UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 11

jour 11 – Puis le temps s’est asséché, l’année 1994 est passée depuis longtemps, elle reste encore un peu, mais un jour elle prend vingt ans d’un coup, personne ne s’en rend compte, seuls les cheveux grisonnent, et VM demeure, alors à une autre place, en devanture cette fois, à la terrasse d’un autre café, avec le verre à pied et le carafon comme armes déchues, ses mains reposant sur ses genoux ou tenant une cigarette. Il boit, mais moins, alterne avec une bouteille d’eau minérale gazeuse, fait traîner le euh de gazeuse en le prononçant, a des airs d’animal traqué.

L’amour, avec l’identité, fut la seconde question de VM, mais il ne la traita pas, n’ayant pas résolu la première. Ainsi, la première et la seconde convergeaient dans l’aveuglement réciproque, tandis que Carola vivait une existence (somme toute) banale, de jeune femme fin de siècle, c’est à dire absolument défalquée de son propre désir. Elle faisait l’objet d’une soustraction (somme toute) ; malgré cela elle aimait danser durant des heures, méthodiquement.

Elle partait danser pour aller danser. Elle partait danser pour danser, danser et rien d’autre, boire de l’eau toute la soirée, et rien d’autre, suer, transpirer et boire de l’eau, danser et évacuer et rien d’autre. Elle ne regardait rien ni personne, elle embrassait la salle en entier dans son regard, et, dansant, se collait à de nombreux corps comme s’ils eussent fait partie de son propre corps. Ces corps avaient aussi des yeux, des jambes, des bras, bref, tout ce qu’un corps compte de membres, de mouvements de membres, IMG_20150221_150401de cheveux aussi, d’odeurs, de sexes, de signes sexuels primaires, secondaires, tertiaires. Et ces corps parlaient parfois, d’où, sous la musique saturée : hurlaient.

VM, impassible, ou encore plus désemparé, difficile à dire, désemparé de lui-même, à côté de ce lui qu’il ne reconnaît plus comme même, représentant malgré lui d’un Occident inactif, attentiste, désoeuvré, désaffecté, vieillissant, observe une femme en robe orange arrivant de la droite. Mais il s’agit d’une illusion, la saison n’est pas la même, l’année non plus.

Carola avait disparu au coin de la rue, comme souvent, dès qu’elle avait dépassé l’hésitation du carrefour (à droite ? à gauche ? tout droit ? derrière?), s’engageait dans une des rues, descendait comme on voit dans les films à San Francisco la longue et unique route au bout de laquelle le héros disparaît, et disparaissait au prochain virage, fluide comme une ondine, et sans âge.

 

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 10

jour 10 – Nul ne sait quel jour sera le plus intéressant, en temps de paix comme en temps de guerre. Et la guerre est là.

Trois personnages en discutent autour d’un guéridon de marbre tendance bistrot sur lequel, outre leurs verres à pied emplis de vin rouge bio, des flyers traînent. La guerre est là comme elle a été là tout du long, du moins au début, du vingtième, mais aussi tout du long, du vingtième. Elle est là, dans le vingt-et-unième, pareillement. Mais différente. Elle est là mais différente, se répètent les personnages. Mais ils ne répètent pas, ils précisent. L’un d’entre eux est particulièrement personnage, plus que les autres, il y a une insistance à ce qu’il le devienne. L’autre, un écrivain, connaît davantage l’histoire avec un grand H. Quant à la femme (parce qu’il y a encore quelques différences bien qu’elle ne porte pas de robe, ayant froid aux jambes ce jour-là), elle admire les deux hommes et intervient de temps à autre dans la conversation, surtout lorsqu’ils évoquent l’Italie, en particulier Florence, parce qu’elle se souvient, un peu.

Ils sont dans une cour de maison comme à Prague ou à Varsovie ; un peu de reste de pluie les arrose tandis qu’ils devisent ; c’est frais et amusant. Ils ne sont ni VM ni Carola ni le petit homme de la Méditerranée, ce sont d’autres personnages venus faire une incursion dans une histoire qui ne les concerne pas, ils ont atterri non contrits et repartiront comme ils sont venus, en se saluant. Plus tard, s’ils nous intéressent, ils reviendront, on leur fera une place, un réverbère les éclairera, il faudra les placer correctement, leurs jeux de mains seront étudiés tandis qu’ils parleront de la guerre.

On voit l’importance de connaître les choses : un personnage qui ne connaît pas les choses n’a aucun intérêt. Même entre eux, ils s’ennuieraient si tel était le cas ; ils n’auraient rien à se dire. Or, le plus étrange est que : des personnages qui n’ont rien à se dire peuvent tout à fait figurer dans une histoire, parce que l’histoire, toujours, se passe ailleurs. Elle se glisse dans les interstices des phrases, elle est maligne, l’histoire.

La guerre, sujet de leur conversation première, a rapidement été épuisée pour faire place aux événements florentins récents, que l’écrivain a déjà développé dans un livre, et à d’autres considérations littéraires.

