UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 9

jour 9 – Le regroupement est l’alibi de l’indistinction, le partage son expression majeure. Et il est difficile d’affirmer cela sans expliquer, et bien que les choses sont visibles, il faut longtemps les expliquer. Comme il faut préciser les circonstances historiques des événements sinon on n’y comprend rien, il faut expliquer en quoi le regroupement et le partage constituent tout à la fois le devenir et le danger de l’espèce, selon le point de vue que l’on adopte, et c’est bien là le drame, disent-ils, se désolent-ils : il n’y a plus de point de vue !

La ville a des accélérations brutales, des freinages subits, et la plupart du temps, une inconscience pratiquement suicidaire ; le rythme de croisière des pensées dans les corps désapprouve tout changement imposé. Les corps, eux, se croisent dans des espaces rétrécis, se heurtent, hésitent, délibèrent, s’imposent en force, contribuant à la fatigue générale qui détruit les rencontres, aussi sûrement qu’un virus décime une population.

Avant d’entrer dans l’arène, avant de pérorer, VM fut ce jeune homme timide et gauche arrêté à l’orée des groupes. Ensuite, il égaya son monde : trop de propreté nuit, trop de noms propres nuit ! Changeons nos noms !, souriant de toutes ses dents si blanches, si carnassières dans son visage marron clair. Échangeons ! disait-il à la serveuse, à la patronne, à la fille de la table à côté. VM faisait figure de roitelet, comme il y en avait dans chaque district de la ville ; enseignant à la fac pour survivre et paradant le reste du temps, il venait avec des livres, se chargeait de livres lourds, tout le temps à la même place, et ce, durant plusieurs années, tout le temps à la même place, et le temps que ça dure paraît une éternité. Le café devient le centre du monde de l’éternité, il n’y a plus rien d’autre que la place au fond où VM, à l’abri du soleil, écrit son Traité de l’identité jusqu’à tant qu’il soit fini, au milieu des cris.

Fallait-il préciser les choses ? La question du personnage est à la fois centrale et périphérique : s’il est connu, il intéresse ; s’il n’est pas connu, il peut intéresser à condition de disposer du minimum d’éléments saillants qui le feraient reconnaître comme personnage. Avant d’être connu, il ne l’est pas. C’est à dire : le personnage est ce qu’il est et rien d’autre. Il faut s’y résoudre. Connu ou pas.

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 6

jour 6 – Après la robe orange de Carola, il y avait la pensée que c’était nouveau, que le thème était nouveau, qu’avec le jour nouveau le thème serait nouveau, mais immédiatement, tout s’avérait non-nouveau, ancien, vu, revu, re-revu. Et que même les années seraient nouvelles, et toutes les marques conventionnelles du temps. Mais non. La stupéfaction, elle, se renouvelait de découvrir à chaque fois les anciennes préoccupations, les anciens thèmes (enfin oui, VM se retrouvait, comme tout personnage de Cholodenko se retrouvait lui qu’il était et pas un autre, et pas moyen de se dépiauter).

Par exemple l’indistinction, n’importe qui pouvait s’en emparer et en faire quelque chose. Il fallait protéger la pépite : y compris des personnes très peu autorisées y allaient de ce danger de l’indistinction. Or ils la manipulaient mal, or c’est une matière dangereuse, l’indistinction. Il fallait repartir du Bavard, il y avait cette nécessité. Beaucoup l’avaient entrevue, peu étaient aptes à la traiter. En effet, je me suis longtemps persuadé que ce qu’il devait y avoir en moi de plus attirant, c’était la singularité. C’est dans le sentiment de ma différence que j’ai trouvé mes principaux sujets d’exaltation. Mais aujourd’hui où j’ai perdu quelque peu ma suffisance, comment me cacher que je ne me distingue en rien ?

Non, VM n’a aucune ambition, décidément aucune. Il n’en avait pas au départ, n’en a pas à l’arrivée. Son temps est long, il n’est pas devenu malade, mais peut-être les causes sont-elles liées : sans ambition, pas de maladies ni de mort rapide. Enfin, on le retrouve une vingtaine d’années plus tard sur son petit bout de terrasse devant une bouteille d’eau. Ce n’est peut-être pas le même : celui-ci ressemble à Eugène Savitzkaya en plus maigre, plus long, plus inutile, ou bien à Louis-René des Forêts ; l’autre au fond de la salle du restaurant avec tous ses papiers épars ressemblait à lui-même, alors qu’il venait d’écrire son Traité de l’identité, où il est écrit que l’identité n’existe pas, bref, il se rendait à lui-même transparent.

Son temps avait fait des allers-retours sans avertissement, notamment avec l’alcool, la boisson comme on disait dans le temps, il a des problèmes avec la boisson, de sorte que le carafon de vin, devant lui ou l’inverse, son corps devant le carafon, arrivait parfois rempli d’eau – désormais carafe – : il s’agit de VM, oui et non, un peu, mais aussi différent, puisqu’il se ressemble moins qu’avant.

