UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 5

jour 5 – Carola a mis sa robe et nettoie avec l’éponge le plateau de son four à micro-ondes. Elle nettoie même avec application, avant d’y déposer un bol de café à réchauffer. Carola se surprend à se dire qu’il faut toujours qu’elle nettoie avant de réchauffer. Elle est un personnage de Perec doublé d’un de Duras doublé de sa grand-mère doublé d’un nombre incalculable de personnages ayant enfilé par la tête une robe à fleurs depuis l’Antiquité : elle est parfaitement flippée aujourd’hui.

Le ciel est d’azur martelé de nuages équivoques. Mais elle ne le voit pas : elle a d’autres “chats à fouetter”, d’autres “choses à faire”, “d’autres pensées”. Elle décide de ne pas se répondre. En temps ordinaire, elle se parle et se répond. Et si elle ne se répondait pas ? Elle ne serait que pure action : le rêve, se dit-elle, confuse.

Sur le plateau de verre demeurait un peu de poudre blanche ; excès de farine du boulanger, incompréhensible. Le geste de nettoyer d’un tour d’éponge est rapide. Le bol est posé, réchauffé. Carola le boit lentement après y avoir laissé glisser deux morceaux de sucre calibrés pour la tasse de café. Elle écoute Couperin à la radio. Et des informations. Ailleurs le monde s’écroule. Il s’écroule méchamment. Il s’écroule au sens propre : des attaques de vestiges antiques ont lieu, et de nombreux tremblements de terre. Le climat est devenu l’allié objectif du terrorisme.

Carola est prise d’une urgence impossible à déminer autrement qu’en continuant ses gestes domestiques. Elle a épilé ses mollets avec des bandes de cire, s’est passé de la crème sur le visage et les yeux, pas la même, de l’huile sèche sur les mollets, a procédé à quelques exercices d’étirement, constaté le démusclement de ses bras, fugitivement imaginé que tout pouvait redevenir comme avant mais non, considéré que l’avant elle ne s’en souvenait pas, coiffé ses cheveux mouillés, changé de pièce et introduit des boutons d’oreille dans les trous percés à cet effet.

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 4

jour 4 – Cette robe, tout de même, beaucoup trop d’incertitudes, la longueur, la couleur, l’année, la femme dedans. Chaque femme est une incertitude, il (VM ?) l’avait suffisamment lu chez les postmodernes, il lisait la femme, la robe, tandis que la robe et la femme se prélassaient, unies bien que parfois rayées. 1994. La robe de Carola. Il ne se souvient pas, il n’y a que des pantalons ou bien des tailleurs convenus au fond de la salle du restaurant. C’est la fin des secrétaires, et parallèlement le crépuscule des tailleurs escarpins bas chair.

La robe, plus que la jupe, signifiait pour lui (VM ?) le corps de la femme (enrobée plus qu’enjupée), alors que la jupe, pièce partielle de la tenue complète, imitait finalement le pantalon, pièce adverse du sexe opposé, insuffisamment distinctive. Robe : unique. Enfiler une robe : chose que jamais il ne fit (mais est-ce que VM réellement s’intéressa un jour à ce genre de choses ?). Un jour avec Carola, ils avaient évoqué ce sujet de la robe, l’identité faite femme, une autre sorte d’identité, mais il avait bien pris soin que sa pensée n’apparut point roturière. Et employé des mots très compliqués pour lui embrouiller l’esprit. (VM ? sûrement, c’est bien son genre).

Vers 1974, c’est à dire bien longtemps avant 2014, Carola avait eu un point de vue radical sur la robe, comme :

  • le truc que je me mets sur le dos (basique)
  • frrrrt pour épouser mes formes (personnalisé fierté)
  • frrrrt pour cacher mon corps, non, jamais ! (défensif fierté)

Et pire : ce n’est rien. Une robe n’est rien, non plus qu’une cafetière rouge non plus que ce chien jaune ou ce meuble en bois massif sombre. Toutes sortes d’événements sont contenus dans les choses et les robes, mais eux, que sont-ils ? Et pire : que seront-ils dans le futur ?

