POLITIQUE DU LIEN (nouvelle, 2009)

 

Bleu et jaune, uniforme.
Ça se passe pendant la guerre des Six-Jours, mais ici, en France.
Une histoire d’eau et d’ennui, vécue par une petite fille de 10 ans.
C’est difficile d’être. T’as pas de modèle. Mais il y en a qui font les mariolles.

 

– Non, je viens pas jouer, j’ai autre chose à faire…
Je fais semblant de suivre des fourmis, ça m’absorbe, je fais semblant de suivre la trajectoire de certaines fourmis. Je m’ennuie mortellement et je n’irai pas jouer avec eux. D’ailleurs ils veulent pas de moi, je vois pas pourquoi j’irais les rejoindre, ils sont très bien sans moi, il vaut mieux que je suive les très intéressants va-et-vient de ces fourmis. Mais combien de temps va durer la vie ? Combien de temps ? Aussi longtemps que mon séjour dans cet endroit où on m’oblige à mettre des socquettes alors qu’il fait une chaleur à crever, qu’on nous interdit de nous baigner alors que j’adore nager, parce qu’on ne sait jamais, nous pourrions attraper encore pire que l’esquisse de tuberculose qu’on a.
Les fourmis vont à la boulangerie, à la teinturerie, reviennent avec des provisions beaucoup plus grandes qu’elles, ressortent, forment des colonnes très organisées. Les fourmis déploient une force qui me paraît surnaturelle. Rien ne m’intéresse dans les fourmis. Le temps passe. Je ne sais plus comment le faire passer. J’ai dix ans et je m’ennuie mortellement dans une maison de repos pour tuberculeux incertains.
Ailleurs, c’est la guerre des Six-Jours.

La Côte d’Azur est magnifique, les arbres ploient sous les fleurs roses épanouies mais nous n’avons pas le droit de boire avant de commencer à manger, nous devons porter des chaussettes comme les pires des philosophes à Cerisy-la-Salle qui n’oublient jamais leur condition d’êtres pensants même sur le sable, nous ne devons jamais être habillés qu’en bleu et jaune, bleu marine pour le short, jaune vif pour le tee-shirt. Il y a déjà ces mots-là, vulgaires. Short. Tee-shirt.
Nous devons être habillés, nous ne devons pas être en maillot de bain. J’ai chaud et soif tout le temps. Si la vie se déroule toujours comme ça, je ne vois aucun intérêt à la poursuivre, et les colonies de fourmis, je sens déjà qu’elles me lassent.
À vrai dire, tout me lasse, rien ne va assez vite. Il faut patienter, nous sommes de petits patients en uniforme. J’ai déjà pas mal patienté, j’estime que j’ai déjà pas mal patienté, à la rentrée, j’entre en 6e, j’ai hâte, rien ne va assez vite, je fais du sur-place dans un endroit farci de contraintes, bardé d’ordres, sous un soleil de plomb, dans un cadre idyllique.
Je suis malade comme Nietzsche en Engadine, que je connais pas encore, mais pour lequel j’éprouve déjà beaucoup de sollicitude. Et surtout, je voudrais nager, s’il vous plaît, laissez-moi aller dans l’eau. Pourquoi on peut pas se baigner maintenant ? Le maintenant fait défaut, le maintenant est un mot inemployé, c’est toujours le après qui prévaut, le après est très prisé, ou bien le dans deux heures, comme l’année prochaine, ou on verra, variante, on verra si, on verra sous conditions.

Je n’ai à proprement parler aucune revendication précise, si ce n’est que les choses n’avancent pas assez vite. Je souffre de la solitude, atrocement, j’en suis réduite à parler aux fourmis, et personne ne vient me proposer de jouer en réalité. Je pense que j’ai pas les cheveux qu’il faut. On nous oblige à regarder l’horizon assis sur le sable avec les habits bleu et jaune. J’attrape mes jambes avec mes bras et je reste là, avec le bob sur la tête. On est en groupe et on doit faire des jeux. On est en rond. Rien n’a de sens. Je me demande ce que je fous là. Je suis une petite fille, mais j’ai pas les cheveux qu’il faut pour être une petite fille, rien n’est discipliné chez moi. Je suis frisée, aucune brosse n’y peut rien, je brosse, je brosse, je tire mes cheveux pour me faire deux malheureuses couettes qui veulent pas rester droites, qui font des tire-bouchon, que j’élastique péniblement, et j’ai mal au crâne.

