des thit et des that

La veille au soir, la patiente avait assisté à une étrange cérémonie : ils étaient quatre autour d’une table en demi-lune, dont la section droite était occupée par une femme habillée de blanc, aux cheveux très noirs, mi-longs avec des échappées d’épis drus. Les trois autres étaient disposés autour de la courbe de la table. Ceci ressemblait à une conférence de presse, mais sans micro directionnel très fin, et il n’y avait pas de presse.

La femme maigre en blanc et cheveux noirs avait alors affirmé d’un ton grave – avec exactement la voix de Brigitte Fontaine version 1973 – :

Il y a des thit (prononcé zit) et des that

autrement dit il y a des choses, celles-ci, et des choses, celles-là.
Cela avait semblé très éclairant sur la marche du monde, c’était d’une importance CAPITALE qu’à ce moment, les participants fussent informés de la bipolarité
phénoménologique de l’univers.

Ils s’étaient regardés autour de la table en demi-lune, la patiente et les deux autres de sexe masculin apparent sous leurs caractères sexuels secondaires (pilosité et autres épaules carrées). Ils n’auraient su dire s’il était urgent de saisir la teneur des propos du clone vocal de Brigitte F. dans ses plus petites nuances, mais il leur apparaissait en effet qu’à l’orée d’un risque majeur d’indifférenciation de l’espèce humaine, il fallait tenter le tout pour le tout.
Et considérer qu’il y avait bien des thit et des that.

[2004]

sol d’un balcon peu entretenu

Le 1er août 2009, vers 14h30, nous décidons, A. et moi, d’aller à Guitrancourt. À vrai dire, je dois un peu insister, le convaincre de quitter ma terrasse où nous commencerions à somnoler si nous n’avions ce projet à court-terme. Il fait chaud, mais pas tant que ça. J’ai une voiture climatisée ; nous n’avons aucune opinion sur le changement climatique ce jour-là. Notre projet est différent. Juste avant que la torpeur nous fasse sombrer dans les transats, nous prenons la route.

La campagne du Vexin français nous paraît étrange, à la fois désertée par ses habitants, accourus aux rives du pays pour jouir de congés de crise en léchant des glaces industrielles, et probablement assoupie par l’heure de ce dimanche melliflu.
A. retrouve de vieilles sensations, de quand il allait voir un oncle dans un petit village aux rues étroites et encaissées contre un coteau. Il me parle un peu ; en tant que copilote, il est très bien. Nous sommes dans une temporalité blanche. Nous n’écoutons pas la radio, elle n’aurait rien à nous dire que nous ne sussions déjà.

Nous ne nous perdons pratiquement pas ; à peine ratons-nous une direction. L’arrivée à Guitrancourt ressemble à n’importe quelle arrivée dans n’importe quel village alangui par l’été. Il nous faut trouver quelqu’un qui nous indiquerait la direction. Nous nous garons sur la place et attendons. Les rares silhouettes qui se proposent, trop juvéniles et pétaradantes, ne savent pas répondre à notre question, nous n’en avons pourtant qu’une : où est le cimetière ?

Paraît enfin une femme avec un chien, qui nous montre le chemin. Nous devons poursuivre en voiture par cette petite voie, là, étroite.
Nous nous imaginons un instant que le cimetière est fermé, mais non. Franchie sa porte, nous n’avons aucune idée de notre destination, et commençons à naviguer à travers les tombes, au hasard de l’attrait exercé par les noms, mais dont aucun n’est celui que nous cherchons.

