“aller dans le sens opposé” *

 

 

* (La cave, T. Bernhard, 1976)

racler le fond de la vieille casserole qui te constitue
en lécher les bords
racler encore le fond
en récupérer les traces qui collent aux parois
racler jusqu’à l’obsession
en finir avec le sens : jamais
ni dans un sens ni dans l’autre

quel est le sens ce sens
de la centrifugeuse
de droite à gauche
ou de bas en haut
elle nous malaxe
nous expurge
nous presse les chairs
qui passent par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel
après nous réduit
par cuisson le cerveau
nous le découpe en petits pois
nous l’étire
nous le reforme à volonté
selon le sens le fameux sens
de la théorie commune
précise dure claire
et sèche et tranchante
nous ressort
lavés transformés transmutés
en robots infantiles
tournant enfin
selon le sens le très beau sens.

3/1973

• La nouvelle insensée •

 

 

Déchiffrer l’enveloppe : des graffiti la zébraient. Pourtant c’était bien la nouvelle insensée. Il y avait un enfant petit, un père, que la mère de l’enfant regardait avec tendresse. L’enfant petit venait se blottir contre le jeune père : le spectacle était parfait. La mère était invisible, même pas dans une encoignure : invisible. Seul son regard existait. Dans le fauteuil, eux se chuchotaient des choses inextricables mais calmes.

La nouvelle insensée parcourait une distance de temps importante, incalculable. Elle était le contenant et le contenu. Bien sûr, à la fin elle figurait sur l’enveloppe, sous forme de lettres indéchiffrables et de traits, oui, des graffiti comme sur un mur. Le père et l’enfant n’en étaient qu’une infime partie. Une autre partie, souterraine, agissait sans qu’on puisse voir quoi que ce soit : c’était la nouvelle insensée.

Il n’y avait pas de spectacle du tout, pas de composition. Le contenu avait disparu, ou plutôt régnait une incertitude qu’il eût ou non existé. L’enveloppe donnait une piste sur l’enfoui : la nouvelle insensée demeurait comme trace. D’ailleurs n’en restait que le recto ; c’était une enveloppe sans verso. Une inscription sur un rectangle, presque une oeuvre d’art. Personne ne pouvait cependant dire “un dessin”, parce qu’elle se refusait à se laisser enfermer dans une catégorie.

La nouvelle insensée prenait un tour majeur, venait nommer le vide qu’elle contenait. Elle clôturait une phase. La mère disparaissait possiblement, du regard et de l’existence des autres. Une trace à la place d’elle resterait, flottante, sur une enveloppe quasiment illisible et sans verso, à la limite de l’art, entre l’écriture et le dessin : la nouvelle insensée.

                                                                                                                            …………………oeuvre de Edith Dekyndt

il y a longtemps tatata…

 

 

le cerveau vint sur le tapis –
n’existant que sans conscience qu’il soit
il se présentait en lieux, en possibilités, en désignations
en organes de sens, en recoins, en cachettes, en divisions

le cerveau soudain existait, doté de pouvoirs extrêmes
comme une crème glacée convolvulacée :
forme qui n’existe pas mais avec le chiffre infini
de ses connexions, l’immensité de son pilotage

opposant le solide au liquide
construisant des ponts logiques
définissant des surfaces à conquérir
des mouvements qui ne seraient pas réflexes

le cerveau qui n’est jamais un mais multitude
advint comme juge ultime des incapacités nouvelles
et de sa fantaisie possiblement déroutante
surgiraient des encore inouïs

d’images tramées en discours élaborés
de clins d’oeil appuyés en dogmes figés
le cerveau produirait à l’ombre des laboratoires
dans ses circonvolutions ses danses inconvenantes

*

il y manquerait une intercalation un intervalle
il y manquerait ce qu’on ne trouve jamais
il y manquerait l’hypothèse d’une destruction du temps
il y manquerait ce qui ne peut pas ne pas manquer

 

< un collier bleu de perles >

 

 

les vies fragiles
près de la marche de l’escalier
la première marche
ses pieds aériens
une silhouette se retourne

les vies fragiles
ses mains attrapent
un collier bleu de perles
égrènent le bleu des vies
le posent sur du jaune

les vies fragiles
près de l’évier
ses yeux dans le vague
détaillent le parfum
du gris dehors

les vies fragiles
un cinéma les aurait filmées
leurs vapeurs de déplacements
leurs silences obstinés
aux fenêtres du temps

chu sur une table jaune
un collier bleu de perles
des vies fragiles
dit leur fin possible
l’échéance sans retour

LES 8 DERNIERS JOURS D’ANASTROZOLE.

