Bleu et jaune, uniforme.
Ça se passe pendant la guerre des Six-Jours, mais ici, en France.
Une histoire d’eau et d’ennui, vécue par une petite fille de 10 ans.
C’est difficile d’être. T’as pas de modèle. Mais il y en a qui font les mariolles.
– Non, je viens pas jouer, j’ai autre chose à faire…
Je fais semblant de suivre des fourmis, ça m’absorbe, je fais semblant de suivre la trajectoire de certaines fourmis. Je m’ennuie mortellement et je n’irai pas jouer avec eux. D’ailleurs ils veulent pas de moi, je vois pas pourquoi j’irais les rejoindre, ils sont très bien sans moi, il vaut mieux que je suive les très intéressants va-et-vient de ces fourmis. Mais combien de temps va durer la vie ? Combien de temps ? Aussi longtemps que mon séjour dans cet endroit où on m’oblige à mettre des socquettes alors qu’il fait une chaleur à crever, qu’on nous interdit de nous baigner alors que j’adore nager, parce qu’on ne sait jamais, nous pourrions attraper encore pire que l’esquisse de tuberculose qu’on a.
Les fourmis vont à la boulangerie, à la teinturerie, reviennent avec des provisions beaucoup plus grandes qu’elles, ressortent, forment des colonnes très organisées. Les fourmis déploient une force qui me paraît surnaturelle. Rien ne m’intéresse dans les fourmis. Le temps passe. Je ne sais plus comment le faire passer. J’ai dix ans et je m’ennuie mortellement dans une maison de repos pour tuberculeux incertains.
Ailleurs, c’est la guerre des Six-Jours.
La Côte d’Azur est magnifique, les arbres ploient sous les fleurs roses épanouies mais nous n’avons pas le droit de boire avant de commencer à manger, nous devons porter des chaussettes comme les pires des philosophes à Cerisy-la-Salle qui n’oublient jamais leur condition d’êtres pensants même sur le sable, nous ne devons jamais être habillés qu’en bleu et jaune, bleu marine pour le short, jaune vif pour le tee-shirt. Il y a déjà ces mots-là, vulgaires. Short. Tee-shirt.
Nous devons être habillés, nous ne devons pas être en maillot de bain. J’ai chaud et soif tout le temps. Si la vie se déroule toujours comme ça, je ne vois aucun intérêt à la poursuivre, et les colonies de fourmis, je sens déjà qu’elles me lassent.
À vrai dire, tout me lasse, rien ne va assez vite. Il faut patienter, nous sommes de petits patients en uniforme. J’ai déjà pas mal patienté, j’estime que j’ai déjà pas mal patienté, à la rentrée, j’entre en 6e, j’ai hâte, rien ne va assez vite, je fais du sur-place dans un endroit farci de contraintes, bardé d’ordres, sous un soleil de plomb, dans un cadre idyllique.
Je suis malade comme Nietzsche en Engadine, que je connais pas encore, mais pour lequel j’éprouve déjà beaucoup de sollicitude. Et surtout, je voudrais nager, s’il vous plaît, laissez-moi aller dans l’eau. Pourquoi on peut pas se baigner maintenant ? Le maintenant fait défaut, le maintenant est un mot inemployé, c’est toujours le après qui prévaut, le après est très prisé, ou bien le dans deux heures, comme l’année prochaine, ou on verra, variante, on verra si, on verra sous conditions.
Je n’ai à proprement parler aucune revendication précise, si ce n’est que les choses n’avancent pas assez vite. Je souffre de la solitude, atrocement, j’en suis réduite à parler aux fourmis, et personne ne vient me proposer de jouer en réalité. Je pense que j’ai pas les cheveux qu’il faut. On nous oblige à regarder l’horizon assis sur le sable avec les habits bleu et jaune. J’attrape mes jambes avec mes bras et je reste là, avec le bob sur la tête. On est en groupe et on doit faire des jeux. On est en rond. Rien n’a de sens. Je me demande ce que je fous là. Je suis une petite fille, mais j’ai pas les cheveux qu’il faut pour être une petite fille, rien n’est discipliné chez moi. Je suis frisée, aucune brosse n’y peut rien, je brosse, je brosse, je tire mes cheveux pour me faire deux malheureuses couettes qui veulent pas rester droites, qui font des tire-bouchon, que j’élastique péniblement, et j’ai mal au crâne.
Je ne sais pas ce que je suis, est-ce que des gens comme ça existent ? Je saute mais je suis maladroite, souvent je me fais mal, ou j’ai des ampoules aux pieds, ou je me rentre quelque chose dans les pieds, malgré les chaussettes et les tennis, encore un mot vulgaire. Les rochers en particulier, d’où peuvent surgir des animaux sinueux, sournois, péremptoires, sur lesquels je me tords les pieds, pourquoi les rochers existent ? Je n’arrive pas à comprendre comment je suis arrivée là, sur terre, puis sur ce morceau de terre près de la mer, dix ans plus tard. Je pose la question en secret aux fourmis, qui s’en foutent, je me demande si les fourmis pensent, je les regarde longtemps, mais j’aimerais qu’on m’appelle. Personne ne m’appelle jamais. Je regarde les fourmis pour rien, et pourtant je n’ai pas encore lu Barthes, ni éprouvé son usage de l’italique.
