Mais quand l’esprit demeure tout seul, substantif nu,
glabre comme un fantôme à qui l’on aimerait prêter un suaire, qu’en est-il donc ? (…)
Qu’allons-nous faire de tout cet esprit ?
Robert Musil, l’Homme sans qualités
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Le réarmement de la transcendance était donc actionné, via la totémisation de la grenouille fluorescente. Le regard que les membres de la //A (la parallèle de l’action) projetaient sur l’ouvrage à venir était à la fois froid et empreint de volonté.
Ils décidèrent de s’attaquer à l’angle mort de la transcendance, ces vieilles branches pourries que sont les religions. Vaste programme, surtout qu’ils n’avaient nulle compétence à le faire, mais ils étaient décidés.
Il leur faudrait faire preuve de tact avec les instances publiques. Une manière de se mouvoir sans heurts, souplement, de dire sans dire, de réduire systématiquement la portée de leurs écrits, de les mettre en scène, de les accompagner en les explicitant ensuite.
Ils se séparèrent assez contents et se promirent de se retrouver tout prochainement au même endroit ou en un endroit aussi fiable, innocent, anonyme. Mais toujours in real life. Ni visioconférence ni mails, ou a minima. À la fois pour des raisons de sécurité évidentes, une fuite vers les média est si vite arrivée, mais aussi pour tester le concept grandeur nature. La transcendance valait bien ça, un peu de temps ensemble, leurs corps ensemble. Ne rien laisser au hasard dans l’élaboration de leur projet, y compris dans les modalités des rencontres. Ils se demandèrent s’il y avait nécessité de s’adjoindre un serrurier, un spécialiste de la cryptographie, et concluèrent qu’à ce stade, non, pas tout de suite.
L’animal était-il sa réalité ou sa projection ? Anaëlle G., rentrée chez elle, se posait encore la question. De banale qu’elle était, cette grenouille arboricole jaune à taches rouges (rappel : Hypsiboas punctatus) semblait avoir recours à des molécules fluorescentes inconnues (des hyloin-L1, des hyloin-L2 et des hyloin-G1) activables sous une lumière ultraviolette, pour produire une lumière bleue-verte. Un phénomène qui disparaissait dans l’obscurité totale.
Voilà comment on pouvait résumer la découverte des chercheurs argentins. Sans oublier l’intensité réellement surprenante de l’émission lumineuse, l’équivalent de quelque 18 % de la lumière émise par la pleine lune. Argument de poids étant donné la charge hautement imaginaire de l’astre des nuits universellement célébré.
A.G. repensait à l’idée de P.K. : l’homothétie entre la fluorescence et la transcendance…qui voudrait que le réamorçage d’une lumière transcendentale chez les hommes et les femmes du monde riche serait possible, que leur assujetissement au branchement quotidien d’appareils à produire du rien domestique ne constituerait pas un frein irrémédiable ? Qu’il y aurait un dépassement possible de la viduité ? En fait, toute la question venait de là : est-ce que le rapetissement effrayant induit par la captivité des écrans eux-mêmes captifs d’une prise de courant, était réversible ? Et qu’était-ce que le courant au juste ? Est-ce que le courant qui produit de la lumière pouvait produire de la transcendance, contre les religions qui ressemblaient aux écrans ? Aux écrans qui imitaient les religions ?
Voulait-il dire cela, Philémon K., lorsque, avec un brin de fatalisme, il avait cité Nietzsche : L’adoucissement de nos moeurs vient de notre affaiblissement ?
C’était l’enjeu du malaise contemporain, pensa A.G. en se brossant les dents avant de se coucher : on ne savait plus où était le point d’arrêt des paroles, comment commencer une action, que devenait l’Idée… L’irréalité rebondissait sans cesse, repoussait les limites de son incrédibilité ; toujours plus. Et, au bord du désastre annoncé, beaucoup de tranquillité, beaucoup d’inconscience, beaucoup de joie.