Je ne sais pas ce que je suis, est-ce que des gens comme ça existent ? Je saute mais je suis maladroite, souvent je me fais mal, ou j’ai des ampoules aux pieds, ou je me rentre quelque chose dans les pieds, malgré les chaussettes et les tennis, encore un mot vulgaire. Les rochers en particulier, d’où peuvent surgir des animaux sinueux, sournois, péremptoires, sur lesquels je me tords les pieds, pourquoi les rochers existent ? Je n’arrive pas à comprendre comment je suis arrivée là, sur terre, puis sur ce morceau de terre près de la mer, dix ans plus tard. Je pose la question en secret aux fourmis, qui s’en foutent, je me demande si les fourmis pensent, je les regarde longtemps, mais j’aimerais qu’on m’appelle. Personne ne m’appelle jamais. Je regarde les fourmis pour rien, et pourtant je n’ai pas encore lu Barthes, ni éprouvé son usage de l’italique.

On doit me soigner. Le médecin de la médecine scolaire a diagnostiqué une primo-infection. Je sais ce que veut dire primo : première. Je le sais, j’ai suffisamment été première pour le savoir. Et disputé naguère la place de première à un Espagnol un peu gras et très gentil, Lopez. Mes poumons risquent d’être atteints, je dois aller prendre l’air dans un aerium. Je sais déjà qu’après l’aerium, il y a le preventorium, puis le sanatorium, dans un ordre de gravité croissant. Comme pour toute chose, il y a une gradation. La vie est simple, résumée comme ça. Mais il y a le bleu et le jaune, les sinueux, les autres, les ordres, l’ennui, l’ordre de marche, les chansons, ne pas se baigner avant deux heures. Et je ne suis pas différenciée, je sais toujours pas ce que je suis, ça commence à faire problème.
Je caresse l’idée du plus grave, du sanatorium, je trouve que ça fait plus riche, mais malheureusement je n’ai accès qu’au premier niveau du grave, c’est pourquoi j’atterris sur la Côte d’Azur, en short bleu et tee-shirt jaune, au lieu de la Suisse dans des chaises longues sous de grands châles grèges, comme dans La Montagne magique. Je suis dans une sorte de gravité légère, aérienne, une fausse gravité, une gravité d’opérette. Mais en même temps je dois rester là, alors ?

Le grave, c’est la différence, je cherche les différences. Ici, on ne veut pas les différences, tu dois être en bleu et jaune, tu dois ressembler à un personnage de bande dessinée, les garçons, les filles, on est dans le même trafic, on est un peu malade, mais pas très. On n’a pas tous les mêmes maladies ; cependant, le degré d’atteinte doit être sensiblement équivalent.
On nous donne les médicaments. Au top, on commence à manger. La cuillère est placée devant nous, mais on doit attendre le top départ pour la prendre. Si tu tends la main vers le duralex, c’est peine perdue, t’as soif mais tu peux pas boire. Il y a un ordre, sed lex. C’est pas l’ordre de l’école, c’est un ordre pire. Déjà l’école, c’est terrible, les sonneries, tu dois vivre avec les sonneries qui te vrillent les oreilles, te découpent la journée selon des morceaux de temps qui correspondent à rien, à rien du tout. Voire qui te font sursauter quand tu penses à autre chose. Oui mais t’es pas là pour penser à autre chose ni même à la chose qui n’est pas autre.