 

 

MERCREDI.

Des oiseaux chantent, comme tous les matins. Un particulièrement, sur deux notes, répétitivement, en modulant les rythmes. Un autre se superpose, décidé à n’employer qu’une seule note, plus haute que les précédentes.
Comme tous les matins et tout le reste du temps, que les oreilles écoutent ou pas. Les oiseaux ne s’arrêtent pas de chanter si on ne les écoute pas ; ils s’en fichent de l’écoute.
Les phrases qui s’enchaînent forment un petit filet dans lequel s’emprisonnent des pensées maladroites et peu formées, sans qu’on sache qui les a commencées.

Le mercredi de ce début s’approche d’une fin : le mercredi suivant cessera la prise d’anastrozole, qu’une femme prend depuis 1826 jours – année bissextile comptée, une de celles divisibles par 4 – comme un prénom qu’elle ingère chaque matin avec un peu de jus de fruits, très souvent orange-carotte, mais parfois plus compliqué – une combinatoire de fruits improbable, sur laquelle un fabricant a misé pour attirer l’attention, en un jus rouge sombre – ou bien plus simple : clémentines.
Elle gobe le cachet tout petit en ouvrant ses volets. Aujourd’hui elle se demande si elle continuera avec le jus de fruits s’il n’y a plus d’anastrozole. L’un entraîne l’autre, qu’elle boit au large goulot, sans intermédiaire, pour être au plus près du médicament protecteur.

Ce mercredi inaugure la dernière semaine de prise, et plus précisément, les sept derniers jours après ingestion et ouverture des volets. Il n’y aura plus qu’un seul mercredi, et le jeudi suivant, plus d’anastrozole, un matin inconnu, sans jus ni gobage de cachet.
Et que se passera-t-il ? La femme cessera-t-elle d’avoir les mains et les yeux secs ? Retrouvera-t-elle sa libido disparue ? Se remusclera-t-elle ? Se transformera-t-elle en une adorable créature ouverte aux humeurs du monde plutôt qu’aux siennes propres ? Aura-t-elle moins d’insomnies durables ?

JEUDI.

Des oiseaux chantent. Le jus de fruits (clémentine) était un peu acide ; l’origine n’est pas pur fruit, je ne crois pas ; je l’ai acheté au village, pas au rayon frais. J’achète le jus que je peux, pas toujours celui que je veux.
J’ai fait sauter le petit cachet de son alvéole, l’ai avalé et ouvert les volets dans la foulée. Il n’en reste que 6.
6 ! Alors qu’il y en eut tant et tant, enfilage de plaquettes sur plusieurs saisons, dans plusieurs lieux, en Autriche, en Slovénie, en Andalousie, à Paris le plus souvent, à la campagne aussi depuis un an, dans le Sud, à Sète, en Provence, à Manosque, à Bordeaux et Arcachon, dans les Landes, en Bretagne sûrement, dans le Morbihan, dans le Finistère…à Rochefort, Madrid, San Sebastian, Royan, des villes où je ne serais peut-être jamais allée s’il n’y avait pas eu le cancer.
Je ne sais pas s’il y aura encore jus après le petit cachet. J’en ai encore acheté une bouteille, un compliqué, un de la combinatoire de fruits au jus sombre.

Je me souviens : je suis passée devant l’endroit où j’ai fait changer mes pneus avant l’autre jour, avec cette sensation de retrouver ma route. De plus en plus je connais les routes dans la petite ville proche de chez moi à la campagne.
J’ai dit à une petite assemblée (nous étions 6, trois hommes et trois femmes) l’autre soir à Chartres : bientôt c’est fini, bientôt je n’aurais plus ce petit cachet à avaler tous les matins, comme si c’était une information de la première importance.
Parfois je me donne une importance qui n’a pas lieu d’être. Qui se soucie du petit cachet à avaler qui va protéger contre une récidive de cancer surtout que ça ne protège pas à 100%, l’oncologue a bien été obligée de l’admettre.

Je suis en rémission complète, ce qui ne veut pas dire guérie, mais l’oncologue aimerait bien que je me persuade que c’est comme si j’étais guérie, mais ce n’est pas comme si, ou plutôt c’est bien comme si, c’est à dire pas équivalent. La mathématique et le langage n’ont jamais fait bon ménage, comme d’habitude.
Et si on plante les yeux dans les yeux de son interlocuteur, on ne donne pas cher des paroles qui éclosent ensuite dans sa bouche.

VENDREDI.

