démocratie sentimentale

 

 

J’avais déjà surpris des regards de cannibales dans des corps encore souples, mais le plus souvent c’était des regards qui n’exprimaient plus rien.
La sous-humanité avait commencé, ni en avance ni en retard sur l’horaire.

Devant un monde fini, il fallait bien que l’espèce commençât de s’éteindre,
comme la prescription écologique le soulignait depuis un moment avec une insistance suspecte,
et des ampoules qui étendraient à brève échéance sur le monde un voile d’obscurité.
Le nouvel obscurantisme de la basse consommation.

La bassesse était devenue le critère le plus évident, le plus criant,
contre laquelle des élévations tentaient de s’ériger,
solides, liquides, vaporisées ou démonstratives.

Mais contre les réductions garanties tout le temps,
contre le moins cher du moins cher, contre le gratuit perpétuel,
contre la fuite du temps, l’impuissance grandissait chez les hommes,
dans un mouvement inversement proportionnel à leur stock de spermatozoïdes.

C’était surtout les hommes qui posaient problème
dans la reproduction de l’espèce,
enfin, c’est ce qui se disait dans les magazines.

*

Chargé, avec d’autres petits servants de la stratégie sécuritaire publique, de contenir les risques de débordements populaires,
je devais développer un arsenal discursif emprunté comme d’habitude à la distraction, à la flatterie, à la séduction massive,
à la libido crémeuse, à l’enveloppement à l’algue sémantique.

Faux-monnayeur, quoi,
grand classique de la démocratie sentimentale.
Mais ça résistait de plus en plus,
la rhétorique populiste ne fonctionnait plus,
ça devenait de plus en plus criant.

J’avais essayé d’expliquer à mes commanditaires que les bons sentiments, les propos mesurés, les efforts de la nation,
les cadeaux de bouche,
les promesses de smic à vie, rien ne valait plus rien.

Si, éventuellement les matchs, éventuellement.
Du moins pour les hommes, ça, encore un peu.
Les contenir dans un stade (…)

[extrait de Ce n, 4 septembre 2009]

• alors ça fait du bruit en dedans •

 

 

C’est une femme d’aujourd’hui, dans l’Europe finissante, partie d’un monde finissant, lui-même partie d’une planète finissante.
Aujourd’hui et finissant se diraient synonymes dans une théorie des ensembles généralisée et finie.

Elle s’est installée à l’arrière de la voiture ; la voiture serait son habitacle dernier ; montant dans la voiture, elle partirait dans le temps. Tant qu’il y aurait des voitures dans lesquelles se glisser quand elle serait ivre, s’asseoir et partir. Démarrer.
L’homme au volant marmonne, à écouter plus précisément.

Assise derrière l’homme, elle écoute le silence dans la voiture haute, ce genre de voiture à circuler dans la forêt filmée à longue focale dans le brouillard frais des conifères sombres, à grignoter le paysage en s’acharnant dans les sentes abruptes, dans le bruit manifesté des énergies multipliées, des options, des signes de domination, de la puissance.
Et toujours elle se tient comme elle dirait tiens ; même ivre, ne dérape pas, se tient.

Je les ai connus, se dit-elle, ou leurs clones. Eux ou des doublons urbains. Qui se serrent anxieusement dans des raouts mondains en s’observant. Qui échangent des paroles démonétisées dans des tenues voyantes en souriant de toutes leurs fausses dents. Qui. Je ne veux plus en entendre parler. Je les entends, je les entends parler. Je veux les chasser de ma pensée, je ne veux plus qu’ils existent.
Je veux les tuer, je les tue, je fais le bruit de les tuer, je les liquide.

Elle se dit un jour ça se produira, je baignerai dans un lac de fluidité, mes bords ne seront plus rugueux.

[composition abstraite, vers 2013]

 

pourquoi rien n’avançait.

Diotime faisait d’étranges découvertes sur la nature des grandes idées. 
Il apparaissait qu’elle vivait dans une grande époque, car cette époque était pleine de grandes idées ; 
mais on ne saurait croire à quel point il est difficile de donner corps à la plus grande, 
à la plus importante d’entre elles, du moment que toutes les conditions sont remplies pour y parvenir, 
sauf une : savoir de laquelle il s’agit.

Robert Musil, L’Homme sans qualités, 1930

À un moment de son existence, Y. avait tout mélangé, mais il se trouve que le monde était tout mélangé, et que seuls quelques-uns tentaient de lui donner une apparence d’ordre. Les gouvernements sont faits pour cela ; les ordonnances ; les systèmes d’éducation ; les dictionnaires ; et, depuis quelques décennies, la présentation des attraits marchands et des promesses politiques sous forme d’infographie sophistiquée.

