Noémi & la colonelle des fourmis

Sur la Côte d’Azur en 1967, Noémi, dont l’occupation principale semble être l’observation des fourmis, se trouve saisie d’un ennui mortel. Les fourmis vont à la boulangerie, à la teinturerie, reviennent avec des provisions beaucoup plus grandes qu’elles, ressortent, formant des colonnes très organisées. Les fourmis déploient une force qui paraît surnaturelle. Rien n’intéresse Noémi dans les fourmis. Le temps passe. Elle ne sait plus comment le faire passer. Les colonnes de fourmis, sous le commandement de la fourmi en chef, bien décidées à ne rien laisser sur leur passage, défilent devant Noémi, cheveux dénoués, vêtue d’un haut jaune et d’un bas bleu, uniforme imposé aux petits malades de l’aérium au moment de la guerre des Six-Jours : short bleu marine ; tee-shirt jaune bouton d’or. Les mots américains désignant ces petites pièces de vêtements n’étaient jamais correctement prononcés ; peu importait, tout le monde faisait semblant de comprendre.

Personne ne se demandait si ça vous allait, le jaune, on vous mettait du jaune, on vous décorait en quelque sorte. Chacun essayait de faire en sorte que son bleu-et-jaune ne fût pas uniforme, que son uniforme laissât visible une différence : un marcel à côtes, par exemple. Mais même le marcel, on ne vous le laissait pas passer : il fallait les petites manches pour protéger les épaules du soleil dangereux.

Noémi née sans guerre, attend dans sa tenue bicolore près des bougainvillées de savoir si ses poumons vont être ou non arrangés par le séjour. Un séjour au bord de la mer implique un laps de temps assez long pour qu’il soit réellement qualifié de séjour ; un séjour est donc plus qu’un seul jour. Un jour de plus ou de moins dans un séjour peut changer le destin de quelqu’un, mais cela, Noémi ne peut pas le savoir. Pour l’instant, elle vit ce séjour long, d’une durée de plusieurs semaines, tandis que la guerre des Six-Jours ne dure que six jours. Elle n’a rien d’autre à faire que de figurer dans cet uniforme (les pièces de vêtement sont changées de temps à autre selon une loi propre aux hauts et aux bas, respectivement tous les deux jours pour le haut, tous les six jours pour le bas). La journée est scandée par la prise de médicaments, le fait de boire à telle ou telle heure, de pouvoir se baigner deux heures après le repas, etc. Noémi s’ennuie.

Sur la Côte d’Azur, Noémi en bleu et jaune, née sans guerre comme d’autres sans doigts de pieds, estime qu’elle a déjà pas mal patienté, et que faire du sur-place alors que le monde bouge tant autour d’elle,

– Allez, viens !…

La voix claire de la monitrice la sort de sa torpeur un peu morose, elle est vive, elle s’appelle Claire ou Cécile, et elle, oui, elle, a un chemisier rose sur le dos, et les cheveux raides, blonds foncés, attachés en queue de cheval. Être grande, c’est avoir la capacité de choisir la couleur de son chemisier, porter autant de bijoux qu’on veut, et de jolies claquettes aux pieds.

Noémi regarde la mer, perdue dans la pensée un peu mélancolique de sa solitude, identique à celle qu’elle a déjà éprouvée dans des champs de bruyère rose balayés par un vent de crête qui rend fou, quand on marche deux par deux en chantant à tue-tête Un kilomètre à pied, ça use, ça use, un kilomètre à pied, ça use les souliers. Être enfant, c’est ça : on marche en groupe compact, on avale des kilomètres en rythme, on s’arrête pour boire à la gourde et goûter des pâtes de fruits qui collent aux doigts avec des grosses tranches de gros pain trop blanc et terriblement mou.

Ici, devant la mer, Noémi goûte une solitude aigre-douce, dont elle se figure qu’elle pourrait devenir différente quand elle sera grande. Il lui tarde d’être grande. Noémi n’a à proprement parler aucune revendication précise, si ce n’est que les choses n’avancent pas assez vite. Elle attrape ses jambes avec ses bras et elle reste là, avec le bob obligatoire sur la tête. Devant, la mer promène ses bateaux avec sa langueur habituelle et ses petits clapotis insolents, pratiquement familière. Sur le sable, la figure qu’elle a dessinée a disparu, effacée par le dernier ressac, celui qui va un peu plus loin que les autres. Il y en a toujours un qui va un peu plus loin, de temps à autre, et qu’on ne peut pas prévoir.