Puis nous voyons, un peu plus haut, une zone moins peuplée, plus verte, moins minérale, vers laquelle nous nous dirigeons. Enfin nous lisons le nom Jacques Lacan sur la plaque de ciment brut, passablement vieillie mais sans réel marquage du temps, comme le serait le sol d’un balcon peu entretenu, pas plus.
Nous regardons alternativement autour de nous. Nous nous regardons l’un l’autre. Nous nous exclamons quand même !
Nous n’avons aucune espèce d’imagination pour dire autre chose. Toute notre imagination est partie, aplatie par le ciment brut que nous avons sous les yeux, et sous lequel nous ne pouvons imaginer que quelqu’un repose, et encore moins lui, alors que nous savons très bien que nous irons, nous aussi, sous de semblables pierres un jour.
Nous répétons quand même, plusieurs fois.

                                                                                                     Buenos Aires

vérité lundi 410 / mondancien

Elle me fuit ou disparaît. Elle glisse.
Je ne cherche plus. Je recommence à chercher.
C’est animal, c’est de l’instinct.
Ça se tait. Ça se tapit.

Vérité m’est tombée dessus.
Quoique lente et tranquille, sans aucune agressivité. Tranquille vérité.
Je n’avais plus qu’à la suivre.

Enfin, je, pas tout à fait. Enfin, vérité, pas tout à fait.
Pas le désir : la vérité. Pas l’amour : la vérité.
Vérité avec un é à la fin.

Moi la vérité je parle.

Vérité lundi revenue dans le soir d’un samedi.
Se tait, se tapit.

monde ancien s’écrira mondancien
lisible de tous points de vue obscurcit
n’est plus ni champ ni hors-champ
mondancien s’écrira en se répétant
comme se répètent les dérogations
l’écart est infini
reprendre le fil
aimer se souvenir encore
de haïssables téléphones sonnent

Akuybt en seize fragments

[texte lu avec mélodica le 2 juin 2015 au Delaville Café
à l’invitation de Ivy Writers]

1
J’envisage de prendre des nouvelles d’Akuybt et puis j’oublie. Notre mode est le peu, nous nous voyons, peu, nous nous téléphonons, peu, nous nous envoyons des mails, peu. Nous usons du peu sans aucun but. Nous construisons de la conditionnalité sans mesure.
D’autres fois nous nous rencontrons dans des bruitages exagérés qui nous empêchent de nous parler.
Alors nous nous sourions, de près ou de loin.

2
Aujourd’hui, je poursuis l’idée, je l’appelle, il n’est pas là, je lui laisse un message. Je lui annonce que je suis en train de le transformer en personnage et qu’il fait gris.
Je n’ai pas pensé qu’il pouvait aussi bien s’en rendre compte, sauf s’il est loin, à l’étranger, à Munich, à Stockholm, ou à Glasgow.

3
Hier, j’ai découvert les mails en rafale d’Akuybt, quatre à la file répondant à mon message. Il y était question de whisky, de travail et de création, de Heidegger, d’ Anthony Coleman et de John Zorn, et aussi d’Amy Winehouse. De la pièce qu’il venait de créer, de son plaisir à créer, du symptôme, de Lacan, et de quelques majuscules aléatoirement disposées dans l’espace. Pour une fois pas de Sollers ni de Nietzsche.
Et des questions sans réponses. Et des questions.
Il se disait enchanté de devenir un personnage.
Je lui renvoie aujourd’hui un mail très court dans lequel je le remercie et lui précise que je l’appellerai.

4
Dans l’un des mails d’Akuybt, se trouve une phrase comportant le segment the infinite proximity of the same, qui me plaît : c’est ce qui déclenche irrésistiblement les guerres.

5
Hier soir en rentrant, j’ai découvert un autre mail d’Akuybt, beaucoup plus inquiétant que les précédents, traitant de son angoisse, retour de la vieille angoisse, bad or good, il ne savait plus.
Akuybt se suicide de temps à autre et m’en fait part dans la nuit, il m’appelle et crie de n’être pas entendu,
crie que personne n’est là,
crie que tout le monde s’en fout.
Je lui réponds que je ne m’en fous pas du tout, que je suis là, mais que je dors, que la nuit on dort, qu’on verra demain. Je sais aussi que parfois on ne verra rien du tout demain parce qu’on se pend vraiment, je le sais.