Carola regardait partout et plus aucun objet ne faisait sens, au sens de son usage restreint ou élargi ; elle observait des caractéristiques s’interpénétrer comme les étages d’un ferry, et voguant, ferry massivement encombré de son propre corps ; la grande équivalence était là, elle la touchait du doigt : une robe ou n’importe quoi d’autre ne la différenciait pas en tant qu’être humain de sexe féminin. Les formes de Carola à peine effleurées par sa robe, ses formes si loin de sa robe, au point qu’une robe, finalement, pourquoi ? Le corps de Carola n’était qu’une machine musclée, androgyne, machine de formes recouverte de tissus agencés.

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 3

jour 3 – Il faudra parler du vin rouge, du vin, du vin et de l’eau, de l’eau et de l’eau avec des bulles, parce qu’il y a un étroit rapport avec l’esprit (des fois j’ai de l’esprit, des fois j’en ai pas, dit-elle, espiègle, à l’autre) ; (oui je sais, tu te fous de tout, dit-il, malicieux, à l’autre). On ne peut pas sans arrêt être néfaste, des fois il y a relâche, c’est ainsi. Le vendredi. Ou un autre jour.

En 1994, VM pérore à la table du fond, tient table ouverte, déjà des visiteurs s’intéressent, des confrères, des jolies femmes, les catégories se recouvrant généralement peu, alors qu’il vient de publier un livre sur l’identité dans lequel il démontre que l’identité n’existe pas. Il montre le livre, complaisamment et quel que soit le public. Une jeune femme demande : alors je n’existe pas ? Tout d’abord il ne répond pas, puis, ayant suffisamment attendu, l’ayant suffisamment fait attendre, elle, la questionneuse malencontreuse, répond que ce n’est pas la question, que la question est celle de l’identité, pas de l’existence. La femme écarquille les yeux, se tait, se retire, s’installe à une autre table et commande un navarin d’agneau avec un quart de Saint Chinian. Se remplit complaisamment.

Alors que la fiction envahit la salle de restaurant et déborde déjà des parenthèses pourtant soigneusement établies par le narrateur habituel dont c’est le boulot de délimiter ce qui en est de ce qui n’en est pas, Carola met les pieds dans le plat, avec sa robe orange.

C’était l’été. La robe orange, longue, habillait une autre femme, il y a longtemps, encore plus longtemps que 1994, plus loin que 1984, 1980 peut-être ; une grosse pierre brillante bleu turquoise était cousue, près de l’encolure, sur la robe trapèze sans manches ; il se souvient, elle marchait dans la rue, de dos, elle s’était retournée, un peu avec la tête de l’actrice Isabelle Huppert comme ça, avec une grande surprise dans ses grands yeux, une surprise comme : quoi donc ?? Silhouette tournoyante sous le regard du suiveur. En marchant, avec ses mules en cuir fauve, un bruit de succion, comme chteu-chteu. Un bruit de Chateaubriand dans sa Vie de Rancé , qu’il nomme “le sussurrement de la sandale”. Le bruit de la suite, de ce qui suit, le bruit d’une marche sans menace, le bruit de l’innocence, de la succion, quel bruit encore ?

(Par ailleurs, le chteu-chteu lent et pourtant constant, lourd, de l’infirmière dans la maison pour vieux, dans de nombreuses maisons ainsi pour vieux de plus en plus nombreux, sa robe-tablier bleu pâle l’enserrant, enserrant sa taille, faisant saillir des bourrelets souvent affectueux, pétrissables, semble le plus commun, le plus ancien, ce rythme ancillaire de celle qui vient, appelée par celui qui en a besoin. Et l’enrobage sous la robe-même, alors, promet la protection à vie, l’enfouissement dans la poitrine, l’immortalité pratique.)

Bruit de suivre, mais aussi bruit de venir, donc.