Dans mes rêves, je fais la brasse au-dessus de la cour de récréation, je la remonte comme un saumon, à environ un mètre cinquante au-dessus du sol, je nage au-dessus, je vois les filles et les garçons, la frontière de séparation vient juste d’être enlevée, l’espèce de grillage qui partageait les deux sexes en tabliers, les filles en bas, les garçons en haut ; je remonte la cour comme une gigantesque piscine. Je nage sans rencontrer aucun obstacle, mais toutefois en faisant l’effort nécessaire pour avancer comme si j’étais dans l’eau. L’air a la consistance de l’eau, sa densité, son volume, sa pression. Dès que je me mets en mouvement, je peux m’élancer, il suffit d’une légère poussée sur les pieds et je me mets à l’horizontale, puis j’avance en nageant dans l’air et je parcours ainsi l’espace au-dessus du goudron de la cour. Là, je suis à peu près sûre de ne pas m’écorcher les genoux, sauf décélération onirique brutale, ce qui ne devrait pas arriver. À un certain point je retombe doucement sur mes pieds et la vie continue comme si de rien n’était. Le matin en me réveillant, je ne sais jamais si j’ai rêvé ou si c’est vrai. Je mets mon tablier, mon cartable à dos en cuir gras orné d’une tête de cheval gravée, et j’y vais. Ça me pompe l’air mais j’y vais ; peut-être que c’est à force que ça me pompe l’air qu’on m’a envoyée en aerium, peut-être que je manquais d’air. Le reste du temps, je ne vole pas en l’air, je veux dire le reste du temps, je le passe assise.

Je ne sais jamais ce que je vais trouver dans la journée, la journée démarre toujours pareil, la journée qui va à l’école, c’est la même, le chemin, ceux qui sont autour, la maîtresse, nous sommes une palanquée de gosses divisés en classes, c’est classique, attendre, entrer deux par deux, s’asseoir à des bureaux doubles, tremper la plume dans l’encrier, écrire, et avant d’écrire, écouter. Je ne sais jamais ce que je vais trouver, pas dans le sens du déroulement des matières, mais dans le sens des histoires, de ce qui va m’arriver, il ne peut pas ne pas m’arriver quelque chose, de ce qu’il va falloir oublier, ravaler, minimiser, ne pas mettre au premier plan, re-régler pour qu’il n’y ait pas de restes, s’arranger avec ce qui s’est passé, s’arranger avec ma conscience, avec ce que j’ai fait ou dit.
C’est la dernière année en primaire et j’attends beaucoup de la suite. Grâce à l’aerium, l’année a été amputée de ses dernières semaines, il m’a sauvée de la fin de l’année, après c’est la 6e, après je ne ferai plus ce chemin, j’en ferai un autre, les gens ne seront plus les mêmes, en face de moi, il y aura plus d’adultes différents, je m’ennuierai peut-être moins, j’espère.

Ici, je ne vois pas bien ce que j’y fais, je ne souffre pas, j’ai chaud, j’ai soif, je respire, si c’est les poumons, normalement je devrais avoir du mal à respirer. J’apprends que je suis là, dans cette maison de repos au cas où ça prendrait des proportions dans les poumons, au cas où je n’arriverais plus à respirer. J’apprends le conditionnel en même temps qu’à m’ennuyer copieusement sous les bougainvillées opulentes, comme jamais. Je ne souhaite pas me reposer, et encore moins en bleu et jaune, quand déjà le temps qui me sépare de la vie adulte me paraît si long à combler. Je ne veux pas être régie par un ordre commun. Ici, l’ordre commun se redouble de l’uniforme. Qui prend un sens mystérieux. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi le bas en bleu et le haut en jaune. Pourquoi pas l’inverse ? Pourquoi pas rose et orange ? Pourquoi pas ce qu’on veut, des couleurs qu’on choisirait ? Il me semble que ça a un rapport avec le bleu de la mer et celui du ciel, avec le jaune du soleil et de certaines fleurs. C’est très trivial, on redouble la nature, on est des petits êtres naturels. On devrait respirer comme la nature nous a fait. Ou bien c’est pour la procession : défilant dans des petites rues des villes environnantes pour acheter des glaces, on nous repèrerait, comme des fourmis auxquelles on aurait mis des dossards.