6
Akuybt a renvoyé un mail. Je n’arrive pas à tomber sur autre chose que son répondeur. Il dit qu’il n’a plus envie de dormir, que sa durée d’être éveillé a augmenté dans des proportions importantes.
Il m’explique des choses de sa vie : Freud, l’avenir d’une illusion. Le truc de Freud vis-à-vis de Nietzsche. Lacan, sur Nietzsche, a pris le gai savoir.
Et m’interroge sur mes projets, intrigué.

7
Beaucoup plus tard, après avoir composé un mail pour Akuybt, j’écoute l’Amitié, de Françoise Hardy, sur Youtube. On la voit en noir et blanc, très jeune, très jolie, avec ses cheveux longs. Elle a une voix délicieuse.
A la toute fin de mon mail, j’ai proposé à Akuybt d’aller voir Berlin demain.

8
Hier, à Akuybt, que j’ai fini par joindre au téléphone, d’abord très tôt, puis plus tard, j’ai rectifié un avis exagérément sévère que j’avais eu sur un texte qu’il m’avait adressé. Il avait oublié.
Il a dit : en le retravaillant ? Remplacer travail ?
Il m’a proposé un mot de Sollers : travincer, je lui demande l’orthographe, c’est celle-là. En cherchant dans Google, rien. J’essaye travaincer, Google me propose d’essayer plutôt travailler. Comme si Google savait quelque chose mais ne voulait pas le dire. Les réticences de Google.
Travailler, entraver, entrailles, rincer, vaincre, toutes ces séquences fonctionnent dans l’essorage d’un texte.

9
À Akuybt, je dis celle-là, cette phrase-là, est belle : London tu es folle, c’est là-dessus qu’il faut démarrer, c’est très excitant. Il y a aussi, tirée d’un passage antérieur, ce début, plus académique, plausible aussi : Seul, on est face à l’humanité toute entière.
Il remarque : c’est un peu, non ? Oui mais on n’est pas obligé de reculer devant la platitude, on peut la poser délicatement, l’extraire de sa gangue et la considérer.

10
Akuybt n’a pas fini de se suicider.
Il m’appelle un soir, la voix dangereusement traînante et gluante, comme les vieux speakers de la radio, et me demande comment il pourrait se procurer un gun. Il lui faut un gun, cette fois.
Et combien de bouteilles il peut boire, est-ce que cinq ou six suffisent. Il n’arrive pas à boire assez de bouteilles. Il a l’impression qu’avant il arrivait à en boire plus.
Il hésite entre se pendre dans le bois proche, ou se laisser noyer dans la Marne avec un gros poids au cou. Je ne sais que lui conseiller.

11
J’ai envoyé un SMS à Akuybt, assez bref, factuel, inhabituel. Où je suis, quand je rentre, espérant qu’il va bien, l’embrassant.
Je recevrai quelques jours plus tard un mail en forme de désastre, que je lirai à Alès ou à Vichy, en remontant vers le Nord.
Il subodore dans son état une atteinte de paranoïa aigue.
Plus loin, dans un autre mail, il pense qu’il va aussi mal qu’Amy Winehouse.
Il espère, il préfèrerait devenir fou, il se demande comment l’être, comment ça se décide, comment ça se déclenche.

12
Avec Akuybt, nous avons mis au point un rendez-vous, du matin pour l’après-midi. Nous nous retrouvons devant une librairie qui vend des services de presse ; j’ai recommencé à lire, des nouveautés, de préférence insipides.
Akuybt a rajeuni. Aucune trace de ses excès sur son visage. Il est habillé avec soin, ses cheveux sont coupés court, une pochette rouge dépasse de sa veste brune en velours fatigué, ses chaussures fauves luisent et claquent agréablement à la marche. Les côtes du velours du pantalon sont identiques à celles de la veste mais de couleur différente, bordeaux.
Il se remet de ses descentes répétées aux enfers, me narre son étonnement de ne pas avoir plongé dans un coma éthylique. Nous parlons de logique et de littérature, mais peu, sur ce bout de trottoir où nous avons trouvé place assise, seuls dans l’après-midi abandonné.

