– courir en restant sur place –

(…) vivre encore jusqu’à la prochaine deadline, s’inventer la deadline,
courir, se chronométrer, façon de parler,
Vogel n’avait jamais couru de sa vie.

La question du résultat obsédait Vogel, qui brusquement déplaça la masse de son corps, la mit debout et se fit un café. Son corps ressemblait à un élastique, très poilu et flexible,
comme si sous la peau les os eussent été mous.
Il se dégageait pourtant une grande force solide de ce corps dont les formes généreuses tendaient à le féminiser. Enfin, pour le résultat, peu importait la forme du corps (il n’aimait pas se regarder dans les glaces) : le résultat dépendrait de ce qu’il cherchait.

Revenu au point de départ de son raisonnement dont il observait qu’il devenait de plus en plus court, comme s’il avait été raccourci par une bactérie conceptuelle,
il se souvint de la voix, relativement agréable, qui lui avait parlé au moment de son réveil, non par l’intonation ou le timbre, mais par la joie qui la teintait.
Il lui semblait qu’il n’avait plus entendu parler la joie depuis longtemps.

Brisant les obstacles, vous serez à nouveau l’homme de la situation, comme un maréchal-ferrant, comme un postier, comme un marin. Aussi précis. Vous serez l’homme de toutes les situations à risques. Vous écouterez les avis, vous émettrez des opinions, vous serez écouté, vous serez défini, vous auriez dû le faire depuis longtemps, il vous reste un peu de temps pour vous y mettre, il le faut maintenant, il vous faut écouter, il vous faut parler,
il vous faut pointer du doigt les choses qui ne vous plaisent pas, il vous faut récriminer, reconnaître, réparer, saccager vos tranquillités installées.

C’est le moment choisi, absolument pour ne plus vous asseoir. Vous méditerez une autre fois, dans un autre temps, après ces jours qui se trouvent devant vous : saisissez votre chance ! C’est une chance inouïe que de pouvoir une fois dans votre vie saisir un morceau du sens qu’elle n’a ordinairement pas !
Vous pourrez mettre vos pieds dans un liquide tiède après la longue marche, empruntez le bon chemin, il est facile, il est balisé au départ, ensuite vous aurez les instructions. Sans elles, vous ne pourrez pas y arriver, il faut écouter. Le point de départ et le point d’arrivée sont donnés,
vous n’aurez pas à inventer le parcours, sauf à certains endroits,
il y aura des bifurcations malaisées, des doutes entretenus par des bosquets identiques, des similitudes troublantes, des trompe-l’œil.

Vogel tentait de rassembler ce qui lui tenait lieu d’esprit, guetté à tout instant par la chute et l’inanité :
la joie lui avait parlé, c’était concret, agréable, cohérent, bienvenu et bienfaisant.

Cognant sa masse contre un coin de commode comme s’il ne la connaissait pas, comme si elle n’avait pas toujours été là, lui enfonçant le rappel de sa dure matière de bois dans son flanc de chair graisseuse, Vogel marchait un peu comme un bébé juste avant qu’il marche vraiment, quand la graisse qui enveloppe le corps n’a pas encore fondu avec la station debout, et qu’il oscille,
paraissant hésiter latéralement avant que quelque chose dont il a vraiment envie ne le décide à avancer, à mettre un pied devant l’autre. (…)

[extrait du début abandonné de Caminando,
(11 mai-19 juillet 2012)]

 

—> suite de variables para bellum <—

ils veulent vivre : ils partent
vivre ou exister : ils font des différences
leurs oreilles ne sont pas encore agrandies
comme elles le seront beaucoup plus tard
(les oreilles tombent négligemment : elles
présentent un tombé : d’une robe)

vivre n’est pas exister : exister est plus que
vivre, ou l’inverse
la détermination de l’inverse : occupe
une partie de leur temps
(plus tard, l’inversion deviendra un régime
de croisière : la réversibilité)

j’ai été de ceux qui : exister plus fort
que vivre, au plus fort : partir vivre
uniquement deux wagons : partir & vivre
un seul train, plusieurs gares : vers le levant
(vers l’Est, toujours plus vers l’Est :
se situe l’Everest)

de ceux qui ce je : un autre, désigné avec l’index
tendu : toi !
marchant dans ma cuisine : je lèche une glace
sur un banc : je suis entièrement dans ma glace
(cherchée longtemps, elle a fini par me surprendre
dans ma bouche : réfugiée voire blottie)

                            Giorgio Morandi, Nature morte, 1918 (mauvaise photo prise au Musée de l’Orangerie)

les formes se pavanent dans l’espace : nombreuses
et accessibles : choper le jour
pas tous les jours qu’on chope le jour
mais quand on le chope : proverbe pour rire
(dans la parenthèse se réfugier : comme
la glace dans la bouche)

[pour Alexandre B., ce 22 octobre 2020]

‘écriture’ se prête peu à l’apocope

on verrait des choses orange
on ne sait pas comment on les distinguerait
elles seraient chaudes, angora, éphémères,
elles ralentiraient le cours du temps
& permettraient des systèmes multiples :
des échafaudages comme le mouvement
de celle qui disparaît au coin d’une rue