La piscine de l’aerium, je la convoite, mais on n’a que le droit d’y entrer à mi-corps, ou bien, par précaution ultime, la profondeur de l’eau ne permet que d’avoir pied, comme si en plus d’être supposés malades, on était supposés ne pas savoir nager, alors-même que les dangers d’atteinte de nos corps ne sont pas écartés pour autant : outre les rochers, il y a nombre de guêpes et autres insectes volants. Avoir pied pour un nageur ou une nageuse – quand on nage, on n’a plus besoin de savoir ce qu’on est, mais la langue française n’a pas le neutre, comme nous a dit la maîtresse – est une hérésie.
Nous, en tant que nageurs confirmés, non seulement n’avons pas besoin d’avoir pied, mais avons besoin d’une grande quantité d’eau pour nous mouvoir sur et sous l’eau, nous en avons besoin pour expérimenter des apnées plus ou moins longues et pas forcément compétitives. Par exemple, lorsque je plonge, une certaine distance depuis le fond jusqu’à la surface nécessite que je m’abstienne de respirer, sinon je risque d’avaler de l’eau et de me noyer.

On nous protège, mais de cette protection je me méfie, comme si elle recélait une signification cachée. Dans cette maison, on doit à la fois se reposer et respecter un rythme établi par un règlement très certainement écrit si ce n’est dessiné, on prend toujours les enfants pour des incultes. Or moi, ce que je comprendrais mieux, si c’était une vraie maison de repos, c’est qu’on respecte le mien, de repos, sauf que j’ai pas envie de me reposer, et que me reposer n’a pas la même signification pour moi que pour eux. Mais on m’explique qu’on ne peut pas faire d’exception, par exemple si j’ai envie de me baigner avant les deux heures, dans ce temps où on m’oblige à regarder l’horizon en tee-shirt et short, assise avec d’autres, indifférenciés, petites fourmis métaphysiques, pour voir s’il arrive quelque chose de la mer, j’ai beau m’écarquiller les yeux, rien.
Cette bande de sable, de laquelle je suis prisonnière un temps indéterminé avant d’avoir l’autorisation de mettre mon corps à l’eau, cette bande de sable de laquelle je conserve systématiquement des grains collés sur les cuisses, isolés ou en pâtés, parfois chaude à en être bouillante, cette bande de sable représente très exactement l’attente, l’expectative, le lieu unique d’entre les décisions : au-devant, je ne peux pas fuir, mais j’ai la promesse délicieuse de nager, plonger, poissonner comme je veux ; me retournant, c’est la colonie du repos et ses règles de groupe, mais plus loin la possibilité d’une échappée sur les routes, loin.

Renfrognée sur ma frontière intérieure, la petite fille que je ne sais pas être sans me cogner inévitablement aux événements extérieurs, aux autres, au temps, qui n’a pas encore idée de Valéry, mais qui pense, néanmoins, à sa pensée, enfin, c’est pas qu’elle pense à sa pensée, c’est plutôt sa pensée qui la pense, qui la berce d’une infinie question, de savoir ce qu’elle fout là, toujours, entoure ses jambes repliées avec ses bras et tente de faire face à l’attente brûlante.
On s’en fout, dit Valéry. On s’en fout, dit la petite fille.

Charles Pennequin, Dans son dos (exposition Le livre pauvre, Prieuré St Cosme, 2022)

Fdf de 50 ans (éclairage / extinction)

22 juin 2007.
Nature morte.

Le rien ne se passe : figure obligée d’entre choses se passent ?
Entre choses se passent rien ne se passe.
Peu de choses cependant se passent réellement.

Des images appellent des images, c’est pourquoi je ne les aime pas beaucoup.
Un film ; des personnages ; des bruits de nature claire ; des bruits très bien imités ; des regards ; de l’amour.
Lady Chatterley. L’amour et puis. L’amour se regarde être l’amour.

Ça fait mal, ou pas. Ne pas sourire. L’amour dans le sérieux d’un regard.
Des bruits d’oiseaux, au fond, des vrais, là-bas dans le jardin.
Ou des faux, dans le film.
Enfilade de bruits d’oiseaux, enfilade d’oiseaux, petits oiseaux.
Bruits d’oiseaux de film ; nature de film ; personnages de film.