 

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 9

jour 9 – Le regroupement est l’alibi de l’indistinction, le partage son expression majeure. Et il est difficile d’affirmer cela sans expliquer, et bien que les choses sont visibles, il faut longtemps les expliquer. Comme il faut préciser les circonstances historiques des événements sinon on n’y comprend rien, il faut expliquer en quoi le regroupement et le partage constituent tout à la fois le devenir et le danger de l’espèce, selon le point de vue que l’on adopte, et c’est bien là le drame, disent-ils, se désolent-ils : il n’y a plus de point de vue !

La ville a des accélérations brutales, des freinages subits, et la plupart du temps, une inconscience pratiquement suicidaire ; le rythme de croisière des pensées dans les corps désapprouve tout changement imposé. Les corps, eux, se croisent dans des espaces rétrécis, se heurtent, hésitent, délibèrent, s’imposent en force, contribuant à la fatigue générale qui détruit les rencontres, aussi sûrement qu’un virus décime une population.

Avant d’entrer dans l’arène, avant de pérorer, VM fut ce jeune homme timide et gauche arrêté à l’orée des groupes. Ensuite, il égaya son monde : trop de propreté nuit, trop de noms propres nuit ! Changeons nos noms !, souriant de toutes ses dents si blanches, si carnassières dans son visage marron clair. Échangeons ! disait-il à la serveuse, à la patronne, à la fille de la table à côté. VM faisait figure de roitelet, comme il y en avait dans chaque district de la ville ; enseignant à la fac pour survivre et paradant le reste du temps, il venait avec des livres, se chargeait de livres lourds, tout le temps à la même place, et ce, durant plusieurs années, tout le temps à la même place, et le temps que ça dure paraît une éternité. Le café devient le centre du monde de l’éternité, il n’y a plus rien d’autre que la place au fond où VM, à l’abri du soleil, écrit son Traité de l’identité jusqu’à tant qu’il soit fini, au milieu des cris.

Fallait-il préciser les choses ? La question du personnage est à la fois centrale et périphérique : s’il est connu, il intéresse ; s’il n’est pas connu, il peut intéresser à condition de disposer du minimum d’éléments saillants qui le feraient reconnaître comme personnage. Avant d’être connu, il ne l’est pas. C’est à dire : le personnage est ce qu’il est et rien d’autre. Il faut s’y résoudre. Connu ou pas.

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 8

jour 8 – Aucune joie n’est destinée à durer, pas plus une joie que tout autre sentiment. La carafe et le carafon (à la différence de la girafe et du girafon) n’ont pas de rapport de taille non plus que de filiation mais une différence de nature de contenu.

1994. Un petit homme frisé de la Méditerranée vient souvent s’asseoir à côté de VM. On ne sait pas bien à quoi il sert. On peut constater que les deux hommes, pourtant si dissemblables, se parlent beaucoup, et d’ailleurs, ils ont rendez-vous et souvent VM s’impatiente qu’il n’arrive pas à l’heure dite, mais il y a les impondérables.

2014. VM boit de l’eau minérale légèrement gazeuse. Devant lui, la transparence du verre et de la bouteille, le liquide transparent, sa main s’avançant pour se servir. A onze heures chaque matin, il se poste au coin de la terrasse, et là, installé devant un verre à pied et une carafe de vin, ne fait rien. Parfois, un napperon en intissé de couleur identique à celle du vin, une serviette de papier blanche, et un couvert soigneusement disposés, indiquent qu’il va manger. Mais pas toujours. Le verre à pied contient aujourd’hui de l’eau. Comme à l’accoutumée, VM ne fait rien qui soit identifiable, rien comme action reconnaissable. Il regarde devant lui, la rue, le trottoir, les gens, comme s’il ne les connaissait pas, comme s’ils ne les avaient jamais vus. Parce qu’il ne les a jamais vus.

À la petite table extérieure de l’angle formé par une vitre et la porte d’entrée, à l’abri du vent et globalement des intempéries, VM n’attend plus rien et a cessé de se répéter, sans plaisir mais sans angoisse. Son esprit cherche, et c’est là que ça commence puisqu’il n’y a plus rien à penser. Il se tient dans le silence. Langage ment. Vivre dans le désengagement ; se dégager du langage. A tout jamais, à tout hasard.

VM, longiligne et élégant (parfois portant des gants), cheveux gris abondants, ne semble pas s’ennuyer assis à sa table au coin de la terrasse du café en angle, dehors. La politique continue, même pendant le repas, mais il ne s’agit pas du repas, il s’agit de l’avant, du moment de onze heures (facteur, livraisons, réveil lent de la ville, étirements des façades, rayons timides les léchant en catimini).

Le petit homme frisé de la Méditerranée est mort il y a longtemps. Il venait et il écoutait VM avec affection. Il lui suffisait qu’il y ait affection avec vin, viande, variété. Dialogues s’ensuivaient sans aucune gêne, dialogues du vide plein. Le petit homme venait en bus de là-haut, parfois à pied à la belle saison, s’asseyait auprès de VM. Sa joie était réelle. Peut-être pas durable mais réelle.

