< humains insuffisants >

 

 

 

les humains sont insuffisants
surtout en photo de groupe
en action de groupe
en désir de groupe
en regroupement

les humains sont insuffisants

c’est ici que j’écris ce roman qui ne s’écrit pas
c’est ma spécificité
il ne s’écrit pas
je l’écris mais il ne s’écrit pas
il refuse
il croise les bras et fait non de la tête
comme toutes ces poupées des années
non non et non

les humains sont insuffisants

c’est l’assertion dominante
de la suffisance
qu’elle est insuffisante
à nouveau je prends plaisir
à nouveau je dénigre
à nouveau j’exerce ma parole critique

les humains sont insuffisants
& le rouge à lèvres couvrant

c’est à peu près la même chose

j’entends une moto mal réglée passer
je suis très facilement distraite

humains de la suffisance
tous ensemble
qu’ils crient dans l’enthousiasme collectif
avec les points d’exclamation idoines

mais rien ne leur revient
de leur prétendu dû
rien
ni l’écho ni l’abc des enfances rougies
ni l’agir nécessaire

les humains sont insuffisants

                     Oeuvre de Wolfgang Tillmans, détail (in Rien ne nous y préparait − Tout nous y préparait, Centre Pompidou, 2025)

l’image, comment t’est-elle parvenue ?

 

il s’agit de Trieste, plus précisément du port de Trieste,
de l’endroit où il y a de l’eau et des bateaux,
mais aussi des bâtiments vénérables & nonchalants
de pierre blonde

il s’agit de cafés profonds et de façades sculptées,
à ne pas savoir trier les statues d’écrivains,
pauvres témoins de ce qui eut vie ici

comment, du regard étalé, proviendrait
celle qui te surprit : l’image ?

comment les neurones se sont-ils connectés
et qu’adviendrait-il, en un moment inusité,
d’une image, celle de Trieste ?
pas de réponse

une autre, qui ressemble à une de Provence
tant décevante,
d’amandiers donneurs d’amandes à ramasser,
de colline à gravir en suant
vers une chapelle modeste mais dominante
à chaque vent ouverte,
s’intercale sans préavis

Trieste a disparu, triste un peu resté,
depuis une éminence gravie
regarder d’une position dominante
la beauté déclarée des oublis empilés.

des hivers intérieurs / s’appeler violons

 

 

violons zézayant, hautbois,
harpe scandant, flûtes longues,
accélérations, roulements de tambour,
orientalisme, coup de gong,
doigts précipités sur darboukas,
persistance des zzzzz des violons,

secouement de tubes remplis de grains,
montées chromatiques des violoncelles,
reprise magistrale par le chef et sa tête
c’est la même chose : caput

et le piano, de syncopes et de retraits vifs
comme mains brûlées sur casseroles
lenteurs d’un xylophone soudain,
menace possible de trompettes,
grandiloquence instrumentale

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bien-être conclusif, caressant, éclairages,
certitudes feutrées,
échappée de lumière vers couloir serti de livres

corps allongé sur canapé
piano Superman
pianiste peintre sculpteur

être Bach, oh, être lui, être seul, toujours,
dans le palais de la mémoire vive.

Johann Sperl, Ferme à Betzingen, 1873 (décadré) [Alte Nationalgalerie, Berlin]

– un infime petit récit –

 

 

(comme un trombone pour attacher quelques feuilles)

trombone jamais seul
paquets de feuilles blanches écrites
geste de tapoter les feuilles
pour égaliser leurs bords
feuilles remplies d’écritures
séparer les tas
les disposer sur la table
les ranger
les tromboner
métal ou plastifiés couleur
les trombones se choisissent
parmi un monticule
deux ou trois doigts fouillent
l’oeil évalue et distingue le trombone

trombone seul à attacher son tas
restera particulier si rouge ou vert
ou seulement métal plus malléable
tas devenu liasse par l’attache
le geste preste un deux trois
reconnue rangée classée
encore un trombone
passe-le moi merci
j’en ai plus t’en as ?

Une demande de brevet américain pour une machine-outil destinée à produire ce type de trombone est déposée le 27 avril 1899 par William Middlebrook à Waterbury (Connecticut).
Le brevet (U.S Patent No 636272) lui est accordé le 7 novembre 1899.

neuf-être syllabes /

 

 

les champs couverts de givre de part et d’autre
de la route
les champs verts et marron
sous le givre la couleur
les labours
les restes d’eau stagnante
scintillants si le soleil
sinon allumer ses feux de brouillard

les labours = la terre retournée
et dedans rien ou quelque chose
longer les champs avec ses feux de brouillard
devant et derrière
et les champs sur les côtés
rouler au milieu des champs
est égal à rouler sur la route
phares horizontaux champs latéraux

ce que vit l’oeil se déroula en si peu de temps
la route dégagée la route avec ses voitures
dans la plaine nappée de brouillard
et jamais l’impression ne fut ce qu’elle a été
jamais car l’esprit a changé l’esprit n’est plus
la route nappée de brouillard n’est plus
ne contient plus rien
comme la terre est vide dedans

les labours la terre grasse
le marron de la terre retournée
les labours les labours
le signe égal à brouillard
rouler dans le brouillard
n’évoque plus rien d’autre
la route est dégagée
la voiture avance paisiblement vite

                                                                                        colonnes de pierre blonde, Archives Nationales (détail)

« en fait, tout dépend de ta mort »

 

 

le temps que je meurs je le décide
j’ai mouru et renu rené
j’ai mouru un peu, je me suis arrêtée au bord de la route
c’est déjà trop long
je me suis
et j’ai mouru
il n’y a pas en face de mouru, vivu
pourtant j’ai vivu aussi bien

c’était sur ce trottoir, j’ai disparu
oui, il y avait bien soudain, cet adverbe inutile
il y avait mais dans un autre endroit
bref, à l’endroit de j’ai mouru
quelques arbres à papillons
j’ai senti une branche en me penchant
il n’y a pas de puis non plus, ni puis, ni ensuite

j’ai mouru parce que je l’ai voulu
mouru quelques instants
mouru un peu
mouru renu rené
ils m’ont demandé : mais la question de la renaissance ?
c’est une question ancienne
gênante aussi si on lui met une capitale
je ne veux penser à rien d’autre qu’à ça
au premier geste si vivant, sans retour nécessaire

la branche de l’arbre sentait l’odeur adéquate
il fallut encore laisser tomber les personnages, tous
aucun personnage ne devait rester
tous, même avec des yeux bleus des cheveux roux
rien ne devait rester
je dois pouvoir mourir un peu et
sans autre verbe mais pourtant

j’ai pris des notes sur le projet
en buvant une bière au soleil sur une chaise rouge
c’était mieux que de l’expliquer
et de devoir répondre à des questions sans réponse
j’ai repris mes notes sans ensuite ni soudain
il y eut un peu de marche en vain
et en effet j’ai disparu dans le trajet
qui menait au métro
puis j’ai pris le métro
j’avais mouru en sentant l’odeur d’un buddleia.