Des oiseaux ont chanté. Chantent encore mais moins ; il est plus tard que les jours précédents. La température est montée, un peu. J’ai compté : ne m’en reste plus que 5 à avaler.
Je me fais livrer 500 litres de fuel ce matin pour l’ECS (eau chaude sanitaire). Il y a un 5 dedans, pas comme dans la date. J’attends le camion de livraison. Je suis davantage préoccupée par l’attente et le prix du fuel que par les médicaments. J’ai regardé : il a légèrement augmenté. Il a tant baissé ces derniers mois. Il faut saisir l’opportunité : au bout d’une longue baisse, ne pas hésiter à commander. Les professionnels du fuel vous recommandent.
 Je n’ai plus la notion des 5 ans. Pourtant.

Ce matin, j’ai bien vérifié qu’un peu d’aluminium ne restait pas dans le creux de ma main avec le cachet. De temps à autre, je vérifie.
Les oiseaux ont momentanément cessé de chanter. Peut-être n’aiment-ils pas la chaleur qui vient. Ou bien ont-ils suspendu leur chant pour attendre avec moi le camion de livraison.
L’oncologue a bien dit : aller jusqu’au bout du bout des 5 ans. La femme a bien essayé de temporiser, de négocier : et si j’arrête un peu avant, une quinzaine de jours avant ? Impossible de se renseigner là-dessus, internet ne donne pas la clé, sur le fait de vouloir gruger, grapiller quelques jours ; au contraire, il semble y avoir des durées encore plus longues de prise pour l’hormonothérapie (à ne pas confondre avec le traitement pour la ménopause, précisent les sites).

Je ne vois pas vraiment l’intérêt d’écrire un texte à ce sujet, bien que nombre de textes s’écrivent sur des sujets encore moins intéressants. Je ne voudrais pas, naturellement, être prise pour une de ces femmes qui se répandent sur les forums en attribuant à leur médicament la personnalité d’un accompagnateur masculin de leur vie, le dotant d’un prénom ou pire, d’un hypocoristique.

SAMEDI.




Des oiseaux chantent. J’ai grand ouvert la fenêtre de ma chambre. Il a fait chaud cette nuit. Descendue prendre le médicament, ouvert tous les volets du bas, remontée dans mon lit, face à la fenêtre. Ne reste plus que quatre cachets. 4 ! Un chiffre équivalent à des jours, à ceux qui terminent un mois en 31 jours, un joli mois de mai.
Cette nuit, la large nue piquetée d’étoiles m’a hélas fait penser à Elon Musk. C’est un de ceux qui menacent l’humanité avec le développement de machines qui vont définitivement nous asservir, avec leurs puces greffées dans les cerveaux commercialisées sous l’enseigne Neuralink. Un “autiste Asperger”, qui prend soin de préciser : seulement pour ceux qui voudront, sourire carnassier aux lèvres. Les essais réalisés sur des singes vont être étendus à des volontaires humains.

Les oiseaux ne se lassent pas de chanter, le monde n’est pas fini tant qu’ils chantent et qu’il y a de l’eau dans mon puits. J’ai mal au bras et j’aurai mal jusqu’à la fin de mes jours : tendon supra-épineux rompu et arthrose dégénérative, ténosynovite de la coiffe des rotateurs à l’épaule gauche. Pas d’opération, je ne veux pas être immobilisée, je ne le pourrais pas, vivant seule. Je n’arrive pas au bout de cinq ans de traitement après tous ces traitements lourds de cancer pour me faire opérer, non.

J’ai signalé au laboratoire qui fabrique les petits cachets d’anastrozole, un “labo générique”, ce qui m’arrive depuis plusieurs mois. Ils m’ont dit que j’avais bien fait, mais ils ne voient pas le rapport avec la prise de leur médicament. Moi non plus, mais je pratique la pharmacovigilance ; je signale systématiquement, parfois à l’ANMS (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé), les effets secondaires observés de médicaments ou de vaccins.
Bref, la fin de l’anastrozole se conjugue avec ces douleurs tenaces liées à cette tendinopathie à l’épaule gauche. Je vois une jeune polonaise deux fois par semaine, qui fait ce qu’elle peut, c’est à dire pas grand-chose : on n’est pas des magiciens, dit-elle avec son accent si particulier, ce que je lui concède volontiers. On s’est encore donné deux séances la semaine prochaine, et puis on avisera.
D’ici là, j’aurai terminé l’anastrozole, et alors, que va-t-il se passer ?!

DIMANCHE.