La gourmandise des plus rebelles à l’égard des images organisées en réseaux de causalités avait de quoi laisser songeuse. Dès l’instant où une explication était tentée, le soulagement se peignait sur les visages, soulagement dû à l’espoir qu’un peu moins d’absurdité résulterait de ces savants tracés, un peu plus de réalité peut-être.
Le retournement opéré par l’interprétation (si l’on arrivait à formaliser des relations, alors ces relations existaient et pouvaient être crues) conduisait de façon flagrante à un excès de confiance qui endormait les consciences soumises à ces graphiques pointus et leur donnait tous les gages, toutes les apparences de vérités établies.

Plus personne ne savait plus rien ou pas grand-chose, et cela, Y. le percevait intuitivement, pourtant occupée qu’elle était à fusionner avec l’internet, impuissante à stopper le flux de ses pensées pauvres comme des chaussettes dont on voit la trame d’avoir été tant et tant portées.
Contrairement à Diotime, son époque, un siècle plus tard, n’était ni grande, ni pleine de grandes idées. Mais donner réalité à une idée plutôt qu’à une idée contraire constituait toujours une remarque valide. Seul le geste comptait : il était grand de donner réalité à une idée. Forte de cette découverte, Y. pouvait poursuivre son exploration des abîmes de l’Idée.

Mais le déroulement ? On s’inquiétait. Toujours pas de calendrier prévisionnel. Y. balayait la question, renvoyait l’objection. La vie s’était chargée, et se chargerait, de lui fournir un déroulement, une logique, en enchaînement de causalités conformes. À la fois au plan macroscopique, comme le réclamait l’Idée, et au plan microscopique, comme le supposait sa propre existence, avec ses aléas et ses déboires minuscules. Y. n’était pas crédule au point de penser que les deux plans coïncidaient.
C’est aussi pourquoi rien n’avançait, il faut bien le dire.

[mai 2017]


FRUITS DE MER / faute de mieux

[2003]

 

À part un couple d’Anglais d’âge mûr qui réclamait une disposition particulière de salle de bains par rapport à la chambre parentale, l’Agent Immobile avait rarement vu quelqu’un d’aussi bizarre qu’Orlove. À vingt-deux ans à peine révolus, il débutait dans ce métier de négocier des appartements, pour l’essentiel des petites surfaces toujours enjolivées par des adjectifs trompeurs : adorable, charmant, ravissant, magnifique, plaisant, splendide… Il aurait bien rajouté coruscant, qu’il venait de découvrir, mais c’était hors-contexte. Son boss n’était pas là pour faire de la littérature, juste vendre, tu vends et tu ramasses. Faut que ça rentre, vieux.

L’Agent Immobile s’était dit, c’est ça les boss, l’argent a remplacé le sexe, faut qu’ils mettent leurs pines quelque part, qu’ils les rentrent dans quelque chose d’autre plus fort que les muqueuses molles des femmes. L’argent, c’est plus fort que les sexes de femmes et même que les fruits de mer. En même temps, il n’avait pas franchement connu tant de boss. Il avait remarqué aussi que les boss parlent fort, haut, avec autorité et que si t’as pas une voix gravissime, ça le fait pas d’être boss. T’es boss que vieux et rauque. Rock t’es jeune, rauque t’es vieux, et tu domines, surtout tu domines.

Il l’avait parfaitement entendue parler de fruits de mer. Il en avait eu envie. Il n’avait pas les moyens de se payer des fruits de mer. Il n’en avait jamais mangé, ses parents étant contre à cause des microbes de la mer ; même avec le sel qui désinfecte, on ne sait jamais. Il aurait bien été avec elle, il ne pouvait pas le dire. Lui, il devait trouver lui un acheteur, puisqu’elle vendait.
Peut-être qu’une fois qu’il aura vendu cet appartement, le plus grand qu’il lui ait été donné de vendre, peut-être qu’il pourra manger des fruits de mer, peut-être qu’elle l’invitera ; peut-être qu’il aura assez d’argent pour prendre un plateau géant avec des crustacés inconnus.
L’idée des crustacés inconnus le tint un moment tandis qu’il se faisait un café déshydraté à l’eau chaude du robinet.

*

Quand l’Agent Immobile reçut Orlove, elle fut à nouveau en face de cette patience déjà remarquée, qu’il semblait manifester en toute occasion sans que son visage ne bouge, et à peine les yeux, même le corps, lourd, posé là comme une cave. La musculature de cet homme ne se déplaçait pas inutilement. Il restait là, quoi qu’il arrive.
Il déclara le prix, qu’en pensez-vous ?
Orlove était d’accord. C’était un prix de circonstances, compte tenu des prix de marché, du micro-marché, des événements récents et à venir, de la pondération du mètre carré, de l’orientation, et naturellement, de l’exposition.

