continuité de la figue

(…)l’un des éléments de ma Consolation matérialiste
(…) rencontrer dans la campagne, au creux d’une région bocagère, quelque église ou chapelle romane, comme un fruit tombé
(…) [1]

entre la figure et la fugue

finalement j’ai pas su j’ai pas pu j’ai pas vu
j’ai répondu mais c’était faux
j’ai fugué
j’ai bu du blanc

pas de figure : je me rends, c’est bon, je laisse tomber
j’étais lasse j’ai laissé venir rien n’est venu
rien ne vient jamais
j’ai répondu mais c’était faux

entre la figure et la fugue

figue ouverte, offerte, violine
figue lente, déglinguée, duplice
figue et de quoi
figue et le temps

j’ai répondu mais c’était faux
ce que je fais ici j’en sais foutre rien
je suis je marche je vais
figure de figue en fugue

[1] Francis Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi, Flammarion, 1977
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Eux et le dossier Sofia

C’est à dire, ne pas lui dire, ne pas leur dire, se taire, ne rien dire. Comme ceci ? comme cela ? Comme ils ne sont pas là ? Comme ils sont là mais ne répondent jamais ? Se mettre en retrait ? Reculer de plusieurs pas devant la porte ? Tourner les talons ? Marcher à reculons ?
Qu’il n’y ait pas une longueur d’avance. Qu’il y ait du retard. Qu’il soient là mais n’entendent pas. Qu’ils ne soient pas là et aient oublié. Qu’ils soient partis chercher du lait. Qu’ils soient là-haut sur la colline à siffler. Qu’il n’y ait jamais de solution. Que le jamais soit proscrit. Qu’ils ne l’aient jamais prononcé, en fait.

Combien sont-ils ? Quelle est l’armée de réserve de ceux qui ne répondent pas ? Est-ce une désertion ? Je pars à la plage, je ne laisse pas de traces. Je disparais dans la montagne avec des bêtes. Aiment-ils les bêtes ? Et les plantes ? Et la tempête dans le ciel ? Et les sources pures où ils s’abreuvent avec elles, les bêtes. Et la peinture qui les représente.
Qu’ils aient des yeux pour s’extasier devant les peintures. Qu’ils aient disparu pour s’extasier. Que l’extase soit devenue leur moteur. Qu’ils aient mis un tigre dans leur moteur.

Que le temps long soit devenu impossible. Qu’ils restent impassibles devant l’attente de l’autre. Qu’ils n’aient aucune idée de ce qu’est l’autre. Que ça les fasse bailler d’ennui, l’autre. Que l’autre devienne un ennemi. Qu’il faille s’en protéger comme d’une espèce dangereuse.
Ils ne répondent pas. Ne répondent plus. Capitulent. Se protègent. Disparaissent. S’appellent de noms trouvés dans les gazettes scandaleuses. Même pas. Ne changent pas de nom : le liquident, le grattent sur les papiers. Même pas. Ne font rien. Chassent le papillon. Pas non plus.

On ne sait pas, on ne devine pas, ni ce qu’ils font, ni où ils sont. Ils ne sont pas là où on les croit. Ils sont dans des endroits banals mais on se refuse à l’imaginer. Ils sont au travail. Ils croulent sous le travail. Ou bien ils ont démissionné. Déjà ? Oui, c’est probable : on ne l’a pas vu depuis une semaine. Il n’a pas été vu. On ne sait pas ce qu’est voir, mais il n’a pas été vu, ni bu, comme du petit-lait. C’est passé comme une lettre à la poste. La lettre est passée, zioup, hop, comme du petit-lait au fond de la boîte.

Les disparus et les absents à l’appel, les cachés : ne répondent pas. C’est leur seul dénominateur commun. Ils sont une multitude. Il faut appuyer sur des touches. La touche A est enrayée, la touche B refuse de s’enfoncer, etc. Des touches sont effacées par le temps qui efface tout, absolument tout. Pas du tout, pas ce qu’on croit. Ils n’ont pas disparu sous des touches. Il y avait bien pourtant des touches. Il y avait des touches mais pas celles qu’on croit. Des touches fortes et tangibles, sur lesquelles on appuyait, et qui répondaient.rond

Le temps n’efface pas tout. Rien de ce qu’on croit. Rien n’est cru. Ils sont toujours là, morts ou vifs, tapis derrière les rideaux. L’alphabet les aide à se tapir. Ils s’y coulent comme dans de la mayonnaise. Dès qu’on sonne, personne ne répond. Au jugé, dans le soleil aveuglant, se reculer sur un trottoir absurde. Et considérer la situation avec sagesse et émotion, gloire et persuasion, cinéma et componction, coiffure et paramount.

