vie abrégée de Modeste Réception

Modeste Réception était accablé. Après son deuxième café, rien ne venait. Quelque chose était-il censé venir ? Il observait que rien ne venait. Il était triste et mit son visage entre ses mains, en un geste qui n’était pas sans rappeler confusément quelque illustration christique. Instinctivement, il avait baissé la tête et déposé son visage entre ses mains, qui n’en pouvaient mais. Qu’auraient-elles pu, ces mains qui ne lui servaient plus à rien ? Lui avaient-elles déjà servi d’ailleurs ? Les questions l’effondraient encore davantage.
Il n’y avait plus aucune solution à rien. Il tentait de reprendre le cours de ses actions récentes : un café, puis un deuxième. Rien d’extraordinaire. La routine. Il avait fait le maximum avec ce geste, il ne voyait pas quoi faire de plus. Son désespoir lui semblait absolu. Devait-il passer la journée le visage au creux de ses mains ?

Avec cette question, il sentit un frémissement, un commencement d’espoir : la journée ! Il ne s’agissait que de la journée ! Il se leva et dansa follement. Il suffisait de la passer ! Il se mit à chanter très fort tout en dansant comme un ours, à supposer qu’un ours danse.
Quelque chose venait à Modeste ; son corps agissait à la place de petits gestes contraints. Tout à coup, ça devenait ample. Il ressentait une sorte d’ivresse du déploiement, du dépliage. Oui, il cessait tout d’un coup d’être racorni, il se raffermissait dans une conviction. Il y avait en lui une volonté qui le dépassait, et le dépliait.
Il savait qu’il était le personnage principal d’un livre médiocre, mais n’avait aucun moyen de se révolter. Alors cette danse un peu lourde, ces chants même faux, venaient à point pour alléger sa peine.

Modeste Réception était né sur les rives d’un lac de montagne, dans une certaine crispation : la femme qui écrivait, retranchée dans un chalet isotherme, n’avait rien trouvé de mieux que ce type dépressif qui se tenait le visage dans les mains, sans toutefois pleurer. Il ne pleurait plus depuis longtemps. Avait-il déjà pleuré ? Il faudrait examiner cette circonstance, mais il y avait des choses plus urgentes à traiter : par exemple, comment allait-il passer cette journée, dont il pensait au départ qu’elle était foutue après son deuxième café.
Cette fois, la femme ne se laisserait pas faire, elle allait lui trouver des occupations, elle allait s’en occuper, elle allait le bichonner. Un troisième café ? Il n’en était pas question. Il fallait qu’elle se dépêche : Modeste R. recommençait à se mettre le visage dans les mains et on ne s’en sortirait pas comme ça, avec un enthousiasme retombant aussi vite que soulevé. Il fallait une foule, il fallait une fête, il fallait une manifestation, quelque chose de plus grand que lui. Une communion, tiens. Une communion avec des milliers d’autres qui avaient pris, ou pas, un deuxième café.



                                           c’est un bijou, c’est une bombe, c’est un livre

La femme, très excitée, examina sa solution, capuchon de stylo dans la bouche. Dans le monde, c’est pas ce qui manquait, les manifestations. Mais elle se demandait si Modeste n’était pas trop fragile pour participer. Il ne participait à rien habituellement. Son patronyme l’enfonçait encore un peu plus dans un néant d’opinion.
Il avait été vigile, dans une autre vie, s’était battu pour défendre des lieux, des personnes. C’est peut-être pour ça qu’il craignait les foules ? Il se battait correctement, il savait prendre les coups, mais il avait vieilli. Il avait droit à un peu de repos, Modeste. Cependant, la femme, consciente de la nécessité d’une action, et d’une action dans laquelle Modeste eût pu s’engager, c’est à dire avec des conditions d’engagement acceptables pour lui, pour sa santé, mais aussi pour elle, pour son livre médiocre, s’obstinait, dans son chalet isotherme, à rédiger une sorte de vie de Modeste Réception.


