de nombreux apitoiements et un zeste d’oubli

[Mercredi 21 octobre 2009]

Il n’ y a pas de raison, on se dit, pas de raison pour, à, et on balbutie.

Une jeune fille
dont les yeux restaient de longs instants dans le vide
tandis qu’aux commissures de ses lèvres se formaient d’invisibles bulles,
se tenait là.
Cette jeune fille ne nous servait à rien.
Elle avait envie de manger et de boire.
Elle était grosse mais il fallait qu’elle fût encore plus grosse.
L’occupation de manger l’absorbait entièrement.
Et alternativement elle avait besoin de boire.
Les nourritures d’aujourd’hui
sont ainsi faites
qu’elles appellent le boire,
vite,
engouffré comme un vent impérieux fait perdre un couvre-chef mal fixé
et rabattre encore les pans du paletot
sur un corps prématurément conformé aux idéaux de sa propre destruction.

Il n’y a pas de raison, on se dit, pas de raison pour, à, et on balbutie.

La jeune fille
qui ne nous servait à rien avec ses bulles à la place des paroles,
souriait de manière bienveillante,
comme si elle savait
que notre principale occupation
était de remuer du vent.
Alors rien ne se décidait à sortir de sa bouche,
tandis que son regard sans portée ne tentait aucun coup d’éclat,
ne réverbérant aucunement la connivence.

c’est-à-dire : c’est / après

[avec J. Coltrane]

parfois (il y a) tant et si peu
sautillant répétant un temps fort un temps faible
sautillant glougloutant perpétuant
sautillant coulissant frénétique
inassouvi descendant sautillant
reprenant sautillant sur sept tons
sautillant fifille sautillante
creusant fouissante aiguisante

et reconnaissant un rythme soutenu, un rythme tout à coup changé
un rythme à dire, tout à coup changeant de registre
et même de responsabilité de dire, un sabir si on veut
c’est à dire : c’est / après

ensuite alanguis, avancés sur des promontoires voluptueux
comme ils se servent des notations et des paragraphes
ont la capacité d’écrire pauvrement, de rédiger de pauvres lettres
parfois (il y a) tant et si peu dans la finition de la ligne mélodique

voix reprendrait chef sifflet alors.

Le commun est une boue opaque

Il faut se rendre à l’évidence : il y a trop de mots. Et trop de phrases.
Trop de phrases et trop d’imparfait. Trop de descriptions. Trop d’enchâssées.
Une fois que ceci est compris, alors.
Mais ceci n’est jamais compris. Ou partiellement.

Vous avez appris à ne plus rien savoir.
Je ne voulais plus me fatiguer.
Arrêtez de geindre. N’oubliez pas : le je, trop vite arrivé.
Tant pis. Aucune règle ; ébouriffons le chanvre.

Alors qu’on rêve de les voir, quatre ou cinq autour d’une table. Installés. À leur aise.
Qu’on tient à (une formule encore secrète).
A.G. avait dépassé sa station. Le bureau de B.M. était trois cent mètres en arrière.
L’imparfait, l’atroce imparfait. Exsude une immense maladresse. Triste.

Nous sommes libres, nous respirons hors l’imparfait !
Nous écoutons un continuum de clavecin aéré.
Comme mousse de framboises fouettée (ardemment fouettée).
Sonate, flûte, viole de gambe, pénétration subtile du cortex.

À chaque fois il y aura des peut-être non résolus.
À chaque fois personne ne se retournera sur la sihouette du cave.
L’invincibilité ?
Si vous voulez.

Alors ?
Alors nous n’irons plus jamais vérifier quoi que ce soit.
Vous ne feinterez plus ?
Plus jamais.

Le commun est une boue opaque.
Soyez plus clair.
Des formes en surgissent, toutes crottées d’abord.
Engels dit à Marx qu’il faut écrire un programme que tout le monde puisse comprendre.
Ils sont si jeunes. Marx doit faire vivre sa famille.
Ils l’écrivent. Ce sera le Manifeste du parti communiste.
Vous avez vérifié ?
Non.

Alors qu’on rêve de les voir, quatre ou cinq autour d’une table. Installés. À leur aise.
Qu’on tient à (une formule encore secrète).
A.G. avait souvent eu B.M. au téléphone, mais n’avait jamais été le voir.
Il est possible qu’ils se rencontrent et qu’ils fomentent un projet commun.
Qu’ils se décident à quelque chose, malgré l’odieux imparfait et tous les impossibles en travers.
(…)

::::::: statut de l’imperfection ::

elle chante et c’est si doux, sa voix posée sur doux piano
comme elle prononce silence, comme elle prononce ses yeux

elle demande dites-moi, on entend l’absence, encore l’absence
les arpèges se poursuivent sa voix câline lumière et l’azur
on entend le mode mineur puis les cavaliers sous sa fenêtre
sa voix monte et grince, le piano conclut d’un accord sec
elle fait monter son âme et sa voix chute tout en planant
et son âme sous sa fenêtre cavalièrement triomphe
de ces folles amours sa voix déraille planante et dévisse
à coup de rimes sous sa fenêtre, et encore le froid du soir
le froid du ciel noir ! adieu, rupture & syncope
adieu, elle répète, adieu, un adieu long sous piano pensif
et péremptoire, piano bientôt désespoir
un adieu en note allongée, étirée jusqu’à extinction
♦ applaudissements ♠

le moment où c’est plat

plat non visible non audible : plat à peine représenté,
oeufs même pas, ni pluriel : plat

plat et trop, un et deux, régime de biais, dégoiser
c’est donc plat ! ça l’est et pas qu’un peu

la vie plate plate plate là-bas : ici, non ?
ici l’est plate : plate colorée de gris perle

le moment plat : coquille sans rebondissement
minceur disparate soulignée d’achromie

échappée des statuts : plat comme platitude
simili-plat, geste : résorption de l’espace dans le temps

si défini qu’il soit, le moment plat : augmenté dès que dit
disparaît dans sa platitude : il passe

 

dans la langue ne se produit pas ça (la fourchette de Musil)

que les mots paressent loin d’une fenêtre,
& seule une pluie d’hiver les dessinera, visions névralgiques,
nombreuses énigmes, souvent identiques, souvent répétées, toujours différentes :
leur chemin serpente sur la parcelle des lus,
à écarter en nombre, à la machette, après-coup

amour violent, amour perplexe, signe de l’amour, tu parles trop, tais-toi

les nuits et les puits autant que la pluie,
au pourtour desquels se trouve l’impossible agité tremblant
c’est là ! ici ! qu’il y a ! le tout à trouer ! le trou à creuser !
et ses cris : occupe-toi de moi !
ses cris déchirants d’appel : de l’amour le signe

Est-il sensé de vouloir faire le tour d’un terme pareil ?
Peut-être sera-t-il bon de penser au mot fourchette.
Il existe des fourchettes à manger, des fourchettes de jardinier, la fourchette du sternum, des fourchettes de gantier ou de pendule : toutes ont en commun un caractère distinctif, « le fourchu ».*

dans la langue ne se produit pas ça,
l’amour est toujours là, pas même tapi,
l’amour phagocyte la littérature, sinon l’absence, sinon l’ennui
il n’y aurait rien d’autre que l’amour, signe de l’amour,
ça crie encore ! ferme ta bouche !

dans la langue ne se produit pas ça : pschitt.

* R. Musil, L’Homme sans qualités, 1930