::::::: statut de l’imperfection ::

elle chante et c’est si doux, sa voix posée sur doux piano
comme elle prononce silence, comme elle prononce ses yeux

elle demande dites-moi, on entend l’absence, encore l’absence
les arpèges se poursuivent sa voix câline lumière et l’azur
on entend le mode mineur puis les cavaliers sous sa fenêtre
sa voix monte et grince, le piano conclut d’un accord sec
elle fait monter son âme et sa voix chute tout en planant
et son âme sous sa fenêtre cavalièrement triomphe
de ces folles amours sa voix déraille planante et dévisse
à coup de rimes sous sa fenêtre, et encore le froid du soir
le froid du ciel noir ! adieu, rupture & syncope
adieu, elle répète, adieu, un adieu long sous piano pensif
et péremptoire, piano bientôt désespoir
un adieu en note allongée, étirée jusqu’à extinction
♦ applaudissements ♠

dans la langue ne se produit pas ça (la fourchette de Musil)

que les mots paressent loin d’une fenêtre,
& seule une pluie d’hiver les dessinera, visions névralgiques,
nombreuses énigmes, souvent identiques, souvent répétées, toujours différentes :
leur chemin serpente sur la parcelle des lus,
à écarter en nombre, à la machette, après-coup

amour violent, amour perplexe, signe de l’amour, tu parles trop, tais-toi

les nuits et les puits autant que la pluie,
au pourtour desquels se trouve l’impossible agité tremblant
c’est là ! ici ! qu’il y a ! le tout à trouer ! le trou à creuser !
et ses cris : occupe-toi de moi !
ses cris déchirants d’appel : de l’amour le signe

Est-il sensé de vouloir faire le tour d’un terme pareil ?
Peut-être sera-t-il bon de penser au mot fourchette.
Il existe des fourchettes à manger, des fourchettes de jardinier, la fourchette du sternum, des fourchettes de gantier ou de pendule : toutes ont en commun un caractère distinctif, “le fourchu”.*

dans la langue ne se produit pas ça,
l’amour est toujours là, pas même tapi,
l’amour phagocyte la littérature, sinon l’absence, sinon l’ennui
il n’y aurait rien d’autre que l’amour, signe de l’amour,
ça crie encore ! ferme ta bouche !

dans la langue ne se produit pas ça : pschitt.

* R. Musil, L’Homme sans qualités, 1930

comment j’ai mangé une andouillette à Guignes ce 8 janvier 2018

/ cela s’est passé à Guignes, un jour de la débâcle, à la mi-juin 1940.

/ je ne m’en souvenais plus, je n’avais aucune raison de me souvenir de Guignes, je m’en souciais comme d’une guigne, de Guignes, puisque j’allais à Provins : outre la prison chimique à laquelle j’avais consenti pour une durée indéterminée à l’automne 2017, me rendant in petto chauve adjectif épicène par extension, je m’extrayais soudainement de Paris, ma prison choisie, pour vroumer vers la province à Provins, sur la foi d’un dépaysement promis.

/ je roulai approximativement vers l’Est, Corto Maltese doublé de Bowie traçant dans la plaine de la Brie, j’étais le héros de ma vie de l’instant, dans les derniers temps du 90 sur les départementales avant le 80, vitesse scrupuleusement respectée, ennui garanti, ordinaire du vroum plan-plan.

/ quand je vis le panneau Guignes, quelque chose se réveilla, je ne sus d’abord quoi précisément, puis me revint confusément l’impact du nom dans les carnets de captivité de mon grand-père : les lignes sur Guignes témoignaient très précisément du moment où il fut fait PG (prisonnier de guerre, Kriegsgefangener en langue originale) pour cinq années : La guigne, doublement puisque le pays se nomme Guignes1.

/ peu après le panneau, Corto Maltese-Bowie toute chauve parlait à son aïeul ami en roulant sagement hors de ses deux prisons, dans sa liberté rétrécie mais liberté malgré tout ; un soleil d’hiver s’était levé, il était libre mais avait faim ; elle arrêta son automobile devant l’une des auberges du village où il commanda un plat du jour ; tous aimaient manger.

/ alors elle n’irait pas à Provins en province, mais à Guignes, où Corto Maltese-Bowie pourrait déjeuner d’une andouillette grillée, satisfaire sans aucun délai et avec persil un besoin primaire pour onze euros quatre-vingt-dix, plat du jour direct et comment faire pour éviter les notes de bas de page2 ; réfléchir brièvement à la liberté, à la faim, à la vitesse prochainement décroissante sur les départementales, mais surtout à la liberté : son grand-père la perdait, ici, le 15 juin 1940, pour cinq ans, et il avait faim.

