sans titre de Maud M.

Installée dans un petit hôtel face à la mer, Maud M. a disposé ses affaires dans le petit placard au papier peint défraîchi avant de prendre une douche et de se poster à la fenêtre qui laisse passer un filet d'air froid. Un bruit de fond ainsi qu'une odeur de varech suffisent à évoquer la mer, sur laquelle la nuit repose déjà, comme une vieille amie un peu encombrante.
Au Tréport comme à Honfleur, à Cancale ou à Roscoff, Maud M. a cessé de se regarder nue dans les armoires à glace des vieilles chambres qui sentent la pomme normande. Elle enfile, sans aucune conscience de ses membres, peau, chairs, ses vêtements les uns derrière les autres, de sorte qu'ils la réchauffent. 

Maud M. se repose sur un des bancs de pierre longeant la mer, disposés à équidistance sur une sorte de large corridor pavé de dalles de béton saumonées. Devant elle, la mer la reconstitue, elle la prend, s'enroule en elle comme dans une couverture de survie.
Elle débarque son surplus de paroles aux cormorans, tenez. Il fait gris, c'est la toile de fond sur lequel elle peut se découper sans gêner personne, replier ses jambes contre elle se disant qu'elle a froid, se disant que c'est trop mais n'en pouvant pas moins.

Son regard se remet dans l'axe de la mer, et peu à peu son esprit se calme, elle arrive à isoler le bruit du ressac des autres bruits, humains et issus de l'activité humaine. Et des mouettes aux cris impérieux. Voir la mer quelques instants et revenir. Une fois devant, Maud M. est rituellement déçue. La mer ne dit rien de plus que ce qu'elle est. La mer ne dit rien, elle est. Et être devant ne s'apprécie que d'une présence ténue, ou fugitive, un peu comme une guimauve : beaucoup de promesses mais peu de consistance.

Des avions, blancs, traversent le ciel, bleu, et ainsi chaque jour, de nombreux avions emmènent de nombreuses personnes loin, dont le regard de Maud M. suit distraitement la trajectoire. Elle se tait. 
Elle attend ce qu'elle ne sait pas. Sur son banc, figée. Ce que la mer lui renvoie, un mur ou un miroir, un mur et un miroir, l'attend encore. La mer : miroir ou mur. Réfléchit, miroir. Regarde la mer : mur.

Malgré les galets sur lesquels elle se tord les pieds, Maud M. s'est décidée à marcher le long de la plage. Des cueilleurs de coquillages en couleurs vives officient. C'est marée basse.
Marcher, c'est encore quelque chose qu'elle murmure, elle accompagne marcher de parler, sa parole sort avec le bruit du ressac. Il fait froid, elle s'enhardit, elle grogne, elle profère des morceaux de mots, des bouts, que l'air plein d'iode gifle, elle ne sait pas si c'est de l'iode, l'iode est ce qu'elle a lu, elle respire ce qu'elle a lu, des pages et des pages de bouts de mots.

Oui, redit-elle dans un sursaut, et elle shoote dans une coque d'oursin on dirait. Maud M. ne perd pas la raison, la raison n'existe plus, elle s'en débarrasse comme de la chair orangée de l'oursin, elle la crache, la raison. 
L'idée qu'elle a du bleu de l'azur est un bleu de littérature, comme les travailleurs avaient des bleus de chauffe. Elle se déplace au jugé, rien n'est resté, elle nage dans les mots, une mer de mots. Et parfois, aucun d'eux ne saille comme une queue de requin, aucun. 

                                   *

Beaucoup plus tard, Maud M. recevra un SMS mystérieux : Mettez un costume rouge, vous êtes plus que nu, vous êtes un objet pur, sans intériorité *. Elle ne répond pas, ça n'appelle pas de réponse. Une pensée démodée, parfois un peu surprenante, comme cette phrase  ; et vraie. 

L'anse devant laquelle elle s'est arrêtée, en suivant la côte, sur l'un de ces petits parkings qui indiquent le point de vue avec un œil aguicheur étoilé de noirs traits gras, profile une orbite abrupte et brune en haut de laquelle elle a laissé traîner sa pensée bien au-delà de ce qu'elle eût voulu.