On doit me soigner. Le médecin de la médecine scolaire a diagnostiqué une primo-infection. Je sais ce que veut dire primo : première. Je le sais, j’ai suffisamment été première pour le savoir. Et disputé naguère la place de première à un Espagnol un peu gras et très gentil, Lopez. Mes poumons risquent d’être atteints, je dois aller prendre l’air dans un aerium. Je sais déjà qu’après l’aerium, il y a le preventorium, puis le sanatorium, dans un ordre de gravité croissant. Comme pour toute chose, il y a une gradation. La vie est simple, résumée comme ça. Mais il y a le bleu et le jaune, les sinueux, les autres, les ordres, l’ennui, l’ordre de marche, les chansons, ne pas se baigner avant deux heures. Et je ne suis pas différenciée, je sais toujours pas ce que je suis, ça commence à faire problème.
Je caresse l’idée du plus grave, du sanatorium, je trouve que ça fait plus riche, mais malheureusement je n’ai accès qu’au premier niveau du grave, c’est pourquoi j’atterris sur la Côte d’Azur, en short bleu et tee-shirt jaune, au lieu de la Suisse dans des chaises longues sous de grands châles grèges, comme dans La Montagne magique. Je suis dans une sorte de gravité légère, aérienne, une fausse gravité, une gravité d’opérette. Mais en même temps je dois rester là, alors ?
Le grave, c’est la différence, je cherche les différences. Ici, on ne veut pas les différences, tu dois être en bleu et jaune, tu dois ressembler à un personnage de bande dessinée, les garçons, les filles, on est dans le même trafic, on est un peu malade, mais pas très. On n’a pas tous les mêmes maladies ; cependant, le degré d’atteinte doit être sensiblement équivalent.
On nous donne les médicaments. Au top, on commence à manger. La cuillère est placée devant nous, mais on doit attendre le top départ pour la prendre. Si tu tends la main vers le duralex, c’est peine perdue, t’as soif mais tu peux pas boire. Il y a un ordre, sed lex. C’est pas l’ordre de l’école, c’est un ordre pire. Déjà l’école, c’est terrible, les sonneries, tu dois vivre avec les sonneries qui te vrillent les oreilles, te découpent la journée selon des morceaux de temps qui correspondent à rien, à rien du tout. Voire qui te font sursauter quand tu penses à autre chose. Oui mais t’es pas là pour penser à autre chose ni même à la chose qui n’est pas autre.
Dans mes rêves, je fais la brasse au-dessus de la cour de récréation, je la remonte comme un saumon, à environ un mètre cinquante au-dessus du sol, je nage au-dessus, je vois les filles et les garçons, la frontière de séparation vient juste d’être enlevée, l’espèce de grillage qui partageait les deux sexes en tabliers, les filles en bas, les garçons en haut ; je remonte la cour comme une gigantesque piscine. Je nage sans rencontrer aucun obstacle, mais toutefois en faisant l’effort nécessaire pour avancer comme si j’étais dans l’eau. L’air a la consistance de l’eau, sa densité, son volume, sa pression. Dès que je me mets en mouvement, je peux m’élancer, il suffit d’une légère poussée sur les pieds et je me mets à l’horizontale, puis j’avance en nageant dans l’air et je parcours ainsi l’espace au-dessus du goudron de la cour. Là, je suis à peu près sûre de ne pas m’écorcher les genoux, sauf décélération onirique brutale, ce qui ne devrait pas arriver. À un certain point je retombe doucement sur mes pieds et la vie continue comme si de rien n’était. Le matin en me réveillant, je ne sais jamais si j’ai rêvé ou si c’est vrai. Je mets mon tablier, mon cartable à dos en cuir gras orné d’une tête de cheval gravée, et j’y vais. Ça me pompe l’air mais j’y vais ; peut-être que c’est à force que ça me pompe l’air qu’on m’a envoyée en aerium, peut-être que je manquais d’air. Le reste du temps, je ne vole pas en l’air, je veux dire le reste du temps, je le passe assise.
Je ne sais jamais ce que je vais trouver dans la journée, la journée démarre toujours pareil, la journée qui va à l’école, c’est la même, le chemin, ceux qui sont autour, la maîtresse, nous sommes une palanquée de gosses divisés en classes, c’est classique, attendre, entrer deux par deux, s’asseoir à des bureaux doubles, tremper la plume dans l’encrier, écrire, et avant d’écrire, écouter. Je ne sais jamais ce que je vais trouver, pas dans le sens du déroulement des matières, mais dans le sens des histoires, de ce qui va m’arriver, il ne peut pas ne pas m’arriver quelque chose, de ce qu’il va falloir oublier, ravaler, minimiser, ne pas mettre au premier plan, re-régler pour qu’il n’y ait pas de restes, s’arranger avec ce qui s’est passé, s’arranger avec ma conscience, avec ce que j’ai fait ou dit.
