UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 13

jour 13 – L’époque milieu des années 10 : apocopes et aphérèses comme antiquités-même puisque l’original a été pulvérisé : lambeaux de syntaxe, miettes d’usage grammatical, péripéties lexicales, ponctuation inerte. Et naissance de cette indigence du signe, née de la rencontre entre des émotions et des intentions graphiques.

VM n’écrivait plus. Il était rerentré tout entier dans son propre livre, dans ce qu’il avait décrit : plus d’identité, comme renfrogné, groin dans l’en-dedans. Il était retourné dans les pages et s’y était perdu réfugié. Les livres comme catafalque. Une grande chapelle coiffant les désirs, les absorbant en un grand tout d’absences et de cris muets.

2014. Les corps passent et se pressent, devant lui, se bousculent, se haranguent, se poussent. C’est sa lecture, il ne lit plus que ça : les corps informes, et le journal du jour, et encore, pas l’intégralité.

Il lui arrive de partir, à l’étranger, plutôt à l’étranger, et pas longtemps. Il veut visiter des endroits, c’est tout, que des endroits, rien d’autre. Quand il part, qu’il voyage, les gens ne l’intéressent pas, il ne veut pas les rencontrer, leur parler. Il ne veut voir que les endroits, ne vient que pour ça, les endroits. Ici, il ne veut ni joindre ni être joint ; il n’a pas de portable. Là-bas, dans les villes, il descend dans des hôtels modernes, il aime la modernité, les chambres au décor standardisé, où aucune trace du passé n’est perceptible.

Il visite. Il aime l’anonymat. La fin de l’identité l’a soulagé. La fin de la question plus exactement. La fin de toutes les questions dont il s’est débarrassé : plus d’absolu ni de relativité, plus de début ni de fin, un être-là devant. En carafe.

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 8

jour 8 – Aucune joie n’est destinée à durer, pas plus une joie que tout autre sentiment. La carafe et le carafon (à la différence de la girafe et du girafon) n’ont pas de rapport de taille non plus que de filiation mais une différence de nature de contenu.

1994. Un petit homme frisé de la Méditerranée vient souvent s’asseoir à côté de VM. On ne sait pas bien à quoi il sert. On peut constater que les deux hommes, pourtant si dissemblables, se parlent beaucoup, et d’ailleurs, ils ont rendez-vous et souvent VM s’impatiente qu’il n’arrive pas à l’heure dite, mais il y a les impondérables.

2014. VM boit de l’eau minérale légèrement gazeuse. Devant lui, la transparence du verre et de la bouteille, le liquide transparent, sa main s’avançant pour se servir. A onze heures chaque matin, il se poste au coin de la terrasse, et là, installé devant un verre à pied et une carafe de vin, ne fait rien. Parfois, un napperon en intissé de couleur identique à celle du vin, une serviette de papier blanche, et un couvert soigneusement disposés, indiquent qu’il va manger. Mais pas toujours. Le verre à pied contient aujourd’hui de l’eau. Comme à l’accoutumée, VM ne fait rien qui soit identifiable, rien comme action reconnaissable. Il regarde devant lui, la rue, le trottoir, les gens, comme s’il ne les connaissait pas, comme s’ils ne les avaient jamais vus. Parce qu’il ne les a jamais vus.

À la petite table extérieure de l’angle formé par une vitre et la porte d’entrée, à l’abri du vent et globalement des intempéries, VM n’attend plus rien et a cessé de se répéter, sans plaisir mais sans angoisse. Son esprit cherche, et c’est là que ça commence puisqu’il n’y a plus rien à penser. Il se tient dans le silence. Langage ment. Vivre dans le désengagement ; se dégager du langage. A tout jamais, à tout hasard.

VM, longiligne et élégant (parfois portant des gants), cheveux gris abondants, ne semble pas s’ennuyer assis à sa table au coin de la terrasse du café en angle, dehors. La politique continue, même pendant le repas, mais il ne s’agit pas du repas, il s’agit de l’avant, du moment de onze heures (facteur, livraisons, réveil lent de la ville, étirements des façades, rayons timides les léchant en catimini).

Le petit homme frisé de la Méditerranée est mort il y a longtemps. Il venait et il écoutait VM avec affection. Il lui suffisait qu’il y ait affection avec vin, viande, variété. Dialogues s’ensuivaient sans aucune gêne, dialogues du vide plein. Le petit homme venait en bus de là-haut, parfois à pied à la belle saison, s’asseyait auprès de VM. Sa joie était réelle. Peut-être pas durable mais réelle.

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 6

jour 6 – Après la robe orange de Carola, il y avait la pensée que c’était nouveau, que le thème était nouveau, qu’avec le jour nouveau le thème serait nouveau, mais immédiatement, tout s’avérait non-nouveau, ancien, vu, revu, re-revu. Et que même les années seraient nouvelles, et toutes les marques conventionnelles du temps. Mais non. La stupéfaction, elle, se renouvelait de découvrir à chaque fois les anciennes préoccupations, les anciens thèmes (enfin oui, VM se retrouvait, comme tout personnage de Cholodenko se retrouvait lui qu’il était et pas un autre, et pas moyen de se dépiauter).

Par exemple l’indistinction, n’importe qui pouvait s’en emparer et en faire quelque chose. Il fallait protéger la pépite : y compris des personnes très peu autorisées y allaient de ce danger de l’indistinction. Or ils la manipulaient mal, or c’est une matière dangereuse, l’indistinction. Il fallait repartir du Bavard, il y avait cette nécessité. Beaucoup l’avaient entrevue, peu étaient aptes à la traiter. En effet, je me suis longtemps persuadé que ce qu’il devait y avoir en moi de plus attirant, c’était la singularité. C’est dans le sentiment de ma différence que j’ai trouvé mes principaux sujets d’exaltation. Mais aujourd’hui où j’ai perdu quelque peu ma suffisance, comment me cacher que je ne me distingue en rien ?

Non, VM n’a aucune ambition, décidément aucune. Il n’en avait pas au départ, n’en a pas à l’arrivée. Son temps est long, il n’est pas devenu malade, mais peut-être les causes sont-elles liées : sans ambition, pas de maladies ni de mort rapide. Enfin, on le retrouve une vingtaine d’années plus tard sur son petit bout de terrasse devant une bouteille d’eau. Ce n’est peut-être pas le même : celui-ci ressemble à Eugène Savitzkaya en plus maigre, plus long, plus inutile, ou bien à Louis-René des Forêts ; l’autre au fond de la salle du restaurant avec tous ses papiers épars ressemblait à lui-même, alors qu’il venait d’écrire son Traité de l’identité, où il est écrit que l’identité n’existe pas, bref, il se rendait à lui-même transparent.

Son temps avait fait des allers-retours sans avertissement, notamment avec l’alcool, la boisson comme on disait dans le temps, il a des problèmes avec la boisson, de sorte que le carafon de vin, devant lui ou l’inverse, son corps devant le carafon, arrivait parfois rempli d’eau – désormais carafe – : il s’agit de VM, oui et non, un peu, mais aussi différent, puisqu’il se ressemble moins qu’avant.