13
Nous ne mesurons pas le temps qui passe, mais nous percevons avec acuité qu’il passe. La vie continue, la vie est longue, la litanie de la vie qui se gagne l’ennuie.
Nous nous séparons en nous accompagnant ; nous allons dans la même direction. Nous nous sommes peu vus mais c’est notre mode.

14
Ma brève pensée pour Akuybt se métamorphose en un mail concis. Je m’aperçois que je ne peux pas seulement envoyer une pensée. Quelques mots suivent, nécessairement. La lourdeur de l’expression me choque. J’envoie quand même.
Akuybt répond pratiquement instantanément ; réponse de 8h10 à ma pensée de huit heures.

15
Son coiffeur coiffait Sartre chez lui à Saint Germain. Des fois il y avait Simone aussi. Il ajoute : il a une superbe petite échoppe de coiffeur avec des meubles très anciens, superbes double lavabos en granit rose, meubles en bakélite et siège de barbier qui monte et qui descend.
Il dit aussi qu’il a envie d’une virée à Londres à Savile Row pour s’acheter un costume anglais, un chapeau Homberg et une paire de John Lobb noire. Mais que son prochain concert à Francfort ne lui rapportera pas beaucoup d’argent. Et qu’il écrit un film.

16
Akuybt ne se suicide plus et lit Nord, de Céline, en buvant une mixture rhum/citron/miel/eau chaude.
Dans le même mail, il rapporte la sentence freudienne ce qui manque le plus aux humains c’est du courage et de la vérité.

                                                     extrait issu du chapitre la banalité, lu en introduction à Akuybt

(une formule encore secrète) sans suite

C’est pourquoi il hésite à devenir quelque chose ; un caractère, une profession,
un mode de vie défini, ce sont là des représentations
où perce déjà le squelette
qui sera tout ce qui restera de lui pour finir.
Robert Musil, l’Homme sans qualités

(sans suite)

Si les bénéfices de la découverte des chercheurs argentins sur l’humeur des protagonistes de la //A étaient patents malgré l’échec de l’autre soir, alors peut-être était-il temps de partir en séminaire à la campagne pour à la fois élargir le périmètre de la recherche et prendre le temps de l’approfondir. Et chacun tentait de préparer une intervention pour contribuer à l’efficacité de la session, le danger étant de se laisser aspirer par cette atmosphère transcendentale, de regarder du côté de l’honneur et de la dignité perdus, de se tourner vers le passé et de se lamenter en écoutant de la musique baroque ; ou bien de transformer le moment en dispositif houellebecquien, lupanar triste ayant pour intérêt principal d’éclairer la scène où se déroulerait l’action, avec l’avantage de la crudité du regard sur les faits mais peu de perspectives.

Les risques étaient non pas équivalents mais plutôt équidistants à l’objectif. De cela, A.G. et T.I. conversaient en marchant ensemble vers leurs rues respectives. Chemin faisant, elles remarquaient que personne ne touchait plus personne, que les individus tripotaient leurs doudous numériques compulsivement, et que les étreintes se faisaient rares (encore un peu dans les films, quoique, et c’était un peu pesant à regarder, se disaient-elles).