L’amant ne veut pas savoir si elle a aimé des hommes.
L’amant pose des questions.
Les questions arrivent très vite après les gémissements.
Un gémissement ne peut pas rester tel que.
Le temps des gémissements passe très vite, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps humains.
Ensuite la tendresse, etc. Affadissement, étreintes, douceur, perplexité.
Action ! Moteur. (Le moteur du fauteuil du mari handicapé).

Retour de la lutte des classes. Imaginer d’autre solution pour qu’il y ait autre chose que des dominants et des dominés ? pose-t-elle la question.
Il y a toujours eu des dominants et des dominés, répond-il.
Et ils se disputent, le moteur du mari et elle, lady C.
Depuis que le monde est monde, dit-il. Transformer le monde, dit-elle.
L’amour. L’amant. La vie dans l’interstice de la chuchoterie.

Je suis obligée d’aller au-delà des images, sinon elles me tuent.
Les images appellent des images en moi qui me terrassent, c’est pourquoi je dois les arrêter et éclairer les pièces de diverses manières, écrire, dilapider quelque énergie.
Je dois allumer certaines lumières et pas d’autres.
J’ai disposé de nombreuses lampes un peu partout, j’en éclaire certaines et pas d’autres. Puis je change.

L’amant répare le moteur du mari : scène incroyable.
L’amant dit : vous n’avez pas assez de puissance, alors que le mari s’obstine à.
Le mari veut humilier ; fort ; puissamment.
La femme et l’amant poussent la voiture du mari handicapé.
Je suis obligée de répéter les images, de les paraphraser.

Deux êtres se retrouvent dans la nuit.
Je n’avais jamais pensé que le jardinier était une figure idéale de l’amour. L’amour dans la terre, oui, dans les feuilles, dans les fourrés.

Rien d’essentiel ni de nécessaire ne vient.
Je ne suis pas inspirée mais traversée. Pas concentrée mais mélangée.
J’ai allumé ma terrasse, ça ne sert à rien, j’aime voir cet éclairage.
J’ai vaguement conscience d’aller contre les recommandations d’économie officielles.
La lumière composée par la diversité des sources lumineuses et le jeu des ombres et lumières, dans la pièce, dans le couloir, dans l’autre pièce, et dans leurs prolongements extérieurs, cette lumière générale m’enveloppe.

Quel est le sort de la pulsion une fois consommée un nombre incalculable de fois ? Ce qui fait le prix de l’attachement n’est-il pas le contrepoint de la pulsion, sa tuerie, son apaisement subit, son effacement, son extinction ?

J’éteins la terrasse ; il y a toujours une heure pour éteindre, où il faut éteindre.
Comme la pulsion : elle doit s’éteindre.
Le destin de la pulsion est de s’éteindre, soit parce qu’elle gêne, soit parce qu’elle fait peur, soit parce qu’elle menace l’ordre social.
C’est la nuit.
L’amour est en question un peu partout. De sa disparition il est question.

                                                                                 Laetitia de Chocqueuse, journal ”l’Emanticipation”, 2022

Fragments d’une femme de 50 ans

15 juin 2007.
Rien ne se passe.

Je rôde comme un âme en peine.
Mais je ne suis pas en peine.
Je suis une surface blanche. J’écris mal.
C’était le final de la 17e de Beethoven.
Ça me fait ni chaud ni froid. Rien ne me fait rien.
Je suis comme un automate.

Je ne tiens plus aucune matière.
Tout est mou dans ma langue écrite.
Je ne sombre nulle part, ne glisse nulle part, je n’ai pas d’amour et pas d’idée sur ce que c’est.

Il n’y a plus rien que le jour qui se fond dans les arbres.
De gros pelotons de nuages caressent l’horizon tandis que les lumières du stade brillent et interrogent quelque troupe suspecte de garçons prêts à en découdre avec la troupe d’en face.
J’aurais voulu retrouver une vieille pop, Hendrix ou un autre, j’ai pas les noms, tout est parti, le bébé avec l’eau du bain.

