avant que j’oublie /

 

 

j’ai fait une soupe
MAIS je voyais la page autrement
je suis déçue de la page
je me coupe le pouce
en coupant un légume
je crois que c’était une courge
j’aimais pas les soupes de mémé
mais maintenant c’est la mienne de soupe
ça n’a plus rien à voir
c’est même plus une soupe c’est autre chose
qu’une soupe c’est une soupe la mienne
je me coupe le pouce
je fais cramer le moteur du mixeur
une flamme sort du mixeur
j’ai très peur j’ai vu la flamme sortir
j’ai fait une soupe flamme
j’ai débranché le pied-mixeur
tout ce qui écrit est vrai
tout ce qui est orange est une soupe
je nie le fait que c’est une soupe
c’est une orangée crémeuse
c’est à peine même pas même plus une s.
je me coupe une soupe me loupe
et la page se change
elle court dans le dressing et se change
elle ressort bien nette

c’est la post-vérité soupée
tout est vrai même mémé.

poème avec Ribera et un citron (?)

 

 

dans le sac en papier un pain et un citron
maintenus bien ensemble contre le bras

le rond du citron ou bien sa rotondité
& la brillance du pinceau de Ribera

dans le pas rapide de la marcheuse
le sac contre son flanc bien serré
contre la laine du manteau la brillance
des plumes du chapeau du philosophe
la croûte du pain au maïs et le jaune du citron

encore ce que personne ne comprend
encore ce qu’il faudrait regarder de très près
passer du temps que la marcheuse
n’a pas forcément mais si elle voulait
avec son sac en papier les dures formes
du pain et du citron rond contre elle
& la brillance du pinceau de Ribera
elle entrerait dans la matière
comme singulière épreuve du peu.

                                                                                     Jusepe de Ribera, Un philosophe, vers 1612-1615 (détail)

ce moment où elle a pleuré

 

 

 

la lumière venant de la baie vitrée était si provençale
elle, dans son fauteuil roulant, regard noyé
lui à côté, sur un siège, amaigri, triste, ailleurs

décembre, ce dernier décembre
il n’en connaîtrait pas d’autre
mais personne ne le savait encore

décision était prise, il partirait à l’Ehpad
elle, n’avait pas besoin d’y aller,
son corps cassé sa tête entière

elle, n’avait pas besoin d’y aller
riff de jazz comme elle aimait
elle, n’avait pas besoin d’y aller

ce moment où elle a pleuré s’est écriée
mais je ne peux pas le laisser
je ne peux pas laisser mon homme

tous ces points d’exclamation tristes
qui n’existent pas, comment les dessiner ?
ce moment où elle qui ne pleure jamais, a pleuré.

alors elles ont ri

 

 

à la fin il y eut un petit rire, les bouches s’élargissant,
les dents se montrant, les yeux se rencontrant,
elles mirent le rire au diapason

°

elle a dit j’aime rentrer, même tout à l’heure,
je sais que je vais rentrer, j’aime rentrer chez moi,
ça va être bien, je le sais

°

l’autre la regarda et sourit,
une sorte d’exultation les traversa :
oui, rentrer est un plaisir qui n’est pas à négliger

°

et immédiatement un fou-rire de petites filles
les saisit, les deux qui ne se connaissaient pas,
et elles se séparèrent ; l’une partant, l’autre restant.

                                                                                                                                                                              Alberto G.

 

sur le motif « comme à l’accoutumée… »

 

 

je fais ma gym au sol devant les volumes de l’Encyclopædia Universalis, qui, comme chacun sait, servent à maintenir la bibliothèque lorsqu’elle n’est pas fixée au mur.

je pense (à peine une pensée), quelqu’un en moi pense : et si j’écrivais un livre à partir d’un volume que j’ouvrirais, du mot que je trouverais, livre ouvert ?

je fais ma gym sans mes lunettes évidemment, autant dire que je n’y vois rien, le jeu est de tirer un volume au hasard, de l’ouvrir, de mettre alors seulement mes lunettes.

ce que je fais : un mot introduit toute la double page : Iran.

immédiatement pensé-je à nouveau (tant de pensée pour rien, quel gâchis) : nous y sommes (oui mais où ?), les missiles balistiques, la réplique attendue d’Israël.

Iran, je pense alors : ira, irae, la colère. pourquoi comment associer des trucs pareils ? des trucs ressurgis du néant du latin jadis appris ?

il se trouve cependant qu’il y a une collusion troublante entre le mot Iran et la signification du mot ira. je n’en tire aucune conclusion, prudemment.

je fais une photo de la double page 594-595 du volume 12 Inceste – Jean Paul, et puis rien. quelqu’un fera bien le travail à ma place.

ma paresse est immense, je m’y baigne, je m’en délecte, je suis reconnaissante au destin de m’avoir fabriquée si paresseuse.

mais quelqu’un se rebelle, quelqu’un voudrait toujours me faire travailler, écrire un livre, alors que je préfère tant écouter des chansonnettes et chantonner.

la musique sautillante et les ritournelles, les opérettes et toutes les formes mineures m’enchantent (cette phrase décrit pourtant une réalité fausse, ou stéréotypée).

la pensée divague, ce n’est pas bon pour le droit fil du sens. Michel Blanc vient de mourir et des tas de bruits pas blancs du tout circulent dans sa chanson.

 

 

signes ? / objets // cube ? / espace

 

 

ne bouge pas ou se resserre
le corps assigné a une respiration

ne bruit plus ni gestes
cantique de l’impuissance
un dire bien trop grandiose

à plat drap repassé
lézard ferré dans l’affolement
corps plaqué à l’étouffée

questions rompues
par ces chiffres égrenés
accompagnant les efforts

les membres alors ordonnés
obéissant aux chiffres
énoncés en suite chantée

bouge le corps désormais
scandé par rupture de la pensée