme, et toi comment ça va, on va par là le tour c’est par là, c’est bien ça fait des cadres, il aime les poteaux, là on doit revenir par là, je veux pas qu’il pisse sur les voitures.

On est en septembre, l’atmosphère est assez poisseuse, il fait encore chaud, incidemment chaud, les gens paressent dans les rues ce vendredi soir, c’est Rosh Hashanah, soudain on est en 5767, le monde entier se crispe sur la ritualisation des situations, on se fait balayer par l’actualité, on est des fétus devant la petite balayette des infos, le Pape il en est où, il est désolé, s’excuse pas, c’est déjà fini, Benoït s’écrit comme coït, et Bugaled Breizh c’est tout un peu pareil, le sous-marin qui lui est rentré dedans. On vit des miettes on serait des miettes ?

C’est pour ça que je préfère rester en-dehors du temps dit l’homme, dans une sorte de littérature, moi dit la femme, entre les deux guerres, cette époque. Oui. Rêver, ne rien faire, boire des coupes de champagne. Mais qu’est-ce qu’il a à ne pas finir de pisser il se force ce chien, t’as plus rien à pisser ça va. Pour ça faut trouver un vieux plein de fric et tu attends qu’il meure pour récupérer le magot, oui mais c’est encombrant, non, tu le prends pas trop vieux.
De la porte cochère sort un jeune homme à vélo, l’homme dit à son chien de se décaler, comme si le chien pouvait comprendre le décalage.

Cette bizarre chaleur de septembre. L’homme et la femme échangent encore quelque mots de connivence puis se séparent, ils se croisent souvent le soir.

Cornelius Norbertus Gijsbrechts, Trompe l’oeil with Studio Wall and Vanitas Still Life, 1668

le retour du rocher, probabilités –

le retour du rocher donne à l’encombrement une tonalité minérale,
nous pouvons le placer devant la mer, il ne bouche pas la vue, nous n’avons qu’une faible idée de ce rocher – il peut aussi diminuer, c’est sa qualité, son œuvre, son plaisir, son choix –

……………………………………

le retour du rocher signe une chute probable – il est signalé sur la route : chute de pierres, il s’agit parfois de rochers – la chute de rochers ou bien leur présence au bord de la mer manifeste les deux termes du monde : horizontal et vertical, et, partant, de toute matrice interprétative – abscisse et ordonnée, etc. –

……………………………………………………………

le signalement visuel par le rocher – devant la mer qui bouche ou non la vue, risquant de chuter sur la route – n’est qu’une des particularités de l’encombrement ou de l’hésitation – les autres dimensions du rocher sont prises en charge par les autres sens, et notamment la voix qui braille, soit de surprise, soit de douleur –

………………………………………………………………………………………………

or il y a le reste,
ce reste (le rocher, ou une partie du rocher) reste,
le reste a pour mission de rester et de lester une partie du temps,
le rocher va et vient, et leste,
le reste est (ou n’est qu’)un lest

 

DE L’USAGE DE LA PARANOIA EN TEMPS DE PAIX

 

[2 juin 2002]

(…) la paranoïa se retrouve à son acmé dans le besoin d’un leader qui aurait déterminé avant nous le savoir auquel nous pourrions nous confier.
Et peu importe les dégâts opérés par une telle soumission.

François Roustang, in Comment faire rire un paranoïaque ?

 

Ça ne suffira pas d’envoyer des policiers et des ? dans les banlieues.
Je ne crois pas qu’il faille plus de policiers et plus de ? dans les cités dangereuses.

La perception de l’insécurité / la lutte contre l’insécurité
J’ai bien entendu ce qu’était l’exigence de sécurité
Pas simplement des mots mais des actes
Nous avons acté
La punition la sanction
Oui, il faut une véritable politique d’immigration / d’intégration
Prendre en charge les jeunes qui sont
Il faut aussi responsabiliser les parents
Le bâti, oui, mais beaucoup plus ?

On a beaucoup parlé de l’insécurité, dit celui qui vient de prononcer 10 fois le mot

L’insécurité est le fait d’un certain nombre d’individus
Faut réguler les flux / il faut régler / traiter globalement les questions

Nous nous disons
Ce que nous venons de dire
Deuxièmement
Il est normal qu’il puisse y avoir
Et la troisième proposition que nous faisons…

Et votre stratégie pour les élections législatives ?

