petite maison de cinéma

c’était le cinéma,
canapé Chesterfield cuir vert bouteille antichambre boudoir tendu de soie jaune,
c’était le cinéma comme le cinéma, mais un autre,
ce n’était plus le même cinéma
obscurément la réalité l’avait remplacé
la réalité avait déjà remplacé le cinéma :
c’est une question de point de vue
mais le cinéma restait à ce moment-là dépositaire de lui-même :
cinéma en tant que cinéma, et puis plus jamais

sans que la frontière ait été énoncée,
à un moment : plus de cinéma, ou un autre cinéma, ou on ne sait pas
et à ce moment-là, on peut dire : c’était le cinéma,
confortablement étonné dans le canapé Chesterfield cuir vert bouteille de l’antichambre boudoir tendu de soie jaune

                                                                                         Gordon Matta-Clark, Day’s End, Pier 52, 1975 (détail)

cachettes et autres stylistiques pressées

et alors que je me dis : faut que je fasse un peu d’écriture à la main, je me dirige inévitablement vers l’ordi, je ne dis plus jamais l’ordi, qu’est-ce que je dis ? me souviens pas, je me dirige vers le truc et je tape sur le clavier
alors que je me dis faut que je trace à la main, comme hier ou avant-hier quand j’ai tracé et que je trace et que je tracerai, c’est pas le moment, c’est pas comme ça que ça se passe, le cahier est recouvert d’un chapeau (?), il n’est peut-être pas assez visible, toujours est-il que je viens taper ici

alors que je me dis / mais je ne me dis plus rien, qu’est-ce que je me dis ? qu’est-ce que je dis pour désigner ce sur quoi je tape ? je ne me souviens pas

pourquoi un mot est caché derrière un autre : ainsi Delaunay cachant de Staël
depuis plusieurs années c’est la même histoire, je pense à Nicolas de Staël et son nom est caché derrière Delaunay, c’est Delaunay qui vient, et je sais que ce n’est pas celui auquel je pense, et j’éprouve de grandes difficultés à retrouver de Staël
peut-être qu’en l’écrivant son nom cessera d’être caché derrière un autre ?

j’ai été écouter Kluge : beaucoup de savoir, d’écho, de rebondissements, oui mais quoi en particulier ? je ne sais pas
Kluge est né en 1932, ceci n’explique pas cela, mais se cacher oui, dans les caves pour échapper aux bombes lâchées par l’aviation ennemie

ou partir sur les routes pour échapper aux tirs ennemis : l’exode en 40

bien sûr, Le nom sur le bout de la langue, Quignard, m’effleure
– et une voix me souffle : mais ne devrait pas –

[une sorte de journal écrit ailleurs que dans le journal, ailleurs que dans tous les journaux en cours dans les cahiers et dans le truc sur lequel je tape]

une question d’heure + la pluie

À chaque fois il était une heure de plus.
Elle dormait. Une heure de plus. Et se rendormait.

Ils avaient fait cheese à sa demande et la photo avait été réussie.
Quatre dont trois femmes sur une petite place, la pluie les mouillant un peu.
Ils ne parlaient pas français.
Elle avait occupé une place au bord de la façade, imaginant éviter la pluie.
Et mangé deux entrées chaudes, alternativement, avant qu’elles refroidissent.

La légère pluie n’était pas suffisante, chacun lui résistait avec grâce.
Leurs sourires après la photo, puis redevenus des inconnus.
Elle avait quitté la petite place et dormi dans sa voiture.

C’est longtemps après, une fois la tempête essuyée au volant,
qu’il était une heure de plus à chaque fois.
Et qu’elle se rendormait.

(la page est blanche, éclipse de page)

posés au pinceau — — — — en montagnes légères

au bord leurs brumes superposées

noircissant leurs contours ———— appuyés au doigt

la flèche des urgences pointe les idiomes cachés

au creux des paysages se dérobe la grammaire

de l’infini défaisant les épatantes visées

— — — — en accéléré

surgirait la perte infinie de ce qu’il reste encore à dire

le steak haché est décongelé

je remets le micro-ondes sur jet 900 pour la prochaine fois
sinon ça ne marchera pas pour réchauffer

un avocat sur la table présente une traînée verte dans le brun
en fond, un peu de piano dont j’ai baissé le son pour téléphoner
ou pour sembler téléphoner, ou pour envoyer un sms
que finalement je n’ai pas envoyé : je me suis ravisée

ravisée : le nombre de fois où je me ravise, je fais puis ne fais pas
le son de la radio reste baissé, le piano ralentit, encore un peu

ma voisine veut apprendre à jouer du piano, voudrait en acheter un,
électronique, le mien ne sert pas, il sert à ce que je le regarde,
alors que les fonctions du micro-ondes, je les utilise
sans me raviser, je tourne les boutons, c’est tout

pour écrire, je ne décongèle rien ni utilise la fonction jet 900
je n’écris pas un steak haché congelé, encore que je pourrais

Pierre Soulages, peinture 162-114 cm, 27 août 1958 (détail)

(comment) j’ai oublié d’écrire

j’ai eu de nombreuses idées : je les ai oubliées
je conduisais, pas très vite : mes idées s’enfuyaient par la vitre ouverte
mon être ne s’est pas réveillé suffisamment tôt : ses idées ont stagné
la vérité : je n’ai pas assez étudié, et elle, je l’ai trop négligée
il y eut des manques, mais aussi des excès : aucune règle n’est absolue
je manquais d’adjectifs : ma pauvreté se voyait trop
le livre est resté au fond du panier : je ne pouvais plus le lire
au lieu de lire, je scrutais l’horizon : la mer avançait
lorsque la mer est arrivée c’était : presque un train

les émissions boursières ont cessé vers les années ** : les indices se sont surpassés
les permissions de tuer devenues plus accessibles : plus besoin d’agrément
les organes de la sécurité intérieure dispensent des conseils corrects : s’y tenir
malgré l’urgence de la situation, la stagnation reste intéressante : dixit Oblomov
une certaine linéarité a été conservée : les idées dépendent-elles de la morale ?
et les courbes brisées ? : c’est structurel, dès lors qu’un point est atteint

les idées se sont évanouies : en faisant pfuit, ce genre de son

les indices ont baissé : la croyance a alors crû

ce sont vos idées, elles ne sont pas articulées : les religions et les récits sont là pour ça