Au Père-Lachaise, assis sur un banc sans dossier, face à la sépulture des Leblond-Pagnier, on apprend que Berthe Saurin, 1866-1955, est née Leblond. Robert Pagnier, lui, est né en 1888 et mort en 1972 ; ils ont déjà pas mal vécu ces gens, avec leurs noms si français. À côté, une vieille pierre moussue dissimule la famille Brazil ; des arbres bourgeonnent, dans les jaune et les rose.
Des familles marchent, assez lentement ; des couples de copines, plus rarement des gens seuls. Un pépé a descendu une petite allée en sifflotant, il avait l’air si content, il s’est retourné sur deux jeunes filles.
Le banc se situe avenue Neigre, entre les 56e et 57e division ; en montant les quelques marches qui vont au-dessus, on découvre le pourquoi du nom : un monument gravé Famille du général B. Neigre.
l’artichaut, soi-disant fleur préférée de Freud
Sur un autre banc, un de ceux qui entourent le tombeau de Thiers, immense tombeau pour un si petit homme – il mesurait 1,55 m – sur ce banc, donc, un homme, vêtu d’une veste imperméable rouge dont il remonte la fermeture Éclair, lit Sehnsucht nach Leben.
C’est d’abord la situation banale d’un homme et d’une femme devant cuire des oeufs à la coque. Le temps qu’il faut. Le temps précis qu’il faut. Exactement deux minutes et demi.
Elle retrouve dans une boîte de jeu d’enfant, un sablier mauve, en plastique, très moche.
L’homme n’est pas là. Il n’y a pas d’homme en réalité.
Elle a pris de gros oeufs. Pas sûr que le ratio jaune-blanc soit le bon. Ce sera la surprise.
Elle place les oeufs au début dans l’eau, pas après.
L’homme s’éloigne un instant. Elle le suit du regard. Il consulte sa montre.
Le sablier sert aux réponses à trouver dans le temps imparti : trois minutes.
Elle a calculé la descente du sable. À l’endroit précis où le sablier s’étrécit, il reste trente secondes pour les réponses.
Arrêter le feu des oeufs. À deux minutes trente.
L’homme aurait préféré placer les oeufs lorsque l’eau bouillonne.
L’homme a son idée. Descendre les oeufs précautionneusement dans cette eau bouillonnante. Les y laisser trois minutes.
Il n’y a pas d’homme en réalité. Il n’y a pas de place pour deux idées.
Ils ont trouvé des réponses dans le temps imparti, avec l’enfant, longtemps auparavant. Dans les trois minutes.
L’enfant est devenu un homme. Il est parti cuire ses oeufs ailleurs.
Les mots ne correspondent pas entre eux. Ils ne se croisent pas.
Pas plus qu’on ne connaît le ratio jaune-blanc à l’avance.
Les paramètres de la situation d’abord banale sont devenus si compliqués que la femme a le tournis. Elle s’évanouit dans les verbes.
Retournant le sablier jusqu’au moment où il s’étrécit, un homme tente de la ranimer durant deux minutes et demi, sans succès.
Else Blankenhorn, Sans titre [Couchée avec aura], s.d., Sammlung Prinzhorn, Universitätsklinikum Heidelberg
Steinhitz avait découvert le grand amour. Il s’était épris d’une jeune femme à la beauté triste qui, au sortir de son magasin, avait, le 25 décembre 1905, distribué à n’en plus finir des bonbons aux enfants agglutinés autour d’elle. Ce n’était pas ce geste généreux qui avait conquis le boutiquier mais des yeux insondables, perdus au milieu d’un visage absent.
Le faux sourire de cette cliente insolite avait ajouté à l’atmosphère irréelle de la rencontre.
Notre homme courut après elle, ils échangèrent quelques mots, il lui serra la main des deux siennes avant de revenir tout guilleret à son commerce. Cette seule scène avait suffi à le conquérir.
Le lendemain, il se présentait au Privatsanatorium Bellevue de Kreuzlingen
et demandait Else Blankenhorn.
Entre le mois de janvier 1923 et le mois d’octobre de cette même année, il saisit l’importance du travail d’Else Blankenhorn : elle avait percé à jour les évolutions du capitalisme allemand.
Comme tous ses compatriotes, Steinhitz savait bien que les prix augmentaient trop vite, que la monnaie nationale se dépréciait elle aussi trop rapidement, mais cette situation ne l’avait pas alerté outre mesure. A la mort d’Else, 1 dollar s’échangeait contre une centaine de marks. Quand Wilhelm fut obligé de vendre les murs de ce qui avait été son magasin de bonbons, au cours de l’été 1922, le taux était passé à 1 contre plus de 500. C’est en 1923 qu’une certitude définitive le gagna. Des billets de banque aux valeurs faciales comparables à ceux d’Else commencèrent de se répandre partout. A Constance, les banques affichaient la contrepartie de 1 dollar en marks : au 1er janvier 1923, 9 000 ; le 6 janvier, 100 000 ; le 9, 10 000 000 ; le 11 octobre, deuxième anniversaire de l’arrivée d’Else à l’hôpital de Constance, 10 milliards de marks.
Elle avait donc bien tout prévu.
