les mots dorment quelque part

 

 

 

il est 8h22 comme il est courant qu’il soit une heure et pas une autre

depuis 8h02 quelques minutes sont passées, vingt exactement

depuis 9h22 qu’il n’est pas encore, d’autres minutes attendent

il est 9h20 mais déjà plus

 

ils sont trois dont un crayon gris glissé entre deux pages

les deux autres, un noir et un rouge, délivrent de l’encre

le noir sert à griffonner sur le rouge

le rouge barre souvent le noir

bref c’est la bagarre sur la page de bloc

sur un plateau, un gris d’encre repose sur son bouton-poussoir

lassé d’attendre qu’une main le prenne

son encre trop pâle ne séduit plus,

trop sympathique pour être honnête

 

entre les deux pages du cahier le crayon gris a tracé

je n’y comprends toujours rien mais je peux lire

c’est un livre avec des images en noir et blanc

un livre dont les mots dorment quelque part…

 

 

 

“C’est une maladie”, dit-elle.

 

il y eut une réponse, deux, plusieurs, plein,
comme il y avait des livres, des livres par centaines
dans des cartons,
et puis les mots n’eurent plus aucune résonance
puisqu’ils se perdirent dans la poussière des pages
tournées par des doigts avides

Un homme va sur ses trente ans, on n’en continue pas moins à le trouver jeune.
Ingeborg Bachmann, La trentième année, 1961.

j’en ai marre ! c’est pour ça qu’il y a tous ces cartons
faut que je m’en débarrasse, de tous ces livres,
c’est aussi ce que je me dis, pourquoi continuer à en acheter ?!
c’est une maladie,
mais que ces mots sont beaux !
or, dès qu’un nuage passe, ils s’ombrent de rien…

L’habitude se reconnaît dans un circuit mental rapide et paresseux.
Georges Lambrichs, Une confidence, in Pente douce, 1972.

j’en prends deux c’est déjà ça !
trois, quatre, tout ce que vous voulez,
c’est pourquoi je les mets à un euro, il faut que je m’en débarrasse
oui, mais il faut… oui, je vous ce que voulez dire, il faut…
de la place ! de la place !
il y a beaucoup de L.H., non ? oui c’était sa bibliothèque…

Bien ! Je voulais écrire mon livre et je disposai ma vie pour ce faire.
Eduard von Keyserling, Une expérience amoureuse, 3 août 1900
(Trad. de l’allemand par J. Chambon).

vie des petits animaux grillés

une mouche crame sur la lampe et ça sent
ça sent la mouche grillée

poème plat
vie des mots, vie des petits animaux grillés

je suis dans l’autre sens des mots, je fais le tour de la maison
pour faire des images du ciel la nuit

la nuit est claire, ce ne sont plus des mots, c’est la nuit
– claire –
et la lune, que je vois si je la regarde, entourée de nuages nonchalants

ce sont des mots, ce sont les mots qui ne sont pas tous dans la nuit
nonchalants n’est pas dans la nuit, nuages figure dans la nuit
claire est-elle ? ô nuit

mes mots ne sont pas dans mes pieds
quand je fais le tour de la maison
mon corps abstrait, il n’y a plus personne
que les nuages, la clarté, une ou deux étoiles
– que je vois si je les regarde –

de là-bas viennent des musiques, de la nuit sans mots
sur mes pieds nus

je fais des images
le jour la nuit avec mes pieds

je fais des images, les mots se sont absentés

{il n’y a pas de phrase simple} + 1 [hyp.]

rien n’est simple, ni le mot ni l’homme ni le poisson

de nombreux mots se glissent comme des poissons
sous les ceintures abdominales et dévorent les organes
de la raison ; car la raison est un poisson intérieur

les mots au fond des bouches qui font plop à la sortie,
les mots à la surface comme quand on fait le poisson,
s’exercent à avoir raison de la raison
c’est la chose la plus forte – la plus forte (répète l’écho) –

*

je descends à S. pour écrire un mot
je ne m’appelle pas mon ami Pierrot
bien sûr que non ; devant le miroir
je fais le poisson que je ne mange pas

je descends à S. pour écrire un mot
et rencontrer le poisson que je ne suis pas
la solution que je mangerais violemment

la violence n’est jamais une solution, le poisson peut-être

la théorie de l’évolution n’est pas seulement
l’histoire de l’humanité mais aussi l’aspiration
à ce que l’être évolue tout au long de sa vie
or l’être peut revenir en arrière, redevenir poisson
[hyp.]