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 2

 

jour 2 – La domination du ça freudien avait éclaté : le chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes, s’était répandu au-dehors et collectivement, en tous lieux, avec toutes sortes d’individus, dans des portions de temps prescrites, encore pour un temps, avant sa probable liquidité…

Les humeurs joyeuses se mélangent ; les rires se tressent ; les regards sont confiants. (A ce propos, VM, dont le Traité sur l’identité était paru en 1994 et qui n’avait pas eu le succès escompté, alors-même qu’il prédisait tout cela, oui, VM s’était tu). La joie même du malheur déferle dans des groupes aux contours flous, indéfinis, sans polarité autre que celle du moment, ici et maintenant, partagé.

L’ensemble des malheurs de la planète fait un tabac tel que ça finit par rendre les gens joyeux de le partager, ça. Les inquiétudes, surtout, oui, on s’inquiète, on s’exclame d’inquiétude, on partage : l’emploi ! la pollution ! tout ce plastique ! de la taille d’un continent ! les attentats ! ils décapitent des gens ! tu te rends compte ! Bien sûr, chacun se rend compte et ce rend compte rend inexplicablement joyeux : les exclamations fusent comme aux distributions de prix, encore ! ah ! bravo !

(VM n’a pas le visage morose sur son bout de terrasse, mais bien im-pa-ssi-ble, le visage qui sied à ceux qui sont revenus du bord ultime de la réflexion et qui s’abstient désormais de penser. L’indistinction des corps en marche devant lui, cette chair grotesque, il l’a entrevue il y a longtemps mais ne pensait pas qu’elle avait un rapport avec l’esprit. Il ne regardait pas tant les corps. L’esprit en confusion flotte au-dessus de la foule qui déambule parlant à rien.Ils ont perdu la parole. Les grappes d’humains se déploient dans les lieux où se donnent les nourritures et les boissons. Comme des enfançons, ils ouvrent la bouche mais ne parlent plus ; des flots inarticulés surgissent de leurs bouches attendant le remplissage.)

Il existe une joie réelle, une joie vraie, sinon elle n’existerait pas dans la langue. L’engagement – langage ment, mais ils en font fi – dans les malheurs de la planète se partage, frénétiquement, par tous : la surveillance commence, qui ne s’engage pas ? attention, Big Brother is watching you.

(En 1994, VM regorgeait de choix dans les concepts, alors il écrivait et remplissait des feuilles, toujours plus de feuilles, demandait à la patronne s’il n’avait plus assez de feuilles, demandait du papier, parfois des nappes en papier qui glissaient sous l’encre de son stylo-plume, fulminait, dessinait des schémas aussi, nombreux, grands, pertinents, les souillait parfois de vin rouge, les offrait à la va-vite).

biblio philo 1994

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES : devoir de sincérité à l’égard d’une pieuvre mentale

jour 1 – La ville n’avait plus d’importance, les maisons n’avaient plus d’importance, les gens n’avaient plus d’importance, seule comptait la pieuvre, qu’il fallait nourrir chaque jour, un travail sans gain, travail sans fin, chaque jour réclamant sa dose. (VM regardait par la fenêtre, depuis l’étage élevé qu’il occupait, mais ne voyait rien de particulier, ni la ville, ni les maisons.)

La pieuvre est un état de fait, elle est la manifestation d’une tendance à l’indistinction : tendanciellement les êtres humains aiment se ressembler, très fort, très puissamment. Ils aiment tellement se ressembler qu’ils souhaitent se confiner ensemble, violemment, se battre, se tuer les uns les autres. C’est ce qui se passe depuis que la pieuvre est arrivée. Ils ont constitué la pieuvre eux-mêmes et se sont enfermés dedans. (VM voudrait s’en extraire ; il pense qu’il est plus fort qu’elle, il se fait un café, il songe, devant la fenêtre de son étage, qu’il est piégé mais qu’il doit pouvoir s’extirper de ce merdier, parce qu’il pense ; il pense qu’il pense, donc il pense).

De ce dedans, ils observent le grand nombre d’événements de la planète, les guerres, les destructions, les évolutions rapides des conditions climatiques : ils observent ce grand ramdam paisiblement, comme s’il ne les concernait pas. Parce que le dedans de la pieuvre est confortable, agréable, agrémenté de jeux : le dedans de la pieuvre est un parc d’attractions et de répulsions tout ensemble. Tout y est prévu pour que les gens aiment et détestent tout à la fois tout chaque jour ; le travail de la pieuvre, c’est cela-même, quelque chose qui ne se laisse pas voir ni avoir d’importance. Les degrés d’importance ont disparu, happés, subtilisés par la pieuvre mentale. (VM trouve qu’ils exagèrent, dans leurs critiques, ceci, lorsqu’il est installé dans son coin de terrasse de onze heures à midi). Certains résistent au laminoir, pensent que leur volonté suffira, qu’ils font ce qu’ils veulent.

Comment tu retrouves ce qui était avant, tu ne sais pas ce qu’est l’avant mais il a existé : comment tu le retrouves (chez Cholodenko par exemple, dans ses jeunes filles au Luxembourg, dans des regards, des contorsions de pensée, des possibles feuilletés, des parents réels, des tasses de thé).