Les oiseaux ont chanté. Je les entendais d’autant mieux que j’avais ouvert la fenêtre de ma chambre. Les cloches ont ensuite longuement retenti, d’abord les cloches de l’église, puis la cloche républicaine de la mairie ; il était huit heures. 
J’ai pris le cachet avec la fin du jus de clémentines. Les 3 restants, je les prendrai avec ce jus pourpre que j’ouvrirai demain : pomme raisin poire grenade. Puis je terminerai le jus sans aucun cachet les jours suivants, ou d’un seul coup le même jour, je ne sais pas.

Hier, j’ai coupé la plaquette de 10 dont 6 cachets ont déjà disparu, pour ne plus voir les alvéoles vides, ne plus voir que le reste de ce qui était à prendre dès ce matin, place nette, pour que la plaquette soit diminuée, amputée de son intégrité de plaquette de médicaments.
Ces plaquettes, je les découpais souvent, pour prévoir la quantité nécessaire, ou la quantité de secours, pour mettre seulement 2 cachets dans mon sac, au cas où, à l’intérieur d’une minuscule pochette de tissu chinois jaune brillant, ou bien les diviser dans ma trousse de toilette lors d’un court séjour.

Mes déplacements et voyages nécessitaient des stratégies de préparation, de prévoyance d’un nombre adéquat de médicaments rapportés au nombre de jours, plus quelques-uns. Il reste quelques-unes de ces plaquettes diminuées, que je rapporterai scrupuleusement à la pharmacie. Elles sont déjà préparées sur mon bureau.
Je m’imagine contente d’aller les rapporter, un peu fière aussi. C’est idiot mais pas tant que ça ; je n’imagine pas polluer la poubelle avec de l’anastrozole, qui irait où ? Où vont toutes ces molécules dans toutes leurs galéniques, négligemment jetées dans les poubelles ordinaires ?
Je pense que je dirais à la pharmacienne : c’est fini ! bon débarras ! Aujourd’hui, ce n’est pas fini. Pas encore.

LUNDI FÉRIÉ.

Le chant des oiseaux, tôt ce matin, une symphonie calme dans le silence ambiant. Je ne suis pas encore descendue prendre mon médicament, l’antepénultième. Je pense aussi qu’il faut que je prenne l’ampoule de vitamine D, on est à la fin du mois ; je dois la prendre tous les deux mois, je ne sais pas jusqu’à quand, jusqu’au prochain contrôle avec l’oncologue au moins, dans six mois. L’anastrozole impacte les os, d’où la vitamine D. Les miens semblaient de bonne densité lors de l’osteodensitométrie du début, il y a cinq ans. L’oncologue a toujours tendance à me féliciter, comme si j’y étais pour quelque chose, pareil pour les cicatrices, au sein et près de l’aisselle. Vous avez de bons os, les cicatrices sont belles. Tant mieux.

Il ne restera plus que 2 cachets dans le moignon de plaquette. C’est fait, j’ai pris le cachet et l’ampoule de vitamine D avec le nouveau jus après avoir ouvert tous les volets sur le ciel bleu. La cloche républicaine sonne sept heures, le son en est plus sec que celle de l’église qui développe des harmoniques après-coup.

J’écoute la radio : Le président turc reste au pouvoir et entame sa troisième décennie à la tête du pouvoir. On entend des turcs craindre ces résultats, des femmes en particulier, craindre pour leurs libertés. Les déchets plastiques font aussi l’actualité, les micro-plastiques plus précisément. On n’y arrivera jamais, comment contraindre, quels compromis, et caetera.

Heureusement, la musique revient sur France-Musique qui me remercie de l’avoir choisie.

MARDI.

Les oiseaux m’offrent un concert matutinal, j’ouvre la fenêtre pour mieux le savourer. À 5h38, un moustique vient me zzzziter à l’oreille, je le chasse de la main, il va voir ailleurs.
Descendue prendre l’avant-dernier cachet, j’ouvre d’abord les volets ; le soleil inonde les pièces à l’Est, mon bureau en particulier. J’éprouve un certain plaisir à voir ce tout petit cachet restant dans l’une des quatre alvéoles pour demain : le dernier, que je prendrai, obéissant à la consigne de l’oncologue. Elle m’a bien dit, les yeux dans les yeux, alors que je tentai une ultime remise de peine : jusqu’au dernier jour du mois. Je fais ce qu’elle m’a dit de faire, je me garderai bien de ne pas le prendre.

