UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 13

jour 13 – L’époque milieu des années 10 : apocopes et aphérèses comme antiquités-même puisque l’original a été pulvérisé : lambeaux de syntaxe, miettes d’usage grammatical, péripéties lexicales, ponctuation inerte. Et naissance de cette indigence du signe, née de la rencontre entre des émotions et des intentions graphiques.

VM n’écrivait plus. Il était rerentré tout entier dans son propre livre, dans ce qu’il avait décrit : plus d’identité, comme renfrogné, groin dans l’en-dedans. Il était retourné dans les pages et s’y était perdu réfugié. Les livres comme catafalque. Une grande chapelle coiffant les désirs, les absorbant en un grand tout d’absences et de cris muets.

2014. Les corps passent et se pressent, devant lui, se bousculent, se haranguent, se poussent. C’est sa lecture, il ne lit plus que ça : les corps informes, et le journal du jour, et encore, pas l’intégralité.

Il lui arrive de partir, à l’étranger, plutôt à l’étranger, et pas longtemps. Il veut visiter des endroits, c’est tout, que des endroits, rien d’autre. Quand il part, qu’il voyage, les gens ne l’intéressent pas, il ne veut pas les rencontrer, leur parler. Il ne veut voir que les endroits, ne vient que pour ça, les endroits. Ici, il ne veut ni joindre ni être joint ; il n’a pas de portable. Là-bas, dans les villes, il descend dans des hôtels modernes, il aime la modernité, les chambres au décor standardisé, où aucune trace du passé n’est perceptible.

Il visite. Il aime l’anonymat. La fin de l’identité l’a soulagé. La fin de la question plus exactement. La fin de toutes les questions dont il s’est débarrassé : plus d’absolu ni de relativité, plus de début ni de fin, un être-là devant. En carafe.

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 12

jour 12 – Il se souvient aussi, encore plus loin, 1976, d’une femme, peut-être la même ?, avec des mules en bois, rouges, et blanches de brides, en Italie, solarisée, à Rome, à l’arrière d’un Vespa, et lui qui conduit. Il se souvient comme s’il ne s’agissait pas de lui. Le scooter est près du Colisée, ils montent, ils rient, la fille, très jeune, brune bouclée comme la Marilyn des débuts, porte une robe fluide, il ne souvient pas la couleur, il lui avait acheté une robe. Impossible de se souvenir du spectre, dans les bleus ? les verts ? les rouges ? tous ensemble ?

Elle avait ramené les pans de la robe sous elle, avait calé ses mules sur les cale-pieds exigus, et roule ! collée à lui. Il n’avait jamais conduit de scooter, ça sautait dans les nids-de-poule, l’atmosphère était poussiéreuse, une canicule s’était abattue sur l’Europe, une sécheresse monstre, un avant-goût des désastres futurs. Ils étaient rentrés au camping ensuite, la fille s’ennuyait, lui avait pris un livre et lu. Il lisait alors dès qu’il pouvait, très attentivement, lentement, longuement, comme s’il se recueillait dans la page.

L’esprit italien s’est dissipé, et avec, les ocres, le soleil, la cassate rayée. VM vit dans la tête de quelqu’un. Il se pénètre de l’esprit d’Italie, il devient plastique à ce point d’être là et ailleurs, devant sa petite table de café dehors, dans son angle de terrasse. Le soleil n’arrive pas, pas encore. Il est vidé de ses forces. La foule le traverse ; il est dans chaque regard et l’Italie nulle part. Aucun scooter visible ne lui rappelle rien, il y en a trop, de trop de sortes, avec trois roues, des nuées de vrombissements desquels ne se détache aucune idée formulable. Il ne s’y habitue pas, ou difficilement. Les glissements de son terrain intérieur sont devenus bien trop importants ; l’étanchéité entre l’intérieur et l’extérieur est déficiente ; parfois il ne se conjugue plus.

Ce pourrait être une défaite : celui qui ne serait pas, ou plus. Personne n’accorde de l’importance à ce grand type tous les jours ici, ses gestes mesurés en une direction, sa coiffure relativement stricte bien qu’asymétrique, raie de côté à l’ancienne, enflure d’une partie de la chevelure rejetée en arrière, sa parole rare. Classique, veste, chemise sombre, col roulé quand il fait froid. Et plat du jour pas tous les jours.

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 11

jour 11 – Puis le temps s’est asséché, l’année 1994 est passée depuis longtemps, elle reste encore un peu, mais un jour elle prend vingt ans d’un coup, personne ne s’en rend compte, seuls les cheveux grisonnent, et VM demeure, alors à une autre place, en devanture cette fois, à la terrasse d’un autre café, avec le verre à pied et le carafon comme armes déchues, ses mains reposant sur ses genoux ou tenant une cigarette. Il boit, mais moins, alterne avec une bouteille d’eau minérale gazeuse, fait traîner le euh de gazeuse en le prononçant, a des airs d’animal traqué.