Le dossier Sofia n’avance pas. Pas comme il devrait. On ne sait pas ce qu’il devrait à qui, mais il devrait et n’avance pas. On se tient devant la porte et ça n’ouvre pas. Il y a plusieurs portes dans différentes configurations de villes, de villages, de maisons isolées, d’immeubles plus ou moins anciens, d’impasses et de boulevards plus ou moins tranquilles, plus ou moins en bordure de rivières, plus ou moins en hauteur.
Dès qu’une forme de Sofia apparaît, elle est balayée par une ombre qui la noie. Elle est introuvable, il faut y aller au jugé, à tâtons, dans le noir. Derrière la porte, le silence. Pas tout à fait le silence : ce silence brodé de légers bruits, acoustiquement instables, limites.

Des documents existent, mais que sont des documents face à l’indifférence ? Des documents existent dans des chemises et ils sont interprétés. Il faut faire attention à les ficeler, faute de quoi le vent pourrait disperser les feuilles. Ils n’en sont plus là ; les archives ne sont pas conservées au-delà de leur date de péremption.

Le dossier Sofia stipule qu’il fait jour. C’est la moindre des choses, qu’il fasse jour. Il ferait nuit qu’on n’en serait pas plus étonné. Mais il fait jour. Il n’y avait personne derrière les rideaux. Ou bien ont-ils été légèrement écartés ? À force de scruter, on aurait pu avoir l’illusion qu’ils ont bougé.
On ne peut décemment pas tirer de conclusion de ce fait sauf : là-bas, une maison, des rideaux, des fenêtres, d’abord des fenêtres, des rideaux, quelqu’un derrière. Les absents ont toujours tort. On se tient prudemment en retrait. On recule. On se tient à distance. On se protège.

parfois je m’arrête de penser :: les mal dit

tource n’est pas la même chose que d’être empêchée de penser :
si je m’arrête c’est que je pourrais penser mais que non
si je suis empêchée de penser, c’est qu’un gros bouchon noir l’interdit
je préfère m’arrêter de penser mais je n’ai pas le choix

il est presque neuf heures, je pense que parfois je m’arrête de penser
et que ce n’est pas la même chose que d’être empêchée de penser
qui se produit plutôt le soir avec le gros bouchon noir
et qui s’écrit comme une tache d’encre, comme un mal dit

j’aimais beaucoup les mal dit quand j’en récoltais dans les champs
de la pensée qui s’arrête, interdite, j’en récoltais pas mal
avec les faux mouvements de la pensée qui ne se lève plus

je n’aimais pas du tout les mal dit quand j’en récoltais
dans les champs de la pensée empêchée,
avec les faux mouvements de la pensée qui fait des plis sur la joue

c’était Nietzsche

[texte lulu le jeudi 21 juillet 2016 à 18h23 puis à 18h46,
à la librairie L’humeur vagabonde, 44, rue du Poteau, 75018 Paris]

*

la question de la jeune liseuse autodidacte portait entre autres sur la vie sexuelle de Nietzsche. il y avait deux choses plus exactement : la Généalogie de la morale et la vie sexuelle de N. la jeune liseuse était à l’hôpital pour des douleurs auxquelles personne ne donnait de nom. des internes se succédaient au pied de son lit, et s’interrogeaient. c’était l’été, les montagnes étaient belles : la liseuse les regardait. un paysage de montagne en été dans un hôpital, des couleurs de bleu, de vert, de brume soulevée par du bleu pur : des couleurs parfaites pour ses douleurs.

Nietzsche lui donnait envie de lire tous les autres livres, et d’abord Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung 13600178_10210348571141321_5780624164580253451_nLe monde comme volonté et comme représentation –. elle voulait forger sa solitude douloureuse en un silence élégant porté au fer rouge. elle redessinait son nécessaire silence et définissait sans cesse ce qu’elle était dans un livre ; elle écrivait dans un livre ce que les autres livres pourraient lui apporter. elle voyait des pans entiers de murs couverts de livres dans une maison qu’elle aurait un jour, une maison avec jardin et solitude, avec jardin et silence.

mais pour l’instant, et sans qu’elle sût la durée de cet instant, elle était immobilisée, et Nietzsche ne la quittait pas. elle lisait ce qu’étudiant, il écrivait : Je ne sais quel démon me souffla : rentre chez toi avec ce livre… À peine dans ma chambre j’ouvris le trésor que je m’étais acquis, et commençais à laisser agir sur moi cet énergique et sombre génie…la jeune autodidacte se voyait alors dans le tunnel du savoir avec lui, elle aussi allant vers ce livre de Schopenhauer, jalouse de sa possession, et qui lui ouvrirait les portes de la félicité supérieure.

la vie sexuelle de N. lui revenait avec inquiétude : cette question-là. si N. n’avait pas eu accès à la jouissance, s’il était pur esprit, la jeune liseuse, elle, ne l’était pas, comment ferait-elle. il y aurait un enfant dans cette maison pleine de livres, et un homme, bien qu’ils seraient incompatibles avec le silence et les livres. elle balayait l’objection et continuait de lire et d’écrire.