Faire vivre les valeurs de la démocratie
Va voir dans les campagnes où mugissent de terribles soldats
qui piétinent nos sillons qu’un sang impur les abreuve
pendant qu’un bout de banquise de 70 kms se détache négligemment du Pôle

On doit faire un travail de pédagogie, de combat politique
Et les 35 heures pour les gens d’en bas / d’en haut ?
Est-ce que ce n’était pas nécessaire ???

Je crois qu’il faut faire une distinction
Les salariés les moins protégés = les ouvriers
Il y a eu progrès collectif (dans l’euphémisation)

Partout en France les candidats
L’immigration de première deuxième génération
C’est une poussée de l’extrême-droite partout en Europe
Nous devons réfléchir à la cause de cette poussée ?

Nous n’avons pas été capables de
La question, c’est quel projet ?
Nous devons poser les questions, et y apporter des réponses

Les flux migratoires ?
Les couches populaires ?…….

La note que Musil inscrit le 2 juin 1902 dans son journal commence par les mots :
« Ein Thema für den Herrn Schriftsteller : […] ».

“la sécurité totale n’existe pas”

27 septembre 2001.

Au début.
On apprend qu’un type avec un nom de machine à laver aurait commandité cet(te) horreur/crime/monstruosité/action nihiliste (toutes les mentions peuvent être cochées). Le type est qualifié de terroriste. On n’a pas d’autre mot, mais il faut bien le désigner, puis le définir. Chacun s’en empare, d’abord du bout des lèvres, puis à pleine Bush.
Exposés à ce spectacle, on tente avec plus ou moins de bonheur de restaurer ses capacités pensantes, largement entamées par le spectacle de l’écroulement de « symboles de la puissance américaine », en direct.
Juste, il y a des gens dedans, dedans, à tous les étages, comme le gaz au début du siècle dernier. Douleur, évidemment. On ne se sent plus étanche, subitement.
C’est irreprésentable, comme la mort au demeurant.
On peut se surprendre à penser, toutefois, que la violence faite à certains peuples, peut-être…un retour des choses…l’arrogance des Etats-Unis…

Puis.
En bons enfants de la psychanalyse (sommaire), on nous dénoue les fils : le type a été enfant en Arabie Saoudite. Il est de bonne famille. Il a donc une famille. Puis il a été « répudié » (dixit certains media qui le confondent probablement avec une femme), déchu de sa nationalité.
Nourri au lait de l’Occident, on le voit apparaître baba cool en Suède dans les années 70 (ça fait vendre). On aurait pu le connaître, avant qu’il ne lave plus blanc. On est de la même génération. Voire on a le même âge.
W. parle de la lutte du Bien contre le Mal. Le nucléaire, c’est le Bien, Hiroshima, c’est le festival du Bien, l’Occident et ses visées conquérantes, c’est le Bien, l’obésité, c’est le Bien, l’american way of life, c’est le Bien, l’auto-destruction lente par infarctus et accidents coronariens, c’est le Bien…Le Mal repose sur un seul homme, un seul ! Forcément, il a fait un one shot. Pourquoi faire lent quand on peut faire rapide ?
Retour du refoulé (Freud, Statue de la Liberté en vue : j’apporte la peste…). Et de prier, prier, prier…pour éradiquer Satan incarné. Incrédulité devant cette nation qui n’a pas opéré la séparation de l’Eglise et de l’Etat. On se frotte les yeux.

Ensuite.
On s’informe dans le Monde (la télé continuant de cracher ses images abjectes, ses discours approximatifs, ça va beaucoup faire avancer le schmilblick). On découvre les failles des services secrets (en effet, ils ne se placent pas dans la tête des individus, pas encore), l’insuffisance d’empathie pour l’âme musulmane (mais ont-ils une âme ?), l’absence navrante de spécialistes parlant arabe.
On remonte à toute berzingue la suite des causalités, vite, vite. Les nations avancées s’autocritiquent. Mea culpa général.

Pendant ce temps, le chef de bande W. en appelle à la réponse musclée. Théorie d’images militaires, perspectives d’écrasement total de la bête immonde. W. lavera encore plus blanc, populations comprises. On ne peut pas se demander s’il a lu Sun Tzu, à l’évidence, non.