Elle s’est rapprochée du bord, assise presque au bord, en essayant de ne pas mouiller son short bleu. Le bord est mouvant, le bord n’est pas vraiment un bord comme à la piscine ; le bord de la mer n’est pas fixe, la mer arrive et fait ce qu’elle veut, à son gré, une fois arrive un peu loin que les pieds, une fois surprend et s’insinue sous les fesses, une fois renverse les rêveurs. La mer déborde, sauf qu’elle ne peut pas déborder puisqu’elle n’a pas de bord défini. Cette bande de sable de laquelle Noémi est prisonnière un temps indéterminé avant d’avoir l’autorisation de mettre son corps à l’eau, cette bande de sable de laquelle elle conserve systématiquement des grains collés sur les cuisses, isolés ou en pâtés, parfois chaude à en être bouillante, cette bande de sable représente très exactement l’attente, l’expectative, le lieu unique d’entre les décisions.

Renfrognée sur sa frontière intérieure, la petite fille entoure ses jambes repliées avec ses bras et tente de faire face à l’attente brûlante en poursuivant son dialogue interrompu avec la colonelle des fourmis et les autres fourmis.

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 3

jour 3 – Il faudra parler du vin rouge, du vin, du vin et de l’eau, de l’eau et de l’eau avec des bulles, parce qu’il y a un étroit rapport avec l’esprit (des fois j’ai de l’esprit, des fois j’en ai pas, dit-elle, espiègle, à l’autre) ; (oui je sais, tu te fous de tout, dit-il, malicieux, à l’autre). On ne peut pas sans arrêt être néfaste, des fois il y a relâche, c’est ainsi. Le vendredi. Ou un autre jour.

En 1994, VM pérore à la table du fond, tient table ouverte, déjà des visiteurs s’intéressent, des confrères, des jolies femmes, les catégories se recouvrant généralement peu, alors qu’il vient de publier un livre sur l’identité dans lequel il démontre que l’identité n’existe pas. Il montre le livre, complaisamment et quel que soit le public. Une jeune femme demande : alors je n’existe pas ? Tout d’abord il ne répond pas, puis, ayant suffisamment attendu, l’ayant suffisamment fait attendre, elle, la questionneuse malencontreuse, répond que ce n’est pas la question, que la question est celle de l’identité, pas de l’existence. La femme écarquille les yeux, se tait, se retire, s’installe à une autre table et commande un navarin d’agneau avec un quart de Saint Chinian. Se remplit complaisamment.

Alors que la fiction envahit la salle de restaurant et déborde déjà des parenthèses pourtant soigneusement établies par le narrateur habituel dont c’est le boulot de délimiter ce qui en est de ce qui n’en est pas, Carola met les pieds dans le plat, avec sa robe orange.

C’était l’été. La robe orange, longue, habillait une autre femme, il y a longtemps, encore plus longtemps que 1994, plus loin que 1984, 1980 peut-être ; une grosse pierre brillante bleu turquoise était cousue, près de l’encolure, sur la robe trapèze sans manches ; il se souvient, elle marchait dans la rue, de dos, elle s’était retournée, un peu avec la tête de l’actrice Isabelle Huppert comme ça, avec une grande surprise dans ses grands yeux, une surprise comme : quoi donc ?? Silhouette tournoyante sous le regard du suiveur. En marchant, avec ses mules en cuir fauve, un bruit de succion, comme chteu-chteu. Un bruit de Chateaubriand dans sa Vie de Rancé , qu’il nomme « le sussurrement de la sandale ». Le bruit de la suite, de ce qui suit, le bruit d’une marche sans menace, le bruit de l’innocence, de la succion, quel bruit encore ?