/ comment j’ai mangé une andouillette à Guignes ce 8 janvier 2018 mesure très précisément la vanité de toute chose en temps de paix, mais aussi le plaisir de l’estomac lorsque l’andouillette réveille les sens, l’émotion de la réminiscence d’une des filiations qui nous relie à l’existence, mais aussi l’élévation obstinément poursuivie malgré l’absence de passé simple du verbe extraire sur laquelle Corto Maltese-Bowie buta ce jour de plat du jour en pays plat.

Extrait 1 (…)  14 juin 1940.
À 23 heures, notre cheval perd de plus en plus de terrain sur le convoi. Il faut s’arrêter, les voitures ne peuvent plus nous charger. Nous nous arrêtons à une auberge abandonnée où nous entrons par un soupirail de cave. Le cheval soigné, nous nous couchons. Sur le matin, je suis réveillé par des bruits de motos. Inquiet, je fais lever mes compagnons. Nous attelons et sortons avec précaution. La route est déserte. Cinq cents mètres. Un carrefour. Une grande route, celle de Melun, tourne devant nous derrière un talus. Sur ce talus, une soixantaine d’hommes désarmés. Des Français désarmés. La guigne, doublement puisque le pays se nomme Guignes.
Nous entrons dans la ferme face au carrefour. Des civils massés là nous interpellent parce que nous sommes armés. Je leur réponds vertement cependant qu’une colonne motorisée allemande fonce vers Melun. Nous dételons le cheval, le mettons à l’écurie. Je veux fuir. Mes compagnons hésitent. Nous nous retournons. Un Allemand est là, dans la porte, revolver au poing. Nous nous laissons désarmer. Quelques minutes se passent. En route vers le nord, cette fois, vers la captivité.
15 juin 1940. Huit heures du matin, à 15 kilomètres de Melun devant la ferme de la Croix Blanche, à Guignes (Seine-et-Marne) commence pour moi la deuxième phase de la guerre, phase passive après la phase active.

Extrait 2 (…) Du 15 au 18 juin 1940.
Les troupes motorisées défilent à 80 à l’heure. L’infanterie suit au pas de route en chantant. Les hommes sont robustes, jeunes, le visage agréable. Quel contraste avec nos fantassins surchargés se traînant à chaque déplacement.
Krieg fertig ! Frankreich kaput ! Finie la guerre ! Ils nous crient cela sans haine. On dirait des sportifs qui ont gagné le match. Ils sont heureux. Ils ne veulent pas faire de peine à l’ennemi battu. Retour Haus, vierzehn Tage ! Fertig Krieg !
Ce sont des troupes qui ont percé, nous ont enfoncés. Des combattants se comprennent parce qu’ils ont connu les mêmes efforts, les mêmes drames. Nous reconnaissons que nous avons été battus par plus fort et plus intelligent que nous ; eux savent qu’ils ont terrassé l’armée qu’ils redoutaient le plus en Europe.
Pour l’instant, leurs mains tendues offrent du pain, des cigarettes. Nous avons tellement faim que nous prenons, que beaucoup sollicitent nos vainqueurs. Nous avons abdiqué toute fierté. Celui qui n’a jamais eu faim ne comprendra jamais. (…)

Jean Arnould, Le narrateur de l’inutile : Journal de guerre et de captivité 1939-1945 (inédit)

quand ils auront mis trop de mots, j’en mettrais moins

C’est d’abord la situation banale d’un homme et d’une femme devant cuire des oeufs à la coque. Le temps qu’il faut. Le temps précis qu’il faut. Exactement deux minutes et demi.

Elle retrouve dans une boîte de jeu d’enfant, un sablier mauve, en plastique, très moche.
L’homme n’est pas là. Il n’y a pas d’homme en réalité.
Elle a pris de gros oeufs. Pas sûr que le ratio jaune-blanc soit le bon. Ce sera la surprise.
Elle place les oeufs au début dans l’eau, pas après.
L’homme s’éloigne un instant. Elle le suit du regard. Il consulte sa montre.
Le sablier sert aux réponses à trouver dans le temps imparti : trois minutes.
Elle a calculé la descente du sable. À l’endroit précis où le sablier s’étrécit, il reste trente secondes pour les réponses.
Arrêter le feu des oeufs. À deux minutes trente.

