l’appeler mon chat ÷÷÷

Une intense sécheresse avait sévi sur le continent, encore exceptionnelle donc devenue légendaire par la suite : la fameuse sécheresse de 1976. Ils étaient à Avignon puis à Rome et un peu à Florence, et sur le retour, à Sienne. Et peut-être à Parme.
Auparavant, l’homme avait déjà tenté de se débarrasser d’elle. Il la testait : dans les rues bruissantes et écrasées de chaleur d’Avignon, il avait rencontré une autre femme, grande et angulaire, dont il s’évertuait à vanter les mérites intellectuels. Il avait alors interdit à la jeune femme de l’appeler « mon chat ». Si elle ne l’appelait plus « mon chat », alors peut-être l’emmènerait-il en Italie. Le voyage fut suspendu à ce que ces quelques mots franchiraient ou non le seuil de sa bouche.

Il l’avait prévenue : si tu m’appelles encore « mon chat », surtout en public, là c’est sûr on ne va pas à Rome.

Elle décida de se hisser à un niveau d’abnégation inconnu d’elle-même. Elle se mordit les lèvres pour ne plus prononcer l’expression honnie (elle ignorait comment ce « mon chat » lui était venu, habituellement ricanante à l’égard des hypocoristiques amoureux). Elle se replia d’abord chez ses parents. Pleura beaucoup devant sa mère agacée et impuissante, ou impuissante et agacée. Puis revint reconquérir l’homme. Fit le tour des terrasses bondées d’Avignon, jeta son dévolu sur un inconnu qu’elle exfiltra prestement d’un groupe d’hommes et exhiba tel un trophée devant l’homme « mon chat » dînant avec la femme angulaire, dans le semblant de ne les avoir pas vus, menton haut.
Sa décision : aller plus fort plus loin.
Elle se représenta la souffrance et se dit qu’il lui était possible d’aller au-delà, l’enjeu étant l’Italie, rien de moins. L’Italie constitue à ce moment l’alpha et l’omega de sa vie. Sans ce partir en Italie, elle n’est plus rien. Elle n’aurait pas bataillé pour obtenir absolument l’amour de cet homme et se retrouver piégée dans cette écoeurante chaleur, un an après l’avoir rencontré. Non.

La très jeune femme fut à Rome et à Florence avec son amoureux, en robe noire à fleurs vives et claquettes en bois rouges et blanches. Mais finalement elle s’emmerdait. L’amour, c’est long, c’est statique, sauf quand il y a de l’action, mais il n’y en a pas tout le temps. On ne peut pas forniquer du matin au soir et du soir au matin, faisait observer l’adulte.
Et la jeune fille tout juste majeure devait se retenir de l’appeler « mon chat » , surtout en public.

Francine Flandrin, Prince in Progress, 2020. Crapaud taxidermé, feuille d’or, plaque en laiton gravée, cloche en verre soufflé, socle en bois.

pas d’autre musique

j’ai senti que le vent annonçait l’hiver
et aussi le raffinement de la pensée en écharpe

bref, j’ouvre un truc inadéquat : calendrier
je connais le nom du truc mais –

faux ! m’écriai-je à l’ancienne
je vais sur la place le crier aux vautours

tous vautrés avec leurs cacahuètes
en happy hour, pintes à la ronde

la violence n’est plus du tout supportée

on se hélait d’injures, c’est fini, fermez le ban

à petits pas il est possible qu’elle rentre
et qu’aussi je rentre avec un caddie, courbée

altières insultes, jurons éblouis au couchant,
les brûlures des amants commençaient là

fiers & odeurs cuir, odeurs musc, odeurs hommes,
où finissent les corvées ordinaires

de la séduction en milieu tempéré,
c’est tout ce qui reste de nos affrontements.

Abbatiale de La Chaise-Dieu, danse macabre, XVe siècle, détail du Troisième panneau (le peuple ) : l’amoureux – un transi – le frère infirmier – un transi – le ménestrel – un transi – le théologien – un transi – le paysan – un transi – un moine […]

:: trop de lamento dans l’ouïe ::::

quand c’est parti : un rien, une note, un rayon
quelque chose de l’infinitésimale modification
de la lumière et de l’étant

une approche majeure du retomber sur ses pieds
que seule procure l’avancée de la partition
suivie par l’instrumentiste

et les accents, et les attentes, les soupirs,
l’immense joie du suspens, quand suspendues
les notes, les rayons

diviseront les éclats du temps, parce que
n’est-ce pas, quoi d’autre que le temps,
quoi de plus explicite ?

si insupportable dans sa nappe intégrale,
son manteau lisse, qu’il faille le déchirer
et le disséminer, encore.

« le trouble envahit le monde »

vivre longtemps sans bouger sans projets
vivre comme ceci est vivre

sans savoir le lendemain est vivre
rien ne se sait jamais

se déprendre du statut de dominant s’apprend,
disent-ils

depuis longtemps vivre sans lendemain

apprendre à ne plus tout contrôler,
disent-ils

démunis, dépouillés, se dit Habenichtse
se dit j’ai, il a, elle a, le néant

âme élastique, âme tribulée,
riche du néant vivre tous les lendemains

Guillaume Le Pape, compagnie Hippocampe, septembre 2020

 

peindre la faiblesse

moment rouge
moment où je tâtonne
moment rouge en haut
moment rouge en bas
équilibration des moments rouges

rouge terreur
rouge coquelicot
rouge aux joues
rouge sang

moments rouges drapeau
rouge dans le vent
rouge sinuant
rouge traces d’avant
rouge écoulant le temps

moment rouge lent

 

et tout effacer.

à partir d’un paysage
partir dans un paysage
processus de la mémoire

leurs dessins tracés
cette musique rythmée, appuyée
de paysages très loin

paysage : éléments trouvés
dans les pages des années
ne rien dire des paysages, chut

et j’oublie les paysages que j’aurais voulu voir de ma fenêtre,
immédiatement, la beauté qui n’est pas ici

hier, superbes paysages en repartant de Sils Maria vers le lac de Constance,
et je ne suis pas sûre d’en trouver de tels par la suite

ce genre d’ambiance estivale, les forêts, les paysages, la moyenne-montagne…

très beau paysage, mais certainement pas le genre d’endroit
où j’aurais aimé m’exiler pour l’été

ne plus voir de mots se superposer au paysage, ou très peu

la plaine sur le plateau, téléphoner avec C., parler de F.
dans ce paysage vidé mais plein (de ciel, de conversation)

processus de la mémoire
de paysages traversés
la présence incertaine

et tout effacer.