(Par ailleurs, le chteu-chteu lent et pourtant constant, lourd, de l’infirmière dans la maison pour vieux, dans de nombreuses maisons ainsi pour vieux de plus en plus nombreux, sa robe-tablier bleu pâle l’enserrant, enserrant sa taille, faisant saillir des bourrelets souvent affectueux, pétrissables, semble le plus commun, le plus ancien, ce rythme ancillaire de celle qui vient, appelée par celui qui en a besoin. Et l’enrobage sous la robe-même, alors, promet la protection à vie, l’enfouissement dans la poitrine, l’immortalité pratique.)

Bruit de suivre, mais aussi bruit de venir, donc.

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 2

 

jour 2 – La domination du ça freudien avait éclaté : le chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes, s’était répandu au-dehors et collectivement, en tous lieux, avec toutes sortes d’individus, dans des portions de temps prescrites, encore pour un temps, avant sa probable liquidité…

Les humeurs joyeuses se mélangent ; les rires se tressent ; les regards sont confiants. (A ce propos, VM, dont le Traité sur l’identité était paru en 1994 et qui n’avait pas eu le succès escompté, alors-même qu’il prédisait tout cela, oui, VM s’était tu). La joie même du malheur déferle dans des groupes aux contours flous, indéfinis, sans polarité autre que celle du moment, ici et maintenant, partagé.

L’ensemble des malheurs de la planète fait un tabac tel que ça finit par rendre les gens joyeux de le partager, ça. Les inquiétudes, surtout, oui, on s’inquiète, on s’exclame d’inquiétude, on partage : l’emploi ! la pollution ! tout ce plastique ! de la taille d’un continent ! les attentats ! ils décapitent des gens ! tu te rends compte ! Bien sûr, chacun se rend compte et ce rend compte rend inexplicablement joyeux : les exclamations fusent comme aux distributions de prix, encore ! ah ! bravo !

(VM n’a pas le visage morose sur son bout de terrasse, mais bien im-pa-ssi-ble, le visage qui sied à ceux qui sont revenus du bord ultime de la réflexion et qui s’abstient désormais de penser. L’indistinction des corps en marche devant lui, cette chair grotesque, il l’a entrevue il y a longtemps mais ne pensait pas qu’elle avait un rapport avec l’esprit. Il ne regardait pas tant les corps. L’esprit en confusion flotte au-dessus de la foule qui déambule parlant à rien.Ils ont perdu la parole. Les grappes d’humains se déploient dans les lieux où se donnent les nourritures et les boissons. Comme des enfançons, ils ouvrent la bouche mais ne parlent plus ; des flots inarticulés surgissent de leurs bouches attendant le remplissage.)

Il existe une joie réelle, une joie vraie, sinon elle n’existerait pas dans la langue. L’engagement – langage ment, mais ils en font fi – dans les malheurs de la planète se partage, frénétiquement, par tous : la surveillance commence, qui ne s’engage pas ? attention, Big Brother is watching you.

(En 1994, VM regorgeait de choix dans les concepts, alors il écrivait et remplissait des feuilles, toujours plus de feuilles, demandait à la patronne s’il n’avait plus assez de feuilles, demandait du papier, parfois des nappes en papier qui glissaient sous l’encre de son stylo-plume, fulminait, dessinait des schémas aussi, nombreux, grands, pertinents, les souillait parfois de vin rouge, les offrait à la va-vite).

biblio philo 1994

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES : devoir de sincérité à l’égard d’une pieuvre mentale

jour 1 – La ville n’avait plus d’importance, les maisons n’avaient plus d’importance, les gens n’avaient plus d’importance, seule comptait la pieuvre, qu’il fallait nourrir chaque jour, un travail sans gain, travail sans fin, chaque jour réclamant sa dose. (VM regardait par la fenêtre, depuis l’étage élevé qu’il occupait, mais ne voyait rien de particulier, ni la ville, ni les maisons.)

La pieuvre est un état de fait, elle est la manifestation d’une tendance à l’indistinction : tendanciellement les êtres humains aiment se ressembler, très fort, très puissamment. Ils aiment tellement se ressembler qu’ils souhaitent se confiner ensemble, violemment, se battre, se tuer les uns les autres. C’est ce qui se passe depuis que la pieuvre est arrivée. Ils ont constitué la pieuvre eux-mêmes et se sont enfermés dedans. (VM voudrait s’en extraire ; il pense qu’il est plus fort qu’elle, il se fait un café, il songe, devant la fenêtre de son étage, qu’il est piégé mais qu’il doit pouvoir s’extirper de ce merdier, parce qu’il pense ; il pense qu’il pense, donc il pense).