Je ne tiens pas la distance, les mots qui se succèdent me fatiguent vite, une lettre à la fois, à la limite c’est jouable. D’écrire.
J’ai dû ralentir mon rythme.
Je ne me prends plus pour personne d’autre.
Je suis en panne d’idée de soi.

Je me retire, me reclus.
Je préfèrerais ne pas, même pas, autre chose.
Je ne sais pas s’il s’agit d’une souffrance.
Peut-être d’une extase, une sorte d’extase, un hors-soi, une vieillerie.

Je ne comprends plus lire. Je ne comprends plus écrire.
Je poursuis comme une vieille mécanique.
Seul le vélo me calme. Mais je ne peux pas faire du vélo sans cesse, sortir sans cesse, plus l’énergie.
Je pressens des vieux jours bizarres à me demander encore et encore ce que je fabrique.
Et là ce sera pire, je ne pourrai même plus faire de vélo.
Je ne serai plus portée par mes jambes.

Je vois bien que je m’arrête sur rien. Je me dis.
Je ne sais pas ce que j’ai, au sens de mes possessions, de ce que je possède.
Je suis là, je me pose et j’oublie.
Je mène une vie, comme on dit, je mène ma vie, ma vie me mène, ça peut largement s’intervertir.

Je fais ce que j’ai à faire.
Je ne trouve pas, ou très peu, ce que j’ai à dire.
Ici, c’est vide, je ne sais pas comment ça va se transformer.
Je m’en fous : que les choses soient à leur place, rangées.
Après moi, je me range dedans et je passe plusieurs années.

Ce qui est dangereux maintenant, c’est que j’ai eu cinquante ans.
Je n’ai plus tant de temps que ça à me prélasser dans le vide environnant. C’est pourtant ce que je préfère.
Rester plantée. Me planter là et rien.

Je range quelques objets, mes livres, et je peux rester là.
J’ai pas d’idée d’amélioration, une fois que les choses sont rangées, je les laisse, je remets les choses droites, c’est tout.
Faut que ce soit droit, le reste je m’en fous.
Je me rends compte que je m’attache à rien, pas aux mots, pas aux numéros des sonates, à rien.
Je suis posée là.

Un jour, j’ai fini par écrire un livre, il me semble. Peut-être.
Je me demande encore comment j’ai fait, pour choisir tous ces mots et les aligner, me relire et opter, celui-là oui, celui-là, non.
J’avais inventé un personnage dans lequel je m’étais coulée, qui m’allait.

Ca y est, Beethoven commence à m’énerver.
J’ai allumé la terrasse, dehors on ne voit rien que le serpentin d’arrosage bleu et la table en résine blanche, deux chaises autour, quelque fleurs jaunes qui tendent leur museau en dehors des bacs comme si elles voulaient raconter quelque chose.

Je m’ennuie à me relire, faudrait que je donne ça à faire à quelqu’un, comme le ménage, faire le ménage de ce que j’écris, des fautes de frappe.
Je voudrais ne jamais me relire, que ça passe directement au correcteur de la matière, tous ces mots qui s’accumulent dans l’espoir fou de me retenir à eux, lettre après lettre.
Les mots entiers, il y en a trop pour que je les lise, je n’ai plus lu de mots entiers depuis longtemps.
Je ne veux pas me relire, je déteste ce type d’écriture, une écriture laxiste, communiste, larvaire.

Longtemps je n’ai pas pu écrire. Du tout.
C’est ça, peut-être que je me rattrape.
Aucune hypothèse n’est meilleure qu’une autre.
Je ne saurais pas trancher.

Je laisse la lumière allumée sur la terrasse.