A.G. n’essaya pas d’en savoir davantage sur les liens entre Tierceline I. et Bertrand M., ce même B.M. qui, généreusement, avait décidé de mettre à la disposition des membres de la //A quelques moyens pour la confection d’un référentiel commun : une petite édition regroupant leurs interventions, qu’ils distribueraient aux invités une fois sur place.
Le caractère touristico-culturel du séminaire prenait forme. On ne pouvait pas ne pas prendre en compte les débordements de frontières (géographiques et symboliques, imaginaires et transversales) non plus que le rapport accéléré au temps (la nouvelle donne de l’urgence). L’intégralité du discours public ne disait que cela. L’intégralité cherchait à aplanir les différences. Et c’était dans ce creuset d’impossibilité, de double négation sans issue, d’absence patente de dehors, qu’il fallait réenvisager la transcendance : faire vivre des tas de trucs ensemble en réinstaurant des niveaux hiérarchiques au plan des valeurs (à cet égard, l’art pouvait constituer un bon laboratoire, puisque les pratiques artistiques tendaient à s’entremêler inextricablement ; enfin, les discussions étaient ouvertes).

À la campagne aussi, les choses étaient bouchées, les villages se mouraient, les pierres s’affaissaient, la terre manquait d’eau et se craquelait. Au pôle Nord, une langue de glace énorme se détachait de la matrice de son iceberg. Les coutures du monde ne tenaient plus. C’était concret. Le plus grand souci des acteurs de la //A était le concret.
Qu’est-ce qu’une chose concrète ? Sortir des écrans et retrouver la vie réelle, plonger dans de l’eau claire, retrouver des sensations oubliées, chantonner de vieilles chansons, les idées étaient d’abord déballées telles quelles dans le petit bocal de B.M. Dans un relatif enthousiasme. Si eux ne l’étaient pas, enthousiastes, qui le serait ? C’était le principe directeur, ça et retrouver la grenouille et la gardienne argentines comme vectrices de la lumière en plus. Ils se regardaient tous les quatre, non pas satisfaits, mais agités par une sorte de rire silencieux.

P.K., toujours un peu en retrait, fabriquait à ce moment-là une forme avec une feuille de papier, qui n’avait l’air ni d’une cocotte ni d’un avion. Les deux femmes, que l’absence momentanée de B.M. appelé par son assistante, avaient distraites, le regardaient curieusement faire.
P.K. possédait une dextérité digitale étonnante eu égard à sa forte corpulence. Entre le danseur et le prestidigitateur. Gracieux et magicien.
– Qu’est-ce que tu fabriques, Philémon ? demanda A.G.
– Tu verras, répondit P.K. Toujours impatiente, hein ! Il y a des structures inconnues, des formes sans nom, des molécules orphelines… Je cherche, il faut chercher !

Depuis leur balade nocturne de retour dans leurs chez-elles respectifs, les deux femmes avaient noué un semblant de lien. Qu’elles éprouvaient dans une forme de plaisir à regarder ensemble la manipulation de P.K. Une envie de chercher avec lui, ou juste de recevoir sa légère ironie, qui contrastait tant avec son apparence d’ursidé. Ils avaient tous envie de chercher. Tous envie de s’étonner.
B.M. était revenu ; ils reprirent leurs travaux.
– L’hybridation c’est aussi l’oscillation, ça oscille entre ça et ça, c’est un mouvement continu, un flux, comme une foule apaisée, dit B.M.
– Quand on s’approche de la chose en soi, on ne la voit pas, émit A.G. Quand on aborde les frontières de ce qu’on cherche à décrire, on a du mal à le faire…
– La fluorescence est visible, c’est un avantage sur toute autre manifestation, avança T.I.
– C’est un marqueur ! reprit P.K.
– Exactement, termina T.I.
– La transcendance doit-elle être visible comme un tatouage ? demanda A.G., faussement naïve, parce qu’alors…
– On ne devait pas revenir à l’hybridation ? demanda B.M.
– On est contenu dans l’hybridation, rectifia P.K. Et parce qu’on y est contenu, on a des contraintes, ce qui est à la fois plus commode et plus confortable, continua-t-il en jouant avec un surligneur.