* Baudrillard, J. (1968) : Le système des objets,  Paris : Gallimard (collection Tel).

sur le départ | jaune

le livre présent là-bas, dans cette pièce dont les quatre fenêtres rythment l’entrée d’une lumière grise, la neige tombant
le déplacement ne peut s’effectuer que physiquement
des baleines à bosses
ce que fait la nuit qui s’avance
petite reconstitution du salon bourgeois, vue de la bibliothèque à côté du piano : Souvenirs poétiques, Paul Valéry

quand les enchaînements cessent d’être âpres ; elle revoit son grand-père laçant difficilement ses chaussures, puis enfilant des chaussures sans lacets
la lumière dehors : bleue après le crépuscule
les écrivains, les résidences d’écrivains, les bourses d’écrivains
désindustrialisation, images de maisons mortes : Thatcher a hypothéqué l’avenir de mes enfants
orthorexie et autres troubles alimentaires – la meuf elle se calme en coupant des légumes en petits morceaux la veille, et si elle échoue, si l’assiette est bordélique, ça va pas, elle dit : ça me bouffe la vie
des événements à propos d’arbres déracinés en Turquie

ce qui est, ce qui perdure, ce qui ne change pas, ce qui suit ce qui suit, dimanche après samedi, ce qui est
électrons, regroupements, dégagement d’énergie à plusieurs
attendre des réponses ; passer par un intermédiaire pour faire passer des messages ; l’intermédiaire ne répond pas forcément
sincèrement, tout est fait, tout est organisé pour que l’acte ne soit pas frontal

dépoussiérer Le petit Alberto, comme les autres, même traitement : toute mon enfance a été un long et inexplicable malaise. Jusqu’au jour où je me suis mis à écrire. Moravia
elle appelle cela frotter le corps de la matière
l’empiètement de la mort sur la vie dans l’expression : avoir réalisé son désir ; on ne le sait que dans l’après-coup
cheminement mallarméen et voix baroques, cris de pie, chaleur d’été, filet d’air, dispositifs marins : créer de la mer là où elle n’est pas, créer de la mer en soi pour soi

six piliers, noirs, six traverses métalliques, noires de métal
mode de l’échec, mode de l’impasse, échec renouvelé

rails Buenos-Aires

la pensée d’un train n’a que peu à faire avec le voyage ; l’envie du voyage n’a que peu à faire avec la réalité du voyage : voyage scénarisé par une habitude de scénarisation, une imagination du fabuleux, une mise à distance, une exaltation, une idéalisation, une transmutation, une transformation, un agrandissement, un écarquillement, une magie transposante

Noémi & la colonelle des fourmis

Sur la Côte d’Azur en 1967, Noémi, dont l’occupation principale semble être l’observation des fourmis, se trouve saisie d’un ennui mortel. Les fourmis vont à la boulangerie, à la teinturerie, reviennent avec des provisions beaucoup plus grandes qu’elles, ressortent, formant des colonnes très organisées. Les fourmis déploient une force qui paraît surnaturelle. Rien n’intéresse Noémi dans les fourmis. Le temps passe. Elle ne sait plus comment le faire passer. Les colonnes de fourmis, sous le commandement de la fourmi en chef, bien décidées à ne rien laisser sur leur passage, défilent devant Noémi, cheveux dénoués, vêtue d’un haut jaune et d’un bas bleu, uniforme imposé aux petits malades de l’aérium au moment de la guerre des Six-Jours : short bleu marine ; tee-shirt jaune bouton d’or. Les mots américains désignant ces petites pièces de vêtements n’étaient jamais correctement prononcés ; peu importait, tout le monde faisait semblant de comprendre.

Personne ne se demandait si ça vous allait, le jaune, on vous mettait du jaune, on vous décorait en quelque sorte. Chacun essayait de faire en sorte que son bleu-et-jaune ne fût pas uniforme, que son uniforme laissât visible une différence : un marcel à côtes, par exemple. Mais même le marcel, on ne vous le laissait pas passer : il fallait les petites manches pour protéger les épaules du soleil dangereux.