L’Agent Immobile s’en voulait de la laisser partir, mais n’avait aucune idée de stratagème pour la retenir ; il regarda sa jupe et ses chaussures, puis à nouveau le bas de sa jupe, comme si l’aller-retour eût pu lui occasionner un brusque sursaut de la volonté. Mais non. Paralysé, l’Agent Immobile s’en voulait. Il avait pourtant calculé l’heure exprès, pour ouvrir une porte de sortie vers l’extérieur du cabinet, enchaîner comme ça se fait couramment sur un verre. La jupe était maintenant de dos, il dut lever les yeux et prononcer quelques mots : au revoir, bonne fin de journée. Il les prononça, habitué à mécaniquement prononcer ces mots.
Orlove avait pourtant pris tout son temps, s’était enfin résignée à pivoter sur ses talons et à offrir ce qu’elle ne savait pas être le spectacle préféré de l’Agent Immobile : ses mollets.
Sa jupe molle battant la lisière de ses mollets, Orlove sortit.
S’il savait ce qu’il voulait… Il tripota son stylo qui n’en demandait pas tant, le tourna, le roula entre ses doigts. Aucune expression ne se lisait sur son visage lisse ; on aurait dit qu’il avait l’intention de traverser sa vie dans un polochon.

L’Agent Immobile est agité de l’intérieur par cette idée d’huîtres. C’est une idée modeste, mais qui pour lui ne l’est pas. Il ne sait pas encore qu’il a toute sa vie devant lui, toute sa vie pour manger des huîtres. À vrai dire, c’est seulement maintenant qu’il se préoccupe d’huîtres. C’est une envie modeste, pas comme un scooter. L’avantage des huîtres, c’est qu’elles ne causent a priori pas d’accident, sauf l’intoxication alimentaire. Vérifier que l’huître est vivante, qu’elle palpite. Avant toute chose, vérifier certaines choses : les choses précèdent toujours la chose, l’Agent Immobile est bien placé pour le savoir.

Les mollets de la cliente, qu’il contourne et inspecte du regard, dont il lui arrive d’évaluer le diamètre sous ses draps quand il n’arrive pas à dormir la nuit, précèdent la chose qu’il ignore encore. Ce qui palpite est digne d’intérêt, mais l’Agent Immobile prend toujours soin que la palpitation ne se montre pas, car elle est signe de faiblesse.
Or l’homme n’est pas faible ; comme le singe, il protège sa tribu. Pour l’instant, l’Agent Immobile est un peu en panne de tribu à protéger, mais ça ne saurait tarder, sûrement.
Un jour, il devra manger des huîtres, voire s’intoxiquer, et protéger sa tribu. Il aura cette mission-là.

« une figue accompagnée d’Abondance saigne »

(…) Nous boycottons l’Espagne de Franco. Franco est un super-grand méchant. Nous n’allons jamais en vacances en Espagne. Le peuple va en Espagne, nous non. Nous en concluons que nous ne sommes pas le peuple. Et puis en Espagne il fait beaucoup trop chaud. Nous, nous montons vers le Nord, dans des montagnes fraîches et abruptes, tellement abruptes que nous devons descendre de voiture pour la pousser. Elle ne veut plus avancer, avec la roulotte qui la leste. Le chien ne descend pas, nous regarde pousser de la lunette arrière. Sans rire. Le chien ne rit pas, mais nous aide mentalement. Nous le sentons. Nous aimons beaucoup notre chien. Nous nous battons pour partager le coffre du break avec lui.

Nous lisons des albums des Pieds Nickelés, eux aussi trois, idem les neveux de Donald, trois. Donc nous considérons que trois est le chiffre normal des êtres humains miniatures : ils marchent par trois. Comme les Trois Petits Cochons que nous écoutons en boucle sur le tourne-disque à couvercle gris. Maison de paille, maison de bois, maison de pierre.
Autour de nous, les autres marchaient comme ils voulaient, nous c’était par trois. Il y avait des familles catholiques qui marchaient par sept, mais eux, ils faisaient des gosses. Nous, nous n’étions pas d’une famille qui fait des gosses. Nous étions autre chose. Il valait mieux faire moins de gosses et mieux les élever qu’en faire plein et mal les élever. Nous avions conscience d’être élevés. Nous étions des enfants d’élevage. Nous ne savions pas à vrai dire que nous étions des enfants. Les autres étaient des enfants.
Nous ? Nous étions une espèce d’êtres à part, ni enfants ni animaux. (…)

                                                                  l’eau et les murs x 3 (capture Instagram septembre-octobre 2023)

passer une éponge sur la table des sentiments

 

 

on entend les coups de feu
un sanglier blessé
traverse la route

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des fois Zelensky a une voix
de personnage de dessin animé,
je sais, c’est mal

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elle chante Poulailler poulailler poulailler
dans une video de cheveux
très rythmée

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à défaut d’une idée
sur quoi que ce soit
acheter de l’ail et une salade

                           Espace Topographie de l’Art, exposition Contours du Réel / jour de performance, 2023.