L’amour, avec l’identité, fut la seconde question de VM, mais il ne la traita pas, n’ayant pas résolu la première. Ainsi, la première et la seconde convergeaient dans l’aveuglement réciproque, tandis que Carola vivait une existence (somme toute) banale, de jeune femme fin de siècle, c’est à dire absolument défalquée de son propre désir. Elle faisait l’objet d’une soustraction (somme toute) ; malgré cela elle aimait danser durant des heures, méthodiquement.

Elle partait danser pour aller danser. Elle partait danser pour danser, danser et rien d’autre, boire de l’eau toute la soirée, et rien d’autre, suer, transpirer et boire de l’eau, danser et évacuer et rien d’autre. Elle ne regardait rien ni personne, elle embrassait la salle en entier dans son regard, et, dansant, se collait à de nombreux corps comme s’ils eussent fait partie de son propre corps. Ces corps avaient aussi des yeux, des jambes, des bras, bref, tout ce qu’un corps compte de membres, de mouvements de membres, IMG_20150221_150401de cheveux aussi, d’odeurs, de sexes, de signes sexuels primaires, secondaires, tertiaires. Et ces corps parlaient parfois, d’où, sous la musique saturée : hurlaient.

VM, impassible, ou encore plus désemparé, difficile à dire, désemparé de lui-même, à côté de ce lui qu’il ne reconnaît plus comme même, représentant malgré lui d’un Occident inactif, attentiste, désoeuvré, désaffecté, vieillissant, observe une femme en robe orange arrivant de la droite. Mais il s’agit d’une illusion, la saison n’est pas la même, l’année non plus.

Carola avait disparu au coin de la rue, comme souvent, dès qu’elle avait dépassé l’hésitation du carrefour (à droite ? à gauche ? tout droit ? derrière?), s’engageait dans une des rues, descendait comme on voit dans les films à San Francisco la longue et unique route au bout de laquelle le héros disparaît, et disparaissait au prochain virage, fluide comme une ondine, et sans âge.

 

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 10

jour 10 – Nul ne sait quel jour sera le plus intéressant, en temps de paix comme en temps de guerre. Et la guerre est là.

Trois personnages en discutent autour d’un guéridon de marbre tendance bistrot sur lequel, outre leurs verres à pied emplis de vin rouge bio, des flyers traînent. La guerre est là comme elle a été là tout du long, du moins au début, du vingtième, mais aussi tout du long, du vingtième. Elle est là, dans le vingt-et-unième, pareillement. Mais différente. Elle est là mais différente, se répètent les personnages. Mais ils ne répètent pas, ils précisent. L’un d’entre eux est particulièrement personnage, plus que les autres, il y a une insistance à ce qu’il le devienne. L’autre, un écrivain, connaît davantage l’histoire avec un grand H. Quant à la femme (parce qu’il y a encore quelques différences bien qu’elle ne porte pas de robe, ayant froid aux jambes ce jour-là), elle admire les deux hommes et intervient de temps à autre dans la conversation, surtout lorsqu’ils évoquent l’Italie, en particulier Florence, parce qu’elle se souvient, un peu.

Ils sont dans une cour de maison comme à Prague ou à Varsovie ; un peu de reste de pluie les arrose tandis qu’ils devisent ; c’est frais et amusant. Ils ne sont ni VM ni Carola ni le petit homme de la Méditerranée, ce sont d’autres personnages venus faire une incursion dans une histoire qui ne les concerne pas, ils ont atterri non contrits et repartiront comme ils sont venus, en se saluant. Plus tard, s’ils nous intéressent, ils reviendront, on leur fera une place, un réverbère les éclairera, il faudra les placer correctement, leurs jeux de mains seront étudiés tandis qu’ils parleront de la guerre.

On voit l’importance de connaître les choses : un personnage qui ne connaît pas les choses n’a aucun intérêt. Même entre eux, ils s’ennuieraient si tel était le cas ; ils n’auraient rien à se dire. Or, le plus étrange est que : des personnages qui n’ont rien à se dire peuvent tout à fait figurer dans une histoire, parce que l’histoire, toujours, se passe ailleurs. Elle se glisse dans les interstices des phrases, elle est maligne, l’histoire.

La guerre, sujet de leur conversation première, a rapidement été épuisée pour faire place aux événements florentins récents, que l’écrivain a déjà développé dans un livre, et à d’autres considérations littéraires.

 

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 9

jour 9 – Le regroupement est l’alibi de l’indistinction, le partage son expression majeure. Et il est difficile d’affirmer cela sans expliquer, et bien que les choses sont visibles, il faut longtemps les expliquer. Comme il faut préciser les circonstances historiques des événements sinon on n’y comprend rien, il faut expliquer en quoi le regroupement et le partage constituent tout à la fois le devenir et le danger de l’espèce, selon le point de vue que l’on adopte, et c’est bien là le drame, disent-ils, se désolent-ils : il n’y a plus de point de vue !