Le nom des molécules est un sujet de plaisir de dire : anastrozole ne me déplaît pas. Une autre molécule m’amuse aussi : tocilizumab, bien que la réalité qu’elle recouvre, chez une personne qui m’est chère et ne souvient pas qu’elle la supporte en injection tous les 15 jours pour contrer les effets de la cortisone au long cours, ne soit pas joyeuse du tout.
Nous allons ainsi vers la mort avec des molécules censées nous réparer, aux noms amusants, que nous oublions parce que notre mémoire ne s’encombre plus de noms, ou qu’un nom équivaut à un autre.

Donc aller vers la vie avec la fin d’anastrozole, supposément. Je le pose ici pour m’en souvenir.

MERCREDI.

Oiseaux, fleurs, soleil à foison. Je suis descendue, j’ai pris le dernier anastrozole de la dernière alvéole, jeté le reste de plaquette, un malheureux bout de plastique et d’aluminium, sans rien penser d’autre que : ne pas jeter le cachet avec, dans le sac de tri sélectif.
Non, il est bien resté dans ma paume, et je l’ai avalé avec ce jus pourpre dont il reste un peu. Je ne rachèterai pas de jus ; pas tout de suite, peut-être jamais.
La marque a choisi pour signifiant un motif déculpabilisant : innocent. Mais c’est tout de même sucré…et dans du plastique.

Hier, je n’ai pu m’empêcher de rapporter par avance les 3 bouts de plaquette à la pharmacienne, 9 cachets en tout et pour tout, c’était bien calculé, il n’y en avait pas tant que ça, pas tant de surnuméraires. La patronne, qui me connaît, a levé la tête et souri.
Hier, c’était l’avant-dernière séance de kiné pour mon épaule ; demain la dernière. On a décidé d’essayer de voir comme ça. J’ai un peu moins mal qu’au tout début quand je prenais des anti-inflammatoires et qu’il n’était pas conseillé d’en prendre
longtemps ; dix jours et stop.

Dans la nuit, lors d’une insomnie un peu longue, j’ai écouté ce camarade philosophe s’escrimer sur les IA génératives, leur absolu danger pour l’humanité, le décervelage dont nous ferions l’objet à brève échéance. Mes yeux piquaient et se fermaient, mais je voulais écouter le replay télévisé de l’émission jusqu’au bout, ce n’était pas très long, je me suis ensuite rendormie. Je pensais au dernier cachet.


Mais ce matin, c’est surtout à demain que je pense, un demain sans anastrozole.

                                                                                                                                                     Illiers-Combray

bégaiement comme forme de dire

 

je me vois toujours marcher

dans toutes les directions
je n’en choisis aucune
mes pas s’étirent par ici et par là

la distance est ma solution
à grands pas je m’éloigne
vers les allées secondaires

je me vois toujours marcher

l’instant pétrifié au carrefour
condense l’ensemble des formes
que pourrait prendre ma trajectoire

il y a comme un redoublement
de la possibilité de l’instant
et des voies à emprunter

je me vois toujours marcher

jusqu’à ma fin je me vois marcher
aux carrefours ne jamais traverser
rester figée statufiée

à grands pas m’éloigner
dans les allées secondaires
et disparaître aux confins de la vue

 

*

Parfois je rêve, à un coin de rue, chez moi à Ferryville, c’est au carrefour de la rue Robin et de la “rue des Arabes” (elle avait un nom officiel que j’ai oublié). La bordure du trottoir est difforme et cassée comme une bouche édentée. Il n’y a pas de revêtement sur le trottoir, c’est de la terre. Ce qui donne avec le soleil d’après-midi filtrant à travers le mûrier et la poussière soulevée par les passants, une drôle de lumière verte et dorée ; je crois que c’est comme ça qu’on a inventé le vermeil. À ce coin de rue il y a le vieux boulanger italien, il est maigre et bossu, et sa femme est fessue, mafflue et toujours de noir habillée car elle a en permanence un deuil qui court. Leur pain est extraordinaire. À côté un marchand de légumes, arabe. Sa boutique est sombre et fraîche, il arrose tous les après-midi le sol de terre battue, puis il attend le client assis sur le seuil, avec souvent un oeillet sur l’oreille. On lui achète un kilo de pommes de terre ou une douzaine de figues de Barbarie. Je reste, souvent, de longues minutes, tiraillé entre toutes ces sensations, de pain chaud, de lumière dorée, et de fraîcheur végétale. J’ai huit ans, dix ans ou quinze ans, mais je sais que je retrouverais plus tard, n’importe, ici l’empreinte de mes pas et la plénitude de cet instant.

[jeudi 7 juin 1979, fragment d’une lettre de mon père,
né à Ferryville (Menzel-Bourguiba), Tunisie, en 1934]