(…)
sans certitude sur la suite,
voire sans suite

(une formule encore secrète) 10

(10)

Le ratage de leur dernière réunion avait imprimé un sentiment ambigu aux membres de la //A : à la fois une insatisfaction mais aussi un intérêt pour quelque chose qui rompait avec l’ordinaire. Peut-être lié à l’étonnement. Peut-être que la contamination d’étonnements successifs pouvait être tirée de cette rencontre inopinée avec la gardienne argentine. Oui mais comment l’attraper, ce virus, et le maintenir vivant dans les corps ? Oh ! Ah ! L’idée d’un étonnement puisé à même l’enfance, dans les yeux de l’enfance, supposait ces yeux non rivés sur des écrans. Mais y avait-il encore enfance dans les conditions des écrans captivants ? Étonnement versus hypnotisme ?

On sait, scientifiquement, que l’enfance est le lieu privilégié de l’étonnement. Mais les enfants étaient aujourd’hui menacés de rapt affectif par les écrans. Les adultes en charge d’eux ne savaient plus comment faire pour qu’ils diminuent leur consommation de vie virtuelle, aussi addictive que le shit, et dont ils ne se cachaient pas. La fonction d’exemplarité n’étant plus du tout assumée, comment dire de ne pas faire alors qu’on faisait soi-même ? La toxicomanie aux écrans venait d’être reconnue, et les spécialistes s’engouffraient aussitôt dans la brèche ouverte. Les inventeurs d’applications aussi. L’économie s’emparait goulûment de ce segment tout neuf, encore inexploité. Des gisements de profits en perspective.

Hormis Tierceline I., ils avaient tous eu des enfants, adolescents ou jeunes adultes aujourd’hui, dont ils ne se souvenaient pas de la traversée de l’enfance. Bien trop occupés à faire avancer leur carrière. Des enfants sans enfance en quelque sorte. C’est maintenant qu’ils leur seraient utiles en tant qu’enfants, pour voir comment ça marche, l’étonnement. Sauf que l’enfance de leurs enfants se situait à un moment qui n’avait rien à voir avec aujourd’hui. À une ou deux décennies près, tout avait changé. Et donc ça ne servirait à rien de se souvenir.

Il semblait que les découvertes scientifiques qui provoquent l’étonnement étaient encore valides. Pas n’importe quelle découverte. Il y fallait un niveau et une qualité de sensation définis, de celle dont on dit avec gourmandise : cette découverte pourrait avoir des applications dans la science et les technologies…L’espace, bien sûr. Regarder vers le haut, dans l’immensité du haut. L’immensité tout court, comme l’infiniment grand ou petit, mais plutôt grand. Tous les infiniment. Est-ce que la grenouille fluorescente valait la conquête spatiale en termes d’étonnement ? Ou l’équivalent d’un infiniment ?

La grenouille vulgaire présentait énormément d’avantages qu’ils s’étaient appliqués à lister dès le début de leurs échanges. Liste non exhaustive :
– animal familier dans la vie réelle et littéraire (George Sand),
– animal féminin, doté d’un coefficient de frivolité à cause de sa capacité sauteuse,
citoyenne (reine) des étangs, objet de plusieurs apologues chez Jean de La Fontaine,
– prédictrice du degré d’humidité dans l’air à l’aide d’une petite échelle dans un bocal, symbole de la météorologie,
– cliché officiel des français, qui en mangent les cuisses, aux yeux horrifiés des anglais (frogs),
– coasseuse parlant français dans les marais, ancêtre de l’homme :
Tous les hommes, toute l’humanité, ne forme qu’un corps, animé par un même esprit qui se confond avec la parole, Jean-Pierre Brisset.

Globalement, la grenouille en elle-même était déjà porteuse d’un réveil futur : non plus seulement se prémunir contre l’orgueil mais réveiller les consciences et oser l’orgueil, sans quoi pas de transcendance. La gardienne argentine du temple franc-maçon en avait quelque intuition et l’avait bien énoncé : il y aurait des solutions si la grenouille émettait plus de lumière.