L’homme aurait préféré placer les oeufs lorsque l’eau bouillonne.
L’homme a son idée. Descendre les oeufs précautionneusement dans cette eau bouillonnante. Les y laisser trois minutes.
Il n’y a pas d’homme en réalité. Il n’y a pas de place pour deux idées.
Ils ont trouvé des réponses dans le temps imparti, avec l’enfant, longtemps auparavant. Dans les trois minutes.
L’enfant est devenu un homme. Il est parti cuire ses oeufs ailleurs.
Les mots ne correspondent pas entre eux. Ils ne se croisent pas.
Pas plus qu’on ne connaît le ratio jaune-blanc à l’avance.

Les paramètres de la situation d’abord banale sont devenus si compliqués que la femme a le tournis. Elle s’évanouit dans les verbes.
Retournant le sablier jusqu’au moment où il s’étrécit, un homme tente de la ranimer durant deux minutes et demi, sans succès.

Else Blankenhorn, Sans titre [Couchée avec aura], s.d., Sammlung Prinzhorn, Universitätsklinikum Heidelberg

La conversion de Steinhitz, par François Rachline

extraits :

Steinhitz avait découvert le grand amour. Il s’était épris d’une jeune femme à la beauté triste qui, au sortir de son magasin, avait, le 25 décembre 1905, distribué à n’en plus finir des bonbons aux enfants agglutinés autour d’elle. Ce n’était pas ce geste généreux qui avait conquis le boutiquier mais des yeux insondables, perdus au milieu d’un visage absent.
Le faux sourire de cette cliente insolite avait ajouté à l’atmosphère irréelle de la rencontre.
Notre homme courut après elle, ils échangèrent quelques mots, il lui serra la main des deux siennes avant de revenir tout guilleret à son commerce. Cette seule scène avait suffi à le conquérir.
Le lendemain, il se présentait au Privatsanatorium Bellevue de Kreuzlingen
et demandait Else Blankenhorn.


Entre le mois de janvier 1923 et le mois d’octobre de cette même année, il saisit l’importance du travail d’Else Blankenhorn : elle avait percé à jour les évolutions du capitalisme allemand.
Comme tous ses compatriotes, Steinhitz savait bien que les prix augmentaient trop vite, que la monnaie nationale se dépréciait elle aussi trop rapidement, mais cette situation ne l’avait pas alerté outre mesure. A la mort d’Else, 1 dollar s’échangeait contre une centaine de marks. Quand Wilhelm fut obligé de vendre les murs de ce qui avait été son magasin de bonbons, au cours de l’été 1922, le taux était passé à 1 contre plus de 500. C’est en 1923 qu’une certitude définitive le gagna. Des billets de banque aux valeurs faciales comparables à ceux d’Else commencèrent de se répandre partout. A Constance, les banques affichaient la contrepartie de 1 dollar en marks : au 1er janvier 1923, 9 000 ; le 6 janvier, 100 000 ; le 9, 10 000 000 ; le 11 octobre, deuxième anniversaire de l’arrivée d’Else à l’hôpital de Constance, 10 milliards de marks.
Elle avait donc bien tout prévu.
Des billets de centaines de milliards de marks, émis par la banque centrale ou par les régions, circulaient, passaient de main en main, permettaient d’acheter de quoi se nourrir. A une époque où les prix changeaient d’heure en heure, où il fallait payer un repas dès la commande, où un oeuf valait 800 marks et où 500 grammes de beurre en valaient 15 000, la fortune d’Else l’aurait assurément protégée du désastre.

 

lettre de l’auteur aux hommes

Chers hommes,

Vous les hommes, qui m’accompagnez depuis si longtemps et à qui j’écris épisodiquement,
à qui j’écrivais dans le dernier quart du dernier siècle,
vous étiez quatre, des morts et des vivants écrivant,

vous à qui j’écris ce matin qui n’a rien de particulier,
vous à qui j’écris ce matin dans ma douche, comme d’autres chantent, vous les hommes âgés,

vous êtes les hommes à qui j’écris, de mon point de vue, de mon état de femme devenue.

Debout, je tends les bras vers le haut et m’étire, puis je les étends latéralement, je respire, j’inspire et j’expire, je ne respecte que ce qui vient, rien d’autre. Je ne respecte jamais rien d’autre : ce que je fais est ce que je fais. Je fais attention aux obstacles, à ne pas me cogner (je vis dans un espace exigu, métaphore spatiale de mes limites, acceptées).