Des billets de centaines de milliards de marks, émis par la banque centrale ou par les régions, circulaient, passaient de main en main, permettaient d’acheter de quoi se nourrir. A une époque où les prix changeaient d’heure en heure, où il fallait payer un repas dès la commande, où un oeuf valait 800 marks et où 500 grammes de beurre en valaient 15 000, la fortune d’Else l’aurait assurément protégée du désastre.
Nous prenions le thé. Le jour laissait peu à peu place au crépuscule. Nous parlions encore. Nous qui écrivons et lisons avons une vie intérieure importante. Nos yeux se regardaient parfois, parfois pas. Nous avons vécu longtemps. C’est l’hiver. Nous sommes au chaud. Nous regardions dehors. Nous parlions avec toutes les distances nécessaires. Avec toutes les ironies nécessaires, devrions-nous dire. Nous prenons toutes les précautions ; nous ne les prenons pas : nous n’en avons plus besoin. Nous ne devons rien. Recommanderions-nous un thé ? Tout dépend de l’heure. Nous aurions besoin d’un peu d’eau chaude, serait-ce possible ? Nous nous faisons face. Nous avons plaisir à parler. Il fait froid dehors. C’est possible. Nous sommes au chaud avec nos livres. Nous parlons des prochains que nous écririons. Nous laissons passer le temps. Nous remarquions la musique, d’un piano-bar ; le décor, rouge. Enfin. Mieux même. Nous aurions encore demandé de l’eau. C’est sans importance.
avec le général Dourakine, incipit. Le général Dourakine s’était mis en route pour la Russie, accompagné, comme on l’a vu dans L’Auberge de l’Ange Gardien, par Dérigny, sa femme et ses enfants, Jacques et Paul. Après les premiers instants de chagrin causé par la séparation d’avec Elfy et Moutier, les visages s’étaient déridés, la gaieté était revenue, et Mme Dérigny, que le général avait placée dans sa berline avec les enfants, se laissait aller à son humeur gaie et rieuse.
Vous avez dominé, souvent. Il y a trop de heurtés, trop de cascades, et sans cesse ces noms. …Qui reviennent en boucle ? Qui disparaissent et ressurgissent sans crier gare.
Les noms des sciences, lettres et arts. De la culture. Vous les avez saisis ? Ils sont insaisissables. Les noms de la mémoire, les noms qui fuient.
Et si vous les supprimiez d’une pichenette ? Rejeter les premiers mouvements. Saquer les développements naturels. S’enrichir sur le dos des héritiers. Tout claquer en une seule fois.
Nous n’avançons plus. Nous n’avons jamais avancé. Il est urgent d’attendre que quelque chose vienne. Les précautions ne servent à rien. Cette fois, c’est sûr, nous sommes foutus. Parlez pour vous. Très rapidement la guerre s’installe, les preuves se dissolvent, plus personne ne sait de quoi on parle.
Ensuite les grands murs. Prenons les grands murs, essayons. Les murailles de calcaire ? Les formations naturelles type cheminées des fées ? Les menhirs ? Les falaises : brusquement oiseaux, ciel, apparitions, discours, mélancolie etc. ? Je pensais grand mur simple, un peu granitique.
Vous avez déjà vu un grand mur tout seul ? Se défaire des choses. Peut-être. Oui, enfin, un mur tout seul… Vous devriez essayer. Dos au mur.
Cette trop grande liberté vous nuit. Vous rend triste. Personne ne peut savoir. Cette pauvre chose dont nous voudrions parler. Dont vous voudriez parler… Qu’est-ce que ça change ?
Vous êtes comme une mécanique : quelque chose de l’acier. Vous avez roulé sur les pentes herbues, roulé, et encore roulé. En bas, des syndicalistes. Tout le monde en bleu. Ce bleu de travail ? Oui. Nous le portions en pantalon et en veston fatigué.
Y a-t-il eu de l’espoir ? Il aurait fallu compulser les notes. Les avez-vous compulsées ? Inaccessibles. Emmurées. Et leurs synonymes. Pourtant il vous reste : Bien sûr ; ma mémoire, et que je ne feinte pas.
Si vous savez et que les autres ne savent pas, ça ne sert à rien. Ils se détournent ? Oui. S’ils n’ont pas immédiatement accès, ils se détournent. Mais on ne comprend jamais rien. Il existe des subterfuges.
Ce ne sont pas des noms qui me sont familiers. Le plus frappant : ils sont tous là, devant toi. Ennemis comme amis. Tous visibles et surgissant. Avec un taux de visibilité important. Des noms propres en pagaille.
Il est possible qu’ils se rencontrent et qu’ils fomentent un projet commun. Qu’ils se décident à quelque chose. Prenons du recul, montons sur la colline, regardons la vallée d’en-haut. La perspective : 180°. Manière d’emphase sur le paysage. Une aire de pique-nique. Un melon à point. Pas de couteau, sauf minuscule. À l’arrière-plan, un couple, à pied. Prêt de couteau. Tranchage du melon. Remerciements.
Allers, retours, demi-tour, hésitations, diffractions temporelles. Dans un temps vague, le même que : il était une fois, une action se dépose telle le tartre sur la porcelaine de l’incréé. Il n’y a pas de feinte possible.