                                                                                                             Raoul Hausmann, Mechanischer Kopf, 1919

ignorance aveugle (Buenos-Aires)

Minette sauvage (dite Min’s) aimait encore et toujours les fourrures félines tout en étant communiste. Communiste à bijoux clinquants, en surdose. Aujourd’hui, plus question de peaux de bêtes sur le dos, à son secret regret. Et l’Europe, contre laquelle elle avait naguère voté, ne méritait que son mépris durable. Le plombier polonais et quelques autres figures comme le reporting nécessaire, avaient fait exploser le monde du travail en deux ou trois décennies. Des gens devenaient fous, ou très pauvres, d’autres se suicidaient, la précarité devenant la règle à travers le contrat temporaire, comme avait prédit Lyotard juste avant 1980 1, puis bientôt la digue du contrat même se rompant, les travailleurs restaient en suspens au-dessus du gouffre, sans plus aucun filet de protection.

Dans le jardin de la maison en altitude, Fenêtre écoutait ce que Min’s ne disait pas, les paroles cachées derrière les nombreuses rides mobiles creusant un visage dans lequel le rai bleu acier des yeux contrastait si fort avec l’affaissement des traits. Ils buvaient un orgeat frais, et l’Europe des travailleurs n’était toujours pas au programme. Mais Mme Salzburg ne lâchait jamais le morceau, entrecoupant la prolifération de sa parole de silences malicieux durant lesquels elle scrutait le visage de Frédéric ou le paysage au loin, on ne savait pas très bien. Elle restait communiste quoiqu’il arrivât, elle défendait les travailleurs et la dictature du prolétariat pourtant abandonnée depuis longtemps.

Fenêtre se demandait un peu ce qu’il foutait là, bien que Min’s ne déraisonnât pas tout à fait. Il n’avait pas envie de la contrarier, à quoi bon si tard ? La surprise que tout un chacun faisait à l’autre trouvait sa limite dans le visage. Leur discussion pouvait bien se poursuivre sous la pluie s’il se mettait à pleuvoir dans ce petit parc, ou s’interrompre, cela ne changerait rien à l’ignorance aveugle dans laquelle chacun se trouvait en vis-à-vis de l’autre, même très en face.
Souvent les yeux ne disent plus rien après que la parole a été délivrée.

Enfin, il y avait des enjeux tout ce qu’il y a de plus sérieux ; Min’s envisageait les possibilités et développait des thèses stratégiques sur les économies comparées des pays-membres. Et l’Europe ne formerait jamais un lieu commun ; si, un lieu commun du tirage vers le bas, ricanait-elle. Le lieu commun de la mise en partage du moins-disant. Il fallait rétablir les frontières et cesser ce libre-échange débridé. Et les guerres de recommencer ? s’étonnait Frédéric. Il était pacifiste, évidemment. Pas envie de se faire emmerder la couenne par une mobilisation comme celle que ses aïeux avaient connue.

Mme Salzburg aimait parler. Frédéric observait ses tournures de phrases accompagnées de gracieux mouvements du poignet, sonores, et ne pouvait s’empêcher de les apprécier, indépendamment de leur contenu. Être dans la position d’un élève était parfois intéressant. Dans sa tête, pendant ce temps, passaient des nimbus de pensées qui s’incluaient assez naturellement dans le cours de l’échange. Parmi elles, Constance, qui avait un peu moins que l’âge de sa mère, et à qui il avait fait un enfant non-né.

1 Le contrat temporaire supplante de fait l’institution permanente dans les matières professionnelles, affectives, sexuelles, culturelles, familiales, internationales comme dans les affaires politiques.
Jean-François Lyotard, La condition postmoderne : Rapport sur le savoir, Minuit, “Critique”, 1979.

Mercredi, une cale pour récit bancal

 