Enfin.
On inaugure le nouveau millénaire avec une découverte majeure : la sécurité totale n’existe pas. On redécouvre le risque supérieur à zéro, l’infini de la menace, la variole, pourquoi pas la peste bubonique ?, le démantèlement impossible de centrales nucléaires inactives, bref, la finitude, qu’on avait fini par oublier. On se refrotte les yeux.
Pendant ce temps, on continue à faire des enfants, on se reproduit pour perpétuer l’espèce. Le type au nom de machine à laver, lui, ne sait pas combien d’enfants il a. Nous, on sait : un ou deux, généralement, auxquels on tient comme à la prunelle de nos yeux, qu’on se refrotte, pour l’occasion. On ne peut pas les faire rerentrer dans nos utérus pour qu’ils y soient à l’abri, merde.
On est en face de deux types : un qui se cache, l’autre qui se montre. C’est un duel, on se dit que c’est ça. C’est où et quand le rendez-vous ? On se surprend à attendre que ça vienne, ça nous calmerait. On pourrait continuer à vaquer à nos occupations, réfléchir à pour qui on va voter aux présidentielles de 2002…En gros, c’est là qu’on s’était arrêté, juste avant.
On aimerait bien repasser le film à l’envers, en remonter les rushes autrement, couper certains plans. Cette option n’est pas disponible. Une erreur-système de niveau X est intervenue. Veuillez redémarrer votre machine.

Épilogue.
15 octobre 2001. Le duel n’a pas encore eu lieu. Les rumeurs enflent. O.B.L. n’a jamais été en Suède, c’était son frère. L’anthrax bat son plein. Va falloir songer à vacciner les enfants contre la variole. Et c’est bientôt le mois du blanc.

                           Design Week Paris 2021, Hôtel La Louisiane, Room 15, Maison Verrsen (détail).

sur la route, récit d’été

 

Elle n’a rien d’autre à faire que d’entourer le bocal avec ses bras. À cet instant, c’est ce qu’elle doit faire.
Mais qu’est ce que vous faites, Roberta ?
Un panorama, je fais un panorama. Et de s’accrocher au bocal plein de bonbons multicolores dans son tablier rose.
Dehors, les voitures passent, s’arrêtent, grosse activité sur l’aire. Essence, diesel, vapeurs, paroles. Bruits secs, les portières, les démarrages, les moteurs si rassurants, la fumée.
Des familles s’étirent. Il fait un peu gris pour un été.
La boutique se remplit de pisseurs et d’acheteurs de nourritures sous cellophane, de cacahuètes. Autour des machines à café, des insectes cherchent de la monnaie. Des enfants ineptes posent trop de questions. Des mères fardées croient qu’elles vont à Las Vegas.

Roberta s’accroche au bocal, il est trop tard pour changer d’avis, c’est son rayon après tout, on le lui fait assez remarquer, c’est ton rayon.
Elle a une idée, c’est son idée, il suffit de ne pas paniquer, elle ne panique plus, il ne peut rien lui arriver.
Son panorama elle n’y avait pas pensé avant mais maintenant qu’elle le fait, ça lui plaît, c’est complet : un geste, un sentiment, une réponse calme.
C’est l’autre qui est surpris, c’est l’autre qui lui pose la question. Pas méchante sa question, juste un peu étonnée, éberluée. Mais pas autant que la réponse que Roberta fournit pratiquement. Comme si c’était la vraie réponse, la seule réponse.
Entourant son bocal, le verre devenu chaud confit contre ses seins, Roberta ressent sa propre température.
Oui elle nettoiera les bocaux, oui elle les époussètera, oui. Mais elle aura son panorama à elle ; un geste ; un sentiment ; une réponse.

[4 avril 2012]

                                                                                     James Coleman, Still Life, 2013-2016 © James Coleman

[] du sable des ancêtres []

parfois je suis moins féroce, ils viennent, ils débarquent, ils vroument,
ils cabriolent, devrais-je les quitter ?
mes pieds secs circulent dans des babouches anciennes,
devrais-je les oublier ? ma mémoire les laisser divaguer comme les errants, dans une immense forêt les perdre ? 



j’ai un costume noir, je les interroge, je ne parle pas leur langue,
des fumées calment mes fureurs, des décisions, implacables,
à leur propos sont prises, que mes mains signent
après avoir classé sans suite des photogrammes enluminés



j’ai baissé la lumière et des îlots de sons recourbés se déplacent
au bout des cils du temps,
un bâton, une fois, scande les échos comme une talonnette asymétrique le trottoir ébréché des arguments perdus,

je me tiens droit,
des voix portent la distance mouillée depuis l’enfantement ruineux des ancêtres, il me reste du sable à la naissance des orteils

[28 avril 2015]


Robert FILLIOU (1926-1987)
La belette est solitaire, 1961/1972.
Lithographie sur papier kraft en 7 couleurs.