Elle alla se chercher une pêche dans laquelle elle mordit furieusement et dont le jus coula dans l’évier au-dessus duquel elle se tenait. Et bien qu’elle eut également conscience que ça n’intéressait personne.

l’érosion du pied de la lettre

je parle de nombreuses fois après avoir dansé
et claqué dans mes mains à la fin
en mouvement, après le dernier temps
c’est à dire hors du rythme, 
- imperceptiblement -

j’ai le rythme absolu avec mes hanches qui dansent
je suis sans tête, il n’y a que mes mains

je parle avec des paquets, c’est fluide, rempli, non prémédité
l’érosion du pied de la lettre est en cours
on pourrait en parler longtemps

je parle rempli, en paquets, sans délai
ma tête est partie ailleurs, mes gestes sont infaillibles
j’ai le rythme absolu

des lames de lumière strient l’idée du temps
et les paquets de parole chutent
plus ou moins bruyamment

l’érosion du pied de la lettre ne cesse pas

les paquets encombrants avec lesquels je parle
je les laisse dans le couloir
et je ferme la porte après avoir dansé

récurrence des bancs (trois septains libres)

l’ennui est à relater aux bancs
(si on veut) or
le repos paraît premier dans l’occupation des bancs
un repos temporaire, provisoire, éphémère
j’adopte les bancs, perpétuellement
les bancs d’Europe, les bancs de mer,
plus généralement les bancs de ville

serrer l’ennui est une tâche difficile
à peine assise sur le banc
je regarde autour de moi
(ce je qui s’asseoit sur le banc, ce moi requis par l’autour)
l’ennui aime la fuite, à la folie :
ils n’ont aucun scrupule
soudés par leur impossible description

le banc tente d’empêcher
l’inachèvement et le bord de gouffre
ses lattes accueillantes du rien imprécis
arrêtent la divagation et la transforment
un moment
le banc en soi n’a aucun rapport avec l’ennui :
la fuite les soulage, lui et lui

gênes fortuites

je cherche la fonction
/ départs indécidables
\ départs multiples
je lis Vie nouvelle
je ne suis pas réelle

je prends quelques notes en bord de mer
j’attends que ce soit le moment
ça ne l’est pas
ça ne l’est toujours pas
les jours passent

j’oublie l’adjectif
je le cherche au lieu de chercher la fonction
je ne sais pas ce qu’est la fonction

pendant plusieurs jours
ne viennent que gênes induites

un géant de deux mètres treize
met la gêne en fuite

la surface du lac 1 & 2

d’abord simple : bord & bord
bord ici, bord là-bas, bord tout autour

la famille un homme une femme un garçon une fille
dit : en faire le tour

avec gourmandise la famille nous allons
en faire le tour, la famille nous allons

d’abord simple : bord recul, bord avance
la surface du lac, apparue rêve & paisible

la famille nous en avons fait le tour
avec gourmandise nous du lac

– – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – –

revenue, en une
impossible, en deux

trouée de souvenirs & d’oublis
étale, divisée, parquée, encadrée

la surface du lac à peine frissonne
changeante & indifférente

à l’immanquable effacement
de ses vagues et de ses cris

s’obstine le temps
dont un hors-bord aurait figuré la trace

                                                                                                Bernard Dufour, 1973 (détail)

ciel devenu noir :: deux dizains

les mers du globe ont augmenté de six mm
nous apprenions les mm à l’école
des divisions, des grandeurs, des tailles
tout en dizaines
tout en disant
rien ne pouvait se produire d’autre
que de compter les distances
que de distendre les contes
chaque jour recommencés
et dans lesquels se confondre

 

les mers du globe ont augmenté de six mm
tous les chiffres rappliquent tous ensemble
tous les pourcentages, toutes les gravités
tous les superlatifs que plus aucun filet ne retient
un tout petit et un tout grand
toutes les mers et six millimètres
ils se font face et rien ne les arrête
ils se mixent et nous recouvrent
six millimètres sur toutes les mers
de ce globe que nous habitons

                                                             Arnulf Rainer, Zentralisation, 1951 (détail)