– Il y a quelque chose avant la chose, j’ai repensé à ça : quand j’écris, il y a toujours la possibilité qu’avant ait eu lieu quelque chose qui situe le premier récit, qui le cale, et ma tentation est toujours de faire remonter la chose, ce qui fait que le récit s’encastre dans un autre et ainsi de suite comme des poupées russes ; puis le désintérêt me gagne, le premier récit s’éteint progressivement, le deuxième brille, arrive un troisième, etc. C’est sans fin !
– …
– Il s’agit des voix qui portent les personnages, qui les placent comme le placier au spectacle, comme si je pouvais les déplacer, j’ai du mal à expliquer, je change la focale, le récit s’enchâsse et devient raconté par quelqu’un d’autre, j’ai toujours la tentation de démissionner du récit, comme si d’être en première ligne me gênait, et c’est ça, ça me gêne, je voudrais disparaître.
– ……
– J’ai du mal à le prendre au sérieux, le récit que j’écris, du mal à me prendre au sérieux, quand tant d’autres étalent complaisamment leur travail, ayant l’air de savoir ce qu’il en est, ce qu’ils sont, il n’y a pas lieu, pour moi : l’écriture est quand même un encombrement majeur, un raz-de-marée récurrent, une nausée affleurante.
– ……
– Vous ne dites rien ?… J’aime pas dire ces choses que je viens de dire, ça me contrarie, ça n’a aucun intérêt, je m’énerve, je ne peux pas faire un sort une bonne fois pour toutes à ce truc-là, il n’y a pas de bonne fois pour toutes sauf la mort, je comprends pourquoi vous ne dites rien, parfois c’est mieux de ne rien dire, c’est ça ?
– À demain.
– Oui, à demain.

 

[extrait de Dialogue avec l’analyste,
version consolidée du 7 octobre 2015]

travaux, musée La Piscine, Roubaix, octobre 2021

Vendredi : quoi faire de ses je veux


– ……


– … La figure du coiffeur quand il “défait la boucle”, il la défait comme il carderait une pelote de laine sauvage, il “ouvre” le cheveu, il le défait, et, le défaisant il connaît le cheveu de l’intérieur, c’est très étrange à voir.
Il singularise tout ce qu’il touche, et, en touchant, il définit, comme le narrateur d’Emmanuel Bove quand il reconnaît ses dents le matin, il se fait exister, il remet les choses en place. 
Ou plus exactement il assigne au miroir la fonction de se recomposer la dentition : il se sépare les dents, elles sonnent ensuite, chacune sa petite musique. 

Sinon, tout est confus, vous voyez, c’est ça le coiffeur, il sépare, il défait, ensuite, magie, il recompose la boucle avec un pschitt. Le pschitt est l’arme fatale du coiffeur
.
– Qui ?

– Bove, un auteur français des années trente, un type formidable, comme vous diriez.

J’ai rêvé de ma grand-mère en col roulé, mollets bronzés, jeune, elle s’écriait, très enthousiaste, très entraînante : Allons mourir ! Elle était très vivante comme elle n’a jamais été, et bronzée comme elle n’a jamais été. C’est un drôle de truc la vie, on peut naître dans une petite allée de maisons ouvrières avec jardinets parfumés dans une époque, et mourir dans une autre à laquelle on ne comprend plus rien.
C’est pas synchrone de soi, la vie. 

C’est une époque où on utilisait de la laque pour tenir le cheveu en place, il le fallait, il fallait que le cheveu se tienne bien, comme bien se tenir à table, les mains bien à plat. Pour se faire faire une permanente. La permanente tient bien. La permanente dure…ce que dure l’intervalle de retourner chez le coiffeur.
Il existe des pschitt qui remplacent la laque ; peut-être que la laque existe toujours pour certaines mémés à cheveux clairs et trop fins encore en vie, je ne sais pas ? C’est un peu flippant comme perspective, la mémé à pschitt de laque et bas chair encore en vie.

– Chair encore en vie…

– Non ! bas chair ! bas comme des bas sur les jambes qui tiennent avec des fixe-bas, porte-jarretelles, on ne connaît plus les noms, mais on les voit bien quand c’est l’actrice américaine qui les manipule, ou mieux, l’Italienne, avec la permanente et le regard par-dessous d’un air entendu, comme si elles possédaient tout le savoir du monde.
– …

– Certes, un savoir-y-faire
.
– Vous venez la semaine prochaine ? 

– Oui !

– Alors à mardi
.
– D’accord, à mardi.

[extrait de Dialogue avec l’analyste,
version consolidée du 7 octobre 2015]

détail de l’emballage de l’Arc de Triomphe (Christo & Jeanne-Claude), septembre 2021