De ce dedans, ils observent le grand nombre d’événements de la planète, les guerres, les destructions, les évolutions rapides des conditions climatiques : ils observent ce grand ramdam paisiblement, comme s’il ne les concernait pas. Parce que le dedans de la pieuvre est confortable, agréable, agrémenté de jeux : le dedans de la pieuvre est un parc d’attractions et de répulsions tout ensemble. Tout y est prévu pour que les gens aiment et détestent tout à la fois tout chaque jour ; le travail de la pieuvre, c’est cela-même, quelque chose qui ne se laisse pas voir ni avoir d’importance. Les degrés d’importance ont disparu, happés, subtilisés par la pieuvre mentale. (VM trouve qu’ils exagèrent, dans leurs critiques, ceci, lorsqu’il est installé dans son coin de terrasse de onze heures à midi). Certains résistent au laminoir, pensent que leur volonté suffira, qu’ils font ce qu’ils veulent.

Comment tu retrouves ce qui était avant, tu ne sais pas ce qu’est l’avant mais il a existé : comment tu le retrouves (chez Cholodenko par exemple, dans ses jeunes filles au Luxembourg, dans des regards, des contorsions de pensée, des possibles feuilletés, des parents réels, des tasses de thé).

 

 

 

 

les petites choses

– Alors, ce petit observable ?

– Vous vous en souvenez ?

– Mais bien sûr que je m’en souviens, bien sûr !

– Ce sont les petites choses à partir desquelles se construit la perception

– En d’autres termes ?

– Ah oui… en d’autres termes, je ne comprends pas pourquoi parfois je suis si pauvre de termes… Je pense à la fois aux fourmis, comme petit observable, et à l’amour, comme grand impossible, que je ne connais pas, ignore, surface blanche, redevenue blanche, qui meut tant de textes, tant de voix, tant de souffrances et de déchirement. Les oiseaux aussi : le vol d’un oiseau incroyable, horizontal rapide, au ventre jaune, aux ailes électriques rouges, à la tête noire, comme le drapeau allemand en version mécanique, passant dans un village abandonné flap-flap-flap en accéléré, porteur de bonnes nouvelles. Les oiseaux, le soleil, les blés, la bruyère violette, des fleurs avec des clochettes délicates vieux rose poussées sur un champ non cultivé. Le petit observable se trouve difficilement en ville où les trottoirs occupés bruissent des maladies de la promiscuité

– L’amour ?

– Oui, en passant, le grand inconnu, le grand recommencement, sans possibilités de dimensions, comme si on avait un mètre qui jamais ne calcule la bonne dimension, on s’y reprend à des milliards de fois, et c’est impossible. Une fourmi, oui, une fourmi et sa colonie organisée, dans l’enfance, vue par une enfant, ou un enfant, enfin quelqu’un qui n’a que quelques années d’existence, pour qui vivre ne se calcule pas. Les fourmis, les oiseaux, les foins, voire les roseaux, sont souvent liés à l’amour dans la littérature, je ne sais pas pourquoi, avec les champs, les forêts, et les elfes

– C’est joli les elfes

– Oui, ça ne tient pas de place et c’est très décoratif, léger, aérien, dans la phrase pas facile à placer, mais très attirant ! et sans sexe ! un ou une elfe

– Aaaaah, ça !

– Oui, enfin, ça ou autre chose !

– Pas du tout ! pas du tout autre chose ! les elfes et l’amour !

– Je pense tout à coup : les selfies ? s et i en plus, c’est ça, ils recherchent leurs âmes perdues à coups de clic-clic ? les perchistes de la littérature perdue !

– !…

verbiage & ses synonymes

 

bavardage
bagou
faconde
boniment
loquacité
verbosité
éloquence
prolixité
parlote
caquet
délayage
radotage
verbalisme
redondance
phraséologie
paraphrase
papotage
loquèle
garrulité
dispute
compliment
cliquetis
blablabla
verbomanie