chutes de papier

 

 

j’ai écrit papier de quoi s’agit-il
de petits papiers ou de gros ?
j’ai écrit papier pourquoi
le point d’interrogation n’est pas toujours
nécessaire ça dépend

chutes de papier ne sont pas du Niagara
et les isotopies ne se recouvrent pas
comme l’herbe pour conserver l’humidité naturelle
ici je peux mettre un point.

ce qui n’arrête pas « pour autant »
le cheminement de la pensée
et conformément aux Essais de Montaigne
il est des rites auxquels ne pas déroger

je mets en relation des choses
que je ne comprends pas
avec des choses que je comprends
et à cause de cela j’ai encore un esprit d’enfant

On s’habitue à toute étrangeté avec l’aide du temps.
Montaigne, Essais, III/12

                                                                                                                        La Perrière 61360 Belforêt-en-Perche

une lumière rose sur la Beauce

 

 

j’ai cherché des lieux
cherché encore
lieux où être
lieux composés

j’ai cherché des lieux
je les cherche encore
tracés jusque là
au pas jusqu’ici

pas à pas les arpenter
lieux de mémoire inventée
quand la mémoire
quitte les lieux

je les pensais
je pense les lieux
les rassemble les retire
les use les oublie

j’ai cherché encore
des lieux sur la route
impossible d’accorder
la route aux lieux

entre « z » et « s »
la route propose
une lumière rose
sur la Beauce

pas d’idée sauf Naday

 

 

s’attend quelque chose
quelque chose s’attend
blanc

Naday l’animal inexistant
ni mort ni vif
inexistant

patience et longueur de temps
traversant
encore

forme cheminante
ru serpentin
disparu

caché toujours caché
rien à trouver
trou.

 

 

 

:¡: transhumances de printemps :!:

 

 

 

Bucarest, 5 juillet 1854.

Chère et excellente tante !

C’est un grand homme, c’est à dire un homme capable et honnête comme je comprends ce mot, un homme qui a voué toute sa vie au service de sa patrie, et pas par l’ambition mais par le devoir.

Votre Léon Tolstoï

(Lettres de Crimée à sa tante, Tatiana Alexandrovna Ergolskaïa, écrites en français.)

 

De la main qui écrit, je perds ce que j’aurais eu en n’écrivant pas : les paroles, ces conversations, ces gens que je ne connais guère mais qui vivent près de moi, des mêmes ressources dont je ne suis pas jaloux qu’ils aient une plus grande part que moi, car c’est bien ma faute : écrire, à ma manière, me met à part, j’abandonne le terrain.

Henri Thomas

Spectacle rafraîchissant de voir le matin l’eau se mettre à courir dans les caniveaux. Tous ces rus rutilants qui font irruption parmi les voitures comme si, soudain, la campagne était là, à fleur de bitume.

Jean Clair

Comment Pascal a-t-il pu écrire, même au brouillon, que « le moi est haïssable » ? Nous connaissons aujourd’hui pire que la haine de soi : la perte complète du moi, la « désolation » (loneliness) dont Hannah Arendt a diagnostiqué les effets ravageurs sur l’homme de masse, en proie à l’idéologie, voué aux abstractions : privé de la faculté d’éprouver une expérience, il ne sait plus que déduire et encore déduire.

François Lurçat

[source commune : NRF, Juin 1984, N° 377]

 

c’est-à-dire [montage impuissant]

 

 

 

partis pour voir des choses volantes
sur leurs petites allumettes frêles
les enfants de la guerre
au début du siècle suivant
perdent l’esprit
l’esprit c’est-à-dire
l’esprit l’oubli
l’esprit n’ayant jamais fait cela
l’esprit plus ne se reconnaissant
plus ne reconnaissant la cadence

partis pour voir les choses volantes
arrivent aux choses loin
l’esprit s’est enfui au début du siècle suivant
aux enfants de la guerre la patrie méconnaissante
aux yeux écarquillés les yeux hagards substitués
les yeux pour voir les choses monumentales
monu comme monu
mentales comme mentales
les choses monu/mentales
c’est à dire architecturales monumentales
comme on les voit à Iena par là tout autour d’Iena

choses loin c’est-à-dire sénescence
c’est-à-dire choses volantes devenues loin
par le vivant entraînées
par le vivant attirées
choses loin c’est-à-dire vieillissement du cerveau
pas volant ! pas volant !
(…)

 

 

un livre n’existe pas existe

quand la langue s’arrête ne s’arrête pas
sur un mot écrit n’est pas écrit
quand l’histoire n’est pas histoire
que l’histoire ne rebondit pas
bondissant dans les pages
jusqu’au saut final, brillant, impeccable
quand rien n’existe dans les pages tout existe
jusqu’au saut final articulé
que le livre n’est pas livre est livre
que la dernière page n’existe pas
que la première n’existe pas
que la langue soudain s’arrête ne s’arrête pas
qu’il n’y a aucun recours de l’histoire
qu’elle reste seule esseulée nappée
dans les immenses méandres du temps passé
que le temps passé à venir charrie
encore tant de mots de la langue
que l’histoire infinie pourrait se finir
quand encore il est temps
quand déjà il n’est plus temps
que le mot découpé sur le billot du temps
s’acoquine avec l’histoire
pour en faire un livre
que le livre n’est pas encore mais qu’il est déjà.
                                                                                                        Natacha Nikouline, Délitescence, 2021 (détail)