rampant dans le tunnel de la volonté de savoir avec Nietzsche, Schopenhauer et d’autres qui se découvriraient en temps voulu, la jeune autodidacte adhérait pleinement à cette secrète violation de soi-même, cette cruauté d’artiste, cette volupté à se façonner comme on ferait d’une matière résistante et sensible, à se marquer de l’empreinte d’une volonté, d’une critique, d’une contradiction, d’un mépris, d’une négation ; ce travail inquiétant, plein d’une joie épouvantable, le travail d’une âme volontairement disjointe qui se fait souffrir par plaisir de se faire souffrir, toute cette « mauvaise conscience » agissante, en véritable génératrice d’événements spirituels et imaginaires, a fini par amener à la lumière une abondance d’affirmations, de nouvelles et d’étranges beautés, et peut-être lui doit-on même la naissance de la beauté même…

elle comparait sa beauté intérieure et extérieure avec la laideur des gens, elle s’était approchée de la fenêtre avec sa perfusion, envahie par un profond mépris. dehors, le rythme de la petite ville accrue de ses touristes hideux répartis en grappes de familles criardes, accroissait le mépris de la liseuse et sa prédilection pour sa souffrance, sa perfusion, ses douleurs. par la fenêtre grande ouverte sur des montagnes vertes, elle ricanait des mémés vieilles avant l’âge et des touristes à la chair grasse et blanche. elle avait soif de beau avec Nietzsche.

c’était l’été de la nouvelle philosophie, mais la jeune liseuse avait décidé qu’il était temps qu’elle regardât vers l’ancienne, il lui manquait trop de bases, il lui manquait toutes les bases à vrai dire. mais elle voulait la beauté, le silence, la musique. de cela, elle était sûre. et la solitude. et les mots. il n’existait aucun texte qu’elle ne pourrait forcer avec sa volonté de savoir. la solitude l’inquiétait tout de même, pour l’enfant à venir, comment ferait-elle. elle écrivait toutes les questions dans son cahier qui ressemblait à un livre, et de cette manière accompagnait les livres qu’elle lisait.

les douleurs persistaient. on l’avait transférée dans l’hôpital d’une ville plus importante d’où elle pouvait encore moins s’évader : les fenêtres en étaient condamnées. elle était en observation pour une maladie à laquelle on n’arrivait pas à donner un nom, qu’on ne pouvait pas soigner. l’idée de la maison pleine de livres avec jardin s’éloignait. elle était angoissée, et dérangée par une vieille qui partageait sa chambre dans l’attente d’être opérée.

alors elle revenait vers Nietzsche, au rendez-vous de ses questions, Par-delà le bien et le mal : Choisissez la bonne solitude, la libre solitude, enjouée et légère, qui vous autorise à rester bons, en un sens ou en un autre. oui mais que faire de la vieille, N. ne donnait pas de réponses. et la jeune liseuse ne se sentait pas si bonne que cela ; il lui manquait une grandeur d’âme qu’elle ne savait inventer, trop prise par son corps souffrant et les bruits de la vieille.

alors elle revenait dans le tunnel ramper avec Schopenhauer, sans qui Nietzsche n’était rien, ou si peu. avec la volonté posée comme un cataplasme apaisant sur son corps et ses maux, sous la forme du vouloir-vivre dans le jardin, dans la solitude légère et enjouée de la chose en soi que nous sommes nous-mêmes, puisque nous appartenons nous-mêmes à la catégorie des choses à connaître. et la jeune liseuse autodidacte poussait un grand soupir et s’endormait enfin, vaincue.

le rouge est dans le bleu

lorsque je vais pour écrire le rouge est dans le bleu, tout s’en va, le rouge, le bleu, les autres
l’incertitude est majeure, les rêves, nombreuxIMG_20160709_143918
les bruits du bleu, les cris du rouge, les uns dans les autres,
un clapotis d’adjectifs clinquants, l’insolence de la couleur : le choc

le rouge dans le bleu, sortis de leur contexte, nus comme des vers, devant la façade, blanche
éclairée, étincelante, sans objet autre que le soleil décidé, vengeur

l’idée du bleu bruit dans la flaque du rouge : un silence pleut, dur

lorsque je vais pour écrire le rouge est dans le bleu, d’innombrables objets quêtent une probation
par exemple : deux combinaisons chair ont chuté, nouées, pour orner sans toucher le sol deux chaussures vides
leurs nuances chair n’est pas la même, l’une est plus claire, l’autre un peu plus brune

lorsque je vais pour écrire le rouge est dans le bleu,
l’étoffe soyeuse des combinaisons sans corps nouées dans les œillets du rêve jette à la nuit la fugacité des vies

à sortir de l’herbe et de ses courants

le vide est arrivé, vite arrivé il était déjà là
retrouvé sans faillir, et ses frivoles insectes
au bruit dont les sens repèrent l’ineffable
répétition à croire l’été, du vide séparés
sans aucun jamais, sans aucune obscurité

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alors que dans les courants d’herbe
bruissent cinglantes des cigales soucieuses,
l’ineffable vide répété, ce vide soucieux
pleutrement réparé organise l’idée
que les corps épuisés épousent l’été (…)