Je vous écris bien des choses, mais le plus important est de vous écrire, et rien d’autre.
Vous êtes moins nombreux aujourd’hui, vous n’êtes pas forcément les mêmes, cela faisait longtemps que je ne vous avais pas écrit.

On cherchera si je vous aime. Bien sûr que je vous aime (mais l’amour ne veut rien dire, ne veut rien) !
Je vous ai aimés et oubliés. Peu à peu. Vous formez un tapis de muraille et parfois l’un d’entre vous se détache nettement, je m’adresse à lui, je commence à vous écrire, je vous écris, à l’un et aux autres, plus flous.

Ma reconnaissance envers vous n’a pas d’origine identifiée, mais elle existe.
Depuis mon état de femme devenue, je vous écris.
Une autre fois, je vous écrirai encore. Même si vous ne répondez pas.

Avec affection et liberté,

L’auteur

l’Elbe, ce voyage que je ne fais pas

[en adresse à Philippe Rahmy, mort ce 1er octobre 2017]

de Dresde la bombardée à Prague la baroque, la vallée de l’Elbe
de l’une à l’autre, le château de Duchcov,
où Giacomo Casanova arriva en 1785
Mes souvenirs sont plus excitants que ma vie actuelle

aller de Prague à Dresde via la vallée de l’Elbe
saluer le château dans lequel Casanova s’enferma pour écrire,
le vieux mythe fini, terminé, la terminaison des rêves de jeunesse,
mort à Dux en 1798

Où êtes-vous, en ce moment ? À Dux, dans un château, en Bohême. Quelle adresse, pour écrire et finir ses jours. (…) C’est ici que monsieur le bibliothécaire, mal payé, mais la question n’est plus là, a écrit Histoire de ma vie, à raison de douze ou treize heures par jour (et par nuit). Du mobilier, il ne faut retenir, près d’une fenêtre, que ce fauteuil Louis XV, rose, dans lequel il est mort.
Philippe Sollers, Casanova l’admirable, 1998, Folio n°3318

la tâche de cette écriture est infinie,
écrire la vie passée est infiniment compliqué, tout mettre avait-il dit,
tout mettre veut dire tout mettre et rien d’autre
il revient dans un rêve, bonjour comment allez-vous ? atout maître !

rien n’est jamais fini, ni le rêve, ni les formes, ni les morts
les mains serrées, debout, puis couchés, les mains tenues

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notes : voir l’Elbe, aller à Dresde, aller au Stalag IV B à Mühlberg-sur-Elbe
juillet 1940 : Jean Arnould, mon grand-père maternel, 52253
Claude Simon 28982

(…) Stammlager IV B, Mühlberg-an-der-Elbe du 13 juillet au 22 août 1940

Le 12 juillet au matin, munie de casse-croûte standard, la population intellectuelle de Hemer est transvasée de nouveau dans un train et cadenassée. Renard et Roger Gérard, catalogués cultivateurs, ne sont pas du voyage. Menden…Fröndenberg, où nous croisons l’express Düsseldorf-Berlin, … Schwerte… Unna… Soest… Paderborn… Altenbecken… Bodenfeld… Uslar… Northeim. Où sommes-nous exactement ? Nul ne le sait dans les wagons, pas même notre compagne, la Faim.
La nuit qui descend sur notre misère m’empêche de continuer à chercher la solution. L’obscurité est la bienvenue puisqu’elle nous apporte l’oubli avec le sommeil.

Le 13 au matin nous nous éveillons avec l’arrêt du train en gare de Würzen. Pendus aux lucarnes des wagons, nous attendons nous ne savons quel secours. La Croix-Rouge allemande nous distribue de minuscules tartines qui ravivent notre fringale. Un cheminot interpellé nous indique que nous sommes en Saxe. Le train repart… Oschatz… Riesa… Nous franchissons l’Elbe sur un pont monumental… Röderau… Neuburxdorf. Au loin, un vaste camp. Est-ce le havre ? Oui, car le train stoppe et une heure après les barbelés du Stalag IV B de Mühlberg sur l’Elbe nous enserrent. (…)

Jean Arnould, Le Narrateur de l’inutile, Journal de guerre et de captivité 1939-1945 (inédit)

Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (j’appartenais à l’un de ces régiments que les états-majors sacrifient froidement à l’avance et dont, en huit jours, il n’est pratiquement rien resté), j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » — sauf qu’il est.

Claude Simon lors de la cérémonie de remise des prix Nobel à Stockholm, le 9 décembre 1985