la couleur réglisse des mots

[19 juillet 2014]

j’ai les trois premiers mots, ils sont venus ce matin suite à un rêve compliqué, je les mâchonne déjà un certain temps pour être sûre qu’ils ne se font pas la malle, puis je sombre dans une tristesse sans fond dont par définition j’ignore l’origine et d’ailleurs si j’en connaissais l’origine qu’est-ce que ça changerait, ensuite je les promène, eux et la tristesse, plus l’extrême chaleur, pour tenter de diluer le tout, ça se transforme en mayonnaise informe dans une grande librairie dont je tais le nom puisque de librairie elle n’a plus que l’intitulé, lequel n’est pas identique au nom, je suis dans un cauchemar, tout a disparu, je veux dire, tous les livres, autant dire tout, ne reste que des images très colorées, stupides, des touristes trop grands, des effigies, des gilets pare-balles, du bleu-blanc-rouge,

et alors je veux disparaître dans une tente mais je suis retenue au bord de la disparition par l’idée, toute con, de la popote ; la popote, cet objet qui flirte avec la tente ; par l’idée, toute con, de l’oreiller gonflable ; l’oreiller gonflable, cet objet mou qui flirterait avec mon cou, mais comment ; le mobilier de camping ; ces objets tout cons qui flirtent avec le néant de l’horaire ; et, alors qu’une G réparatrice, entendre ici bière irlandaise très brune, me répare, les trois premiers mots sont toujours là, maintenant très éloignés comme un train très en retard, je les maintiens, les saucissonne, les arraisonne, sans aucune certitude sur leur ordination, et leur demande des comptes : vous, là, les trois premiers mots, oui, vous /

transcrire la puissance (notes)

. de notes il est question, de notes et de notes, de mots et de notes, de notes sans mots, de paquets de mots sous les notes –
mais pas du tout de notes, aussi bien.

  1. sous la musique, sous les notes, sous les gestes, sous la nef et le transept
  2. dans tout –
  3. visibles : les vitraux, les piliers, les escaliers, les gestes, le bois, les couleurs sur les murs, des mots armoriés autour des personnages peints
  4. sous les notes fermant les yeux : des grappes de mots attachés par la langue apprise
  5. des soixante bouches sortent des sons-mots étirés méconnaissables répétés latins
  6. du hautbois, du violoncelle, des violons, des cuivres à clapet, des bouches, sortent le tout des sons dans le tout de l’espace froid
  7. les paquets de mots se bousculent sous les notes et les voix : musique, Ca 1150 «art de combiner les sons musicaux»
  8. mélologue, du gr. μ ε ́ λ ο ς « chant accompagné de musique »
  9. arrêter le sens, conserver le paquet de mots occupant la zone immatérielle des sens
  10. ah ! lisible ? compatible ? attirant ? énervant ? ah !
  11. rien du savoir, barbapapa de mots lettres sons syllabes accumulés
  12. sous les mots, seul le geste : sous ses gestes s’élève la barbapapa lisible autour du bâton
  13. lisibles autrement, les indications qu’il suit et qu’il donne : c’est le chef et sa baguette
  14. audibles : les quantités de sons formant la barbapapa de mots jamais transcrits
  15. puisque les sons-mots vivent sous l’infanchissable barrière des corps différents
  16. il n’est rien de plus paisible que la coexistence des sons autour du bâton et leur évanescence impossiblement transformée par les sens
  17. un point d’orgue –
  18. et des mots pourtant jamais dits, jamais écrits : transcrits, apparus par surprise, autour du bâton, légers dans l’air, on n’ose pas dire filamentaires
  19. la musique, dont pourtant jamais le mot ne fut transcrit, la musique organise et décompose le trajet des voix dans les corps
  20. ses gestes, suivis par des centaines de paires d’yeux ouverts, transcrivent la puissance des notes, des sons, des voix, des mots.

[Hector Berlioz, Le chef d’orchestre : théorie de son art :
extrait du grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes
(2e ed.), 1902]