à la nuit figée patience repenser
aux rires entre lui et elle :
dans sa veste émeraude il dirait
qu’il n’aime pas le vent à Paris,
comme au cinématographe les feuilles
volantes, leurs rides, vivantes
une paix de meringue étendue

à l’arrière d’un bus traversant éternel
les bruits des années bleues,
une figure au nez aquilin soudainement
se propose au souvenir aqueux :
des berges de la source observer
le bouillonnement de la chute
autour de ce grand silencieux

                                                                       Boris Rybak, Anachroniques, Gallimard, Les Essais CIV, 1962

 

l’appeler mon chat ÷÷÷

Une intense sécheresse avait sévi sur le continent, encore exceptionnelle donc devenue légendaire par la suite : la fameuse sécheresse de 1976. Ils étaient à Avignon puis à Rome et un peu à Florence, et sur le retour, à Sienne. Et peut-être à Parme.
Auparavant, l’homme avait déjà tenté de se débarrasser d’elle. Il la testait : dans les rues bruissantes et écrasées de chaleur d’Avignon, il avait rencontré une autre femme, grande et angulaire, dont il s’évertuait à vanter les mérites intellectuels. Il avait alors interdit à la jeune femme de l’appeler “mon chat”. Si elle ne l’appelait plus “mon chat”, alors peut-être l’emmènerait-il en Italie. Le voyage fut suspendu à ce que ces quelques mots franchiraient ou non le seuil de sa bouche.

Il l’avait prévenue : si tu m’appelles encore “mon chat”, surtout en public, là c’est sûr on ne va pas à Rome.

Elle décida de se hisser à un niveau d’abnégation inconnu d’elle-même. Elle se mordit les lèvres pour ne plus prononcer l’expression honnie (elle ignorait comment ce “mon chat” lui était venu, habituellement ricanante à l’égard des hypocoristiques amoureux). Elle se replia d’abord chez ses parents. Pleura beaucoup devant sa mère agacée et impuissante, ou impuissante et agacée. Puis revint reconquérir l’homme. Fit le tour des terrasses bondées d’Avignon, jeta son dévolu sur un inconnu qu’elle exfiltra prestement d’un groupe d’hommes et exhiba tel un trophée devant l’homme “mon chat” dînant avec la femme angulaire, dans le semblant de ne les avoir pas vus, menton haut.
Sa décision : aller plus fort plus loin.
Elle se représenta la souffrance et se dit qu’il lui était possible d’aller au-delà, l’enjeu étant l’Italie, rien de moins. L’Italie constitue à ce moment l’alpha et l’omega de sa vie. Sans ce partir en Italie, elle n’est plus rien. Elle n’aurait pas bataillé pour obtenir absolument l’amour de cet homme et se retrouver piégée dans cette écoeurante chaleur, un an après l’avoir rencontré. Non.

La très jeune femme fut à Rome et à Florence avec son amoureux, en robe noire à fleurs vives et claquettes en bois rouges et blanches. Mais finalement elle s’emmerdait. L’amour, c’est long, c’est statique, sauf quand il y a de l’action, mais il n’y en a pas tout le temps. On ne peut pas forniquer du matin au soir et du soir au matin, faisait observer l’adulte.
Et la jeune fille tout juste majeure devait se retenir de l’appeler “mon chat” , surtout en public.

Francine Flandrin, Prince in Progress, 2020. Crapaud taxidermé, feuille d’or, plaque en laiton gravée, cloche en verre soufflé, socle en bois.

pas d’autre musique

j’ai senti que le vent annonçait l’hiver
et aussi le raffinement de la pensée en écharpe

bref, j’ouvre un truc inadéquat : calendrier
je connais le nom du truc mais –

faux ! m’écriai-je à l’ancienne
je vais sur la place le crier aux vautours

tous vautrés avec leurs cacahuètes
en happy hour, pintes à la ronde

la violence n’est plus du tout supportée

on se hélait d’injures, c’est fini, fermez le ban

à petits pas il est possible qu’elle rentre
et qu’aussi je rentre avec un caddie, courbée

altières insultes, jurons éblouis au couchant,
les brûlures des amants commençaient là

fiers & odeurs cuir, odeurs musc, odeurs hommes,
où finissent les corvées ordinaires

de la séduction en milieu tempéré,
c’est tout ce qui reste de nos affrontements.

Abbatiale de La Chaise-Dieu, danse macabre, XVe siècle, détail du Troisième panneau (le peuple ) : l’amoureux – un transi – le frère infirmier – un transi – le ménestrel – un transi – le théologien – un transi – le paysan – un transi – un moine […]

:: trop de lamento dans l’ouïe ::::

quand c’est parti : un rien, une note, un rayon
quelque chose de l’infinitésimale modification
de la lumière et de l’étant

une approche majeure du retomber sur ses pieds
que seule procure l’avancée de la partition
suivie par l’instrumentiste

et les accents, et les attentes, les soupirs,
l’immense joie du suspens, quand suspendues
les notes, les rayons

diviseront les éclats du temps, parce que
n’est-ce pas, quoi d’autre que le temps,
quoi de plus explicite ?

si insupportable dans sa nappe intégrale,
son manteau lisse, qu’il faille le déchirer
et le disséminer, encore.