C’est la dernière année en primaire et j’attends beaucoup de la suite. Grâce à l’aerium, l’année a été amputée de ses dernières semaines, il m’a sauvée de la fin de l’année, après c’est la 6e, après je ne ferai plus ce chemin, j’en ferai un autre, les gens ne seront plus les mêmes, en face de moi, il y aura plus d’adultes différents, je m’ennuierai peut-être moins, j’espère.
Ici, je ne vois pas bien ce que j’y fais, je ne souffre pas, j’ai chaud, j’ai soif, je respire, si c’est les poumons, normalement je devrais avoir du mal à respirer. J’apprends que je suis là, dans cette maison de repos au cas où ça prendrait des proportions dans les poumons, au cas où je n’arriverais plus à respirer. J’apprends le conditionnel en même temps qu’à m’ennuyer copieusement sous les bougainvillées opulentes, comme jamais. Je ne souhaite pas me reposer, et encore moins en bleu et jaune, quand déjà le temps qui me sépare de la vie adulte me paraît si long à combler. Je ne veux pas être régie par un ordre commun. Ici, l’ordre commun se redouble de l’uniforme. Qui prend un sens mystérieux. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi le bas en bleu et le haut en jaune. Pourquoi pas l’inverse ? Pourquoi pas rose et orange ? Pourquoi pas ce qu’on veut, des couleurs qu’on choisirait ? Il me semble que ça a un rapport avec le bleu de la mer et celui du ciel, avec le jaune du soleil et de certaines fleurs. C’est très trivial, on redouble la nature, on est des petits êtres naturels. On devrait respirer comme la nature nous a fait. Ou bien c’est pour la procession : défilant dans des petites rues des villes environnantes pour acheter des glaces, on nous repèrerait, comme des fourmis auxquelles on aurait mis des dossards.
La piscine de l’aerium, je la convoite, mais on n’a que le droit d’y entrer à mi-corps, ou bien, par précaution ultime, la profondeur de l’eau ne permet que d’avoir pied, comme si en plus d’être supposés malades, on était supposés ne pas savoir nager, alors-même que les dangers d’atteinte de nos corps ne sont pas écartés pour autant : outre les rochers, il y a nombre de guêpes et autres insectes volants. Avoir pied pour un nageur ou une nageuse – quand on nage, on n’a plus besoin de savoir ce qu’on est, mais la langue française n’a pas le neutre, comme nous a dit la maîtresse – est une hérésie.
Nous, en tant que nageurs confirmés, non seulement n’avons pas besoin d’avoir pied, mais avons besoin d’une grande quantité d’eau pour nous mouvoir sur et sous l’eau, nous en avons besoin pour expérimenter des apnées plus ou moins longues et pas forcément compétitives. Par exemple, lorsque je plonge, une certaine distance depuis le fond jusqu’à la surface nécessite que je m’abstienne de respirer, sinon je risque d’avaler de l’eau et de me noyer.
On nous protège, mais de cette protection je me méfie, comme si elle recélait une signification cachée. Dans cette maison, on doit à la fois se reposer et respecter un rythme établi par un règlement très certainement écrit si ce n’est dessiné, on prend toujours les enfants pour des incultes. Or moi, ce que je comprendrais mieux, si c’était une vraie maison de repos, c’est qu’on respecte le mien, de repos, sauf que j’ai pas envie de me reposer, et que me reposer n’a pas la même signification pour moi que pour eux. Mais on m’explique qu’on ne peut pas faire d’exception, par exemple si j’ai envie de me baigner avant les deux heures, dans ce temps où on m’oblige à regarder l’horizon en tee-shirt et short, assise avec d’autres, indifférenciés, petites fourmis métaphysiques, pour voir s’il arrive quelque chose de la mer, j’ai beau m’écarquiller les yeux, rien.
Cette bande de sable, de laquelle je suis prisonnière un temps indéterminé avant d’avoir l’autorisation de mettre mon corps à l’eau, cette bande de sable de laquelle je conserve systématiquement des grains collés sur les cuisses, isolés ou en pâtés, parfois chaude à en être bouillante, cette bande de sable représente très exactement l’attente, l’expectative, le lieu unique d’entre les décisions : au-devant, je ne peux pas fuir, mais j’ai la promesse délicieuse de nager, plonger, poissonner comme je veux ; me retournant, c’est la colonie du repos et ses règles de groupe, mais plus loin la possibilité d’une échappée sur les routes, loin.
Renfrognée sur ma frontière intérieure, la petite fille que je ne sais pas être sans me cogner inévitablement aux événements extérieurs, aux autres, au temps, qui n’a pas encore idée de Valéry, mais qui pense, néanmoins, à sa pensée, enfin, c’est pas qu’elle pense à sa pensée, c’est plutôt sa pensée qui la pense, qui la berce d’une infinie question, de savoir ce qu’elle fout là, toujours, entoure ses jambes repliées avec ses bras et tente de faire face à l’attente brûlante.
On s’en fout, dit Valéry. On s’en fout, dit la petite fille.