La ville a des accélérations brutales, des freinages subits, et la plupart du temps, une inconscience pratiquement suicidaire ; le rythme de croisière des pensées dans les corps désapprouve tout changement imposé. Les corps, eux, se croisent dans des espaces rétrécis, se heurtent, hésitent, délibèrent, s’imposent en force, contribuant à la fatigue générale qui détruit les rencontres, aussi sûrement qu’un virus décime une population.

Avant d’entrer dans l’arène, avant de pérorer, VM fut ce jeune homme timide et gauche arrêté à l’orée des groupes. Ensuite, il égaya son monde : trop de propreté nuit, trop de noms propres nuit ! Changeons nos noms !, souriant de toutes ses dents si blanches, si carnassières dans son visage marron clair. Échangeons ! disait-il à la serveuse, à la patronne, à la fille de la table à côté. VM faisait figure de roitelet, comme il y en avait dans chaque district de la ville ; enseignant à la fac pour survivre et paradant le reste du temps, il venait avec des livres, se chargeait de livres lourds, tout le temps à la même place, et ce, durant plusieurs années, tout le temps à la même place, et le temps que ça dure paraît une éternité. Le café devient le centre du monde de l’éternité, il n’y a plus rien d’autre que la place au fond où VM, à l’abri du soleil, écrit son Traité de l’identité jusqu’à tant qu’il soit fini, au milieu des cris.

Fallait-il préciser les choses ? La question du personnage est à la fois centrale et périphérique : s’il est connu, il intéresse ; s’il n’est pas connu, il peut intéresser à condition de disposer du minimum d’éléments saillants qui le feraient reconnaître comme personnage. Avant d’être connu, il ne l’est pas. C’est à dire : le personnage est ce qu’il est et rien d’autre. Il faut s’y résoudre. Connu ou pas.

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 8

jour 8 – Aucune joie n’est destinée à durer, pas plus une joie que tout autre sentiment. La carafe et le carafon (à la différence de la girafe et du girafon) n’ont pas de rapport de taille non plus que de filiation mais une différence de nature de contenu.

1994. Un petit homme frisé de la Méditerranée vient souvent s’asseoir à côté de VM. On ne sait pas bien à quoi il sert. On peut constater que les deux hommes, pourtant si dissemblables, se parlent beaucoup, et d’ailleurs, ils ont rendez-vous et souvent VM s’impatiente qu’il n’arrive pas à l’heure dite, mais il y a les impondérables.

2014. VM boit de l’eau minérale légèrement gazeuse. Devant lui, la transparence du verre et de la bouteille, le liquide transparent, sa main s’avançant pour se servir. A onze heures chaque matin, il se poste au coin de la terrasse, et là, installé devant un verre à pied et une carafe de vin, ne fait rien. Parfois, un napperon en intissé de couleur identique à celle du vin, une serviette de papier blanche, et un couvert soigneusement disposés, indiquent qu’il va manger. Mais pas toujours. Le verre à pied contient aujourd’hui de l’eau. Comme à l’accoutumée, VM ne fait rien qui soit identifiable, rien comme action reconnaissable. Il regarde devant lui, la rue, le trottoir, les gens, comme s’il ne les connaissait pas, comme s’ils ne les avaient jamais vus. Parce qu’il ne les a jamais vus.

À la petite table extérieure de l’angle formé par une vitre et la porte d’entrée, à l’abri du vent et globalement des intempéries, VM n’attend plus rien et a cessé de se répéter, sans plaisir mais sans angoisse. Son esprit cherche, et c’est là que ça commence puisqu’il n’y a plus rien à penser. Il se tient dans le silence. Langage ment. Vivre dans le désengagement ; se dégager du langage. A tout jamais, à tout hasard.

VM, longiligne et élégant (parfois portant des gants), cheveux gris abondants, ne semble pas s’ennuyer assis à sa table au coin de la terrasse du café en angle, dehors. La politique continue, même pendant le repas, mais il ne s’agit pas du repas, il s’agit de l’avant, du moment de onze heures (facteur, livraisons, réveil lent de la ville, étirements des façades, rayons timides les léchant en catimini).

Le petit homme frisé de la Méditerranée est mort il y a longtemps. Il venait et il écoutait VM avec affection. Il lui suffisait qu’il y ait affection avec vin, viande, variété. Dialogues s’ensuivaient sans aucune gêne, dialogues du vide plein. Le petit homme venait en bus de là-haut, parfois à pied à la belle saison, s’asseyait auprès de VM. Sa joie était réelle. Peut-être pas durable mais réelle.