quelque chose de chaud

[11 novembre 2013]

rousse, cheveux épars sur les épaules, elle me demande quelque chose,
je ne regarde pas, je ne regarde jamais les tons plaintifs,
s’il vous plaît madame, je suis inflexible, je dis non, je ne dis rien, je passe, vite, je pousse la porte de la boulangerie, la jeune boulangère me donne ma tradi chaude, je lui souhaite bonne journée, je ressors,
la jeune rousse cheveux épars, je rencontre ses yeux, clairs, peut-être bleus, un peu noyés, je m’arrête, que voulez-vous, voulez-vous quelque chose à manger,
elle touche son ventre et me répond dans un souffle, quelque chose de chaud, n’importe,
quoi par exemple, quoi, elle me dit un,
quoi, un quoi, elle dit un chocolat chaud,
vous voulez un chocolat chaud, oui, quelque chose de chaud,
et autre chose, non, vous êtes sûre, vous ne voulez pas autre chose, non,
je rerentre dans la boulangerie, demande un chocolat chaud, m’assure qu’elle pourra venir le consommer ou l’emporter, ressors et lui dis, vous pouvez aller chercher votre chocolat chaud, la jeune fille est au courant, elle va vous le donner, il est payé,
je repars avec ma tradi chaude en en croquant le bout, ce que j’adore faire, immédiatement

Rachel Whiteread, Modern Chess Set, 2005, Matériaux divers  (exposition Women House, Monnaie de Paris, du 20/10/17 au 28/1/18)

ainsi passa l’après-midi, avec pour horizon le poisson

je n’écris pas pour des lecteurs, pour aucun lecteur –

en regardant mon tapis de salle de bains –

les lecteurs trouvent les livres, point 1

aucun lecteur ne trouve aucun livre, point 2

les pluriels se marient entre eux et avec le je, ça fait désordre

je m’adresse à lui toi, à peu près, point 3

mes pieds sont mouillés : le tapis n’est pas sec, lui

les formes des pieds y sont dessinées, pour savoir où les placer

un lecteur lira des livres, et avant, aucun –

aucun livre : quel rapport ? aucun –

aucune émotion ne m’étreint à la vue des formes, de pieds

j’espère et n’espère pas une disparition des formes

point 4 : avec pour horizon le poisson –

ainsi passa l’après-midi, sans émotion –

c’est encore trop : aucun lecteur ne lira (plus) aucun livre

rapprochement de deux matins

un matin sans phrases                                                        Paris, octobre 2017

y faire attention, écouter, percevoir :
aucune phrase, aucun silence non plus

prendre la mesure de l’entour, des emmanchures du langage

la qualité des phrases venues, certains matins,
fait éprouver
un matin sans phrases


                                                                                                                          http://www.cnrtl.fr/lexicographie/matin

(un matin sans titre)                                                     Grenoble, janvier 1973

aurore brumeuse
cachant sous son manteau
le réveil douloureux
de la ville qui s’étire

matin méprisant
jetant sur les taudis
sa lumière incertaine

têtes ébouriffées
cherchant vainement
d’un oeil fou
l’asile inaccessible

grilles tristes laissant couler
un flot hâve
d’hommes vidés

voilà c’était un matin d’automne.

l’Ourlour, ce petit pays inexistant

aux confins des Hautes-Alpes, de la Savoie et d’un cours d’eau longeant un pré,
l’Ourlour est le nom de ce petit pays insaisissable et familial

sauf à emprunter un gué malaisé et mouvant, impossible d’y accéder ;
et une fois dans la cabine de pilotage, des conflits naissent et abaissent les frères

du pré ascendant on voit espérer les cheminées :
leur paix visible fume toujours, mais le pied toujours vacille sur le rondin

à un faux-pas près, l’Ourlour n’est plus, n’est pas ici,
il est presque, il est peut-être, il a été, nul ne sait plus

sur le bateau, dans la tente, les équipements sont prêts pour la traversée,
surtout des casseroles en étain et des filins : il faut monter et manger


l’Ourlour, très vert et montagnu, presse les dissidents, appelle les volontés,

et, bien que le gué instable rende les positions frontalières difficiles,

on s’y rend en villégiature pour expérimenter la consommation de glaces aux fruits
avant les pleurs des maladresses dues aux oublis

lettre de l’auteur aux hommes

Chers hommes,

Vous les hommes, qui m’accompagnez depuis si longtemps et à qui j’écris épisodiquement,
à qui j’écrivais dans le dernier quart du dernier siècle,
vous étiez quatre, des morts et des vivants écrivant,

vous à qui j’écris ce matin qui n’a rien de particulier,
vous à qui j’écris ce matin dans ma douche, comme d’autres chantent, vous les hommes âgés,

vous êtes les hommes à qui j’écris, de mon point de vue, de mon état de femme devenue.

Debout, je tends les bras vers le haut et m’étire, puis je les étends latéralement, je respire, j’inspire et j’expire, je ne respecte que ce qui vient, rien d’autre. Je ne respecte jamais rien d’autre : ce que je fais est ce que je fais. Je fais attention aux obstacles, à ne pas me cogner (je vis dans un espace exigu, métaphore spatiale de mes limites, acceptées).

Je vous écris bien des choses, mais le plus important est de vous écrire, et rien d’autre.
Vous êtes moins nombreux aujourd’hui, vous n’êtes pas forcément les mêmes, cela faisait longtemps que je ne vous avais pas écrit.

On cherchera si je vous aime. Bien sûr que je vous aime (mais l’amour ne veut rien dire, ne veut rien) !
Je vous ai aimés et oubliés. Peu à peu. Vous formez un tapis de muraille et parfois l’un d’entre vous se détache nettement, je m’adresse à lui, je commence à vous écrire, je vous écris, à l’un et aux autres, plus flous.

Ma reconnaissance envers vous n’a pas d’origine identifiée, mais elle existe.
Depuis mon état de femme devenue, je vous écris.
Une autre fois, je vous écrirai encore. Même si vous ne répondez pas.

Avec affection et liberté,

L’auteur

il faut que je fasse un autre texte

c’est un peu long à dire, à penser, à écrire
comment éviter cette longueur ? il n’y a pas de solution,
s’il le faut, je dois le faire, s’il ne le faut pas, je ne le fais pas.
il se trouve que je le fais,
mais comment en être sûre ?
ce texte se fait aussi sans moi, il court sa petite vie de texte
comme un grimpant le long d’une façade, le long le haut,
pas un rosier, pas du lierre, un autre : du chèvrefeuille ?

c’est un petit texte.
qui a dit qu’il devait être long ? qui a formulé cela ?
regards circulaires, silence dans les rangs.
il a été dit : autre, c’est tout.
pourquoi long ? de quelle longueur (serait-il le nom – nouveau clichééééé -)
un autre par rapport au même : où est enfoui le même ?
sous la glycine des jours perdus ?
sous le mauve du taffetas inutile ?
sous les mots qu’on n’utilise plus jamais ?
sous le on un peu piteux que j’emploie pour me cacher ?

il faut que je fasse un autre texte :
c’est pourtant simple, limpide, quasi-princier,
il a sa traîne, ses favoris, ses lumières,
point.
enfin… un autre texte ?…
je le vois comme si je l’avais fait !
et peut-être l’ai-je déjà fait ? voyons, regardons sous le lit :
il attend dans l’ombre le signal de la sortie, de sa parution
il attend dans l’ombre des années, d’exister
il attend que je le fasse
il m’attend.