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 7

jour 7 – À Berlin, vers 1982, le bruit dans les concerts était étouffant, saturant. VM n’y avait jamais mis les pieds, son Traité n’existait pas, il était encore tout timide, tout pantelant d’être, c’était un jeune homme hésitant muni de lunettes, et de cheveux si noirs, mal coupés. Il était du genre à rester à l’entrée de la salle, regardant tout autour sans pouvoir fixer son regard sur qui que ce soit, au bord de la fuite radicale. Carola à Berlin portait un short vert pâle et des escarpins chocolat clair qui mettaient en valeur ses longues si longues jambes.

La question de l’amour arrivait sur le tapis très souvent, au moins autant que l’alcool, à égalité, ensemble l’amour et boire. Au fond de la salle, l’amour ? Si l’amour est au fond de la salle, peut-il être dans l’ail, dans le fumet de la blanquette, dans la perpétuité du sentiment ? VM ne restait jamais longtemps avec une seule idée : aussitôt il traçait de nombreux schémas (il avait double formation, mathématiques et philosophie, mais était-il utile de le préciser ?) pour que l’arborescence heuristique s’y éploie comme certains branchages décharnés des forêts civilisées.

Le développement fulgurant de la pratique de la boxe anglaise, de la force musculaire des jeunes gens de la fin du XXe siècle, était lié lui aussi au chteu-chteu dans les salles de sport, pieds mouillés dans les tongs sportives plus épaisses de qualité natatoire bleu marine meilleure qualité caoutchouc moulé. L’autonomie s’acquiert par le combat, corps à corps, combat contre un destin contraire, alors développement des muscles à outrance pour résister, canaliser, protéger, juguler.

1994. VM, flanqué du petit homme frisé de la Méditerranée, dissertait sur la boxe comme identité locale des populations périphériques : elle leur servirait de soutènement existentiel, il serait possible, avec la boxe, de dévier leurs instincts belliqueux, de leur donner une armature face à l’incertitude de trouver-un-travail, de risquer la musculature comme arme de séduction massive, d’approcher l’autre par le corps boxant, d’en éprouver les frontières par la douleur. Le petit homme frisé acquiesçait fréquemment, pas à chaque phrase, mais presque.

Le corps de la boxe, corps surmultiplié, luisant, glissant, fabriquant des exploits : au lieu d’être exploités, fabriquer des exploits. VM met son esprit en boxe, brosse à traits rapides les critères de la mimesis, s’excite, repousse sa mèche, boit un demi, fraternise avec les derniers arrivés, occupe l’éternité du café dans les dernières années du millénaire.

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 6

jour 6 – Après la robe orange de Carola, il y avait la pensée que c’était nouveau, que le thème était nouveau, qu’avec le jour nouveau le thème serait nouveau, mais immédiatement, tout s’avérait non-nouveau, ancien, vu, revu, re-revu. Et que même les années seraient nouvelles, et toutes les marques conventionnelles du temps. Mais non. La stupéfaction, elle, se renouvelait de découvrir à chaque fois les anciennes préoccupations, les anciens thèmes (enfin oui, VM se retrouvait, comme tout personnage de Cholodenko se retrouvait lui qu’il était et pas un autre, et pas moyen de se dépiauter).

Par exemple l’indistinction, n’importe qui pouvait s’en emparer et en faire quelque chose. Il fallait protéger la pépite : y compris des personnes très peu autorisées y allaient de ce danger de l’indistinction. Or ils la manipulaient mal, or c’est une matière dangereuse, l’indistinction. Il fallait repartir du Bavard, il y avait cette nécessité. Beaucoup l’avaient entrevue, peu étaient aptes à la traiter. En effet, je me suis longtemps persuadé que ce qu’il devait y avoir en moi de plus attirant, c’était la singularité. C’est dans le sentiment de ma différence que j’ai trouvé mes principaux sujets d’exaltation. Mais aujourd’hui où j’ai perdu quelque peu ma suffisance, comment me cacher que je ne me distingue en rien ?

Non, VM n’a aucune ambition, décidément aucune. Il n’en avait pas au départ, n’en a pas à l’arrivée. Son temps est long, il n’est pas devenu malade, mais peut-être les causes sont-elles liées : sans ambition, pas de maladies ni de mort rapide. Enfin, on le retrouve une vingtaine d’années plus tard sur son petit bout de terrasse devant une bouteille d’eau. Ce n’est peut-être pas le même : celui-ci ressemble à Eugène Savitzkaya en plus maigre, plus long, plus inutile, ou bien à Louis-René des Forêts ; l’autre au fond de la salle du restaurant avec tous ses papiers épars ressemblait à lui-même, alors qu’il venait d’écrire son Traité de l’identité, où il est écrit que l’identité n’existe pas, bref, il se rendait à lui-même transparent.

Son temps avait fait des allers-retours sans avertissement, notamment avec l’alcool, la boisson comme on disait dans le temps, il a des problèmes avec la boisson, de sorte que le carafon de vin, devant lui ou l’inverse, son corps devant le carafon, arrivait parfois rempli d’eau – désormais carafe – : il s’agit de VM, oui et non, un peu, mais aussi différent, puisqu’il se ressemble moins qu’avant.