Noémi née sans guerre, attend dans sa tenue bicolore près des bougainvillées de savoir si ses poumons vont être ou non arrangés par le séjour. Un séjour au bord de la mer implique un laps de temps assez long pour qu’il soit réellement qualifié de séjour ; un séjour est donc plus qu’un seul jour. Un jour de plus ou de moins dans un séjour peut changer le destin de quelqu’un, mais cela, Noémi ne peut pas le savoir. Pour l’instant, elle vit ce séjour long, d’une durée de plusieurs semaines, tandis que la guerre des Six-Jours ne dure que six jours. Elle n’a rien d’autre à faire que de figurer dans cet uniforme (les pièces de vêtement sont changées de temps à autre selon une loi propre aux hauts et aux bas, respectivement tous les deux jours pour le haut, tous les six jours pour le bas). La journée est scandée par la prise de médicaments, le fait de boire à telle ou telle heure, de pouvoir se baigner deux heures après le repas, etc. Noémi s’ennuie.

Sur la Côte d’Azur, Noémi en bleu et jaune, née sans guerre comme d’autres sans doigts de pieds, estime qu’elle a déjà pas mal patienté, et que faire du sur-place alors que le monde bouge tant autour d’elle,

– Allez, viens !…

La voix claire de la monitrice la sort de sa torpeur un peu morose, elle est vive, elle s’appelle Claire ou Cécile, et elle, oui, elle, a un chemisier rose sur le dos, et les cheveux raides, blonds foncés, attachés en queue de cheval. Être grande, c’est avoir la capacité de choisir la couleur de son chemisier, porter autant de bijoux qu’on veut, et de jolies claquettes aux pieds.

Noémi regarde la mer, perdue dans la pensée un peu mélancolique de sa solitude, identique à celle qu’elle a déjà éprouvée dans des champs de bruyère rose balayés par un vent de crête qui rend fou, quand on marche deux par deux en chantant à tue-tête Un kilomètre à pied, ça use, ça use, un kilomètre à pied, ça use les souliers. Être enfant, c’est ça : on marche en groupe compact, on avale des kilomètres en rythme, on s’arrête pour boire à la gourde et goûter des pâtes de fruits qui collent aux doigts avec des grosses tranches de gros pain trop blanc et terriblement mou.

Ici, devant la mer, Noémi goûte une solitude aigre-douce, dont elle se figure qu’elle pourrait devenir différente quand elle sera grande. Il lui tarde d’être grande. Noémi n’a à proprement parler aucune revendication précise, si ce n’est que les choses n’avancent pas assez vite. Elle attrape ses jambes avec ses bras et elle reste là, avec le bob obligatoire sur la tête. Devant, la mer promène ses bateaux avec sa langueur habituelle et ses petits clapotis insolents, pratiquement familière. Sur le sable, la figure qu’elle a dessinée a disparu, effacée par le dernier ressac, celui qui va un peu plus loin que les autres. Il y en a toujours un qui va un peu plus loin, de temps à autre, et qu’on ne peut pas prévoir.

Elle s’est rapprochée du bord, assise presque au bord, en essayant de ne pas mouiller son short bleu. Le bord est mouvant, le bord n’est pas vraiment un bord comme à la piscine ; le bord de la mer n’est pas fixe, la mer arrive et fait ce qu’elle veut, à son gré, une fois arrive un peu loin que les pieds, une fois surprend et s’insinue sous les fesses, une fois renverse les rêveurs. La mer déborde, sauf qu’elle ne peut pas déborder puisqu’elle n’a pas de bord défini. Cette bande de sable de laquelle Noémi est prisonnière un temps indéterminé avant d’avoir l’autorisation de mettre son corps à l’eau, cette bande de sable de laquelle elle conserve systématiquement des grains collés sur les cuisses, isolés ou en pâtés, parfois chaude à en être bouillante, cette bande de sable représente très exactement l’attente, l’expectative, le lieu unique d’entre les décisions.

Renfrognée sur sa frontière intérieure, la petite fille entoure ses jambes repliées avec ses bras et tente de faire face à l’attente brûlante en poursuivant son dialogue interrompu avec la colonelle des fourmis et les autres fourmis.