gare de triage

penser, premier mot venu à ne plus signifier, à rester dehors,
proche mais dehors, regardé comme image au milieu d’images

extérieur, penser flotte dans une absence de conjugaison,
cargo flottant ne traversant rien que mers déchues

effort de penser
enclos dans les sons de l’aveuglement
et plus encore
profondément dilué en vapeurs iréniques

suffirait-il d’un peu de désinvolture
une fois que tout est défait ?

des joints et de la noirceur du monde

que faire contre les joints qui noircissent ?
ce n’est pas une question, je ne veux aucun mal aux joints qui noircissent
je ne veux rien contre eux, je voudrais qu’ils soient re-blancs
sans question, sans intervention, sans chercher de réponse

la feuille sur laquelle j’avais noté ce qui devait s’écrire a été déchirée
je tourne la tête machinalement vers elle : rien
je pense alors à l’image, aux années, je me décris des scenarii
dans lesquels le coin du joint n’est pas noirci, ne l’est jamais

l’image est encore sur le bureau, il suffirait que j’écarte la page
je l’ai en tête, et avant de double-cliquer sur elle, elle n’existe pas
et même dans ma tête, elle n’existe pas : au lieu d’elle
plusieurs émanations du temps présent, le bruit d’un lave-linge et Ravel

ce que j’ai vu du joint, je peux bien le dire, il n’y en a qu’un
– c’est une enflure que de dire les joints, une généralisation abusive –
ce que j’ai vu du joint m’a navrée, et notamment des nuances de rouille
cet étrange orangé dans le noir qui s’avance

© Bernard Demiaux, Overdose Family, 1995

l’image vivement colorée qui stagne sur mon bureau dans l’attente de son sort
n’a plus de corps, elle habite les années, elle sera remplacée par une autre
plus élégante, plus à la mode de la noirceur du temps présent,
ancrée dans la jouisseuse mise en abyme d’un impossible re-blanc

une question d’heure + la pluie

À chaque fois il était une heure de plus.
Elle dormait. Une heure de plus. Et se rendormait.

Ils avaient fait cheese à sa demande et la photo avait été réussie.
Quatre dont trois femmes sur une petite place, la pluie les mouillant un peu.
Ils ne parlaient pas français.
Elle avait occupé une place au bord de la façade, imaginant éviter la pluie.
Et mangé deux entrées chaudes, alternativement, avant qu’elles refroidissent.

La légère pluie n’était pas suffisante, chacun lui résistait avec grâce.
Leurs sourires après la photo, puis redevenus des inconnus.
Elle avait quitté la petite place et dormi dans sa voiture.

C’est longtemps après, une fois la tempête essuyée au volant,
qu’il était une heure de plus à chaque fois.
Et qu’elle se rendormait.

sol d’un balcon peu entretenu

Le 1er août 2009, vers 14h30, nous décidons, A. et moi, d’aller à Guitrancourt. À vrai dire, je dois un peu insister, le convaincre de quitter ma terrasse où nous commencerions à somnoler si nous n’avions ce projet à court-terme. Il fait chaud, mais pas tant que ça. J’ai une voiture climatisée ; nous n’avons aucune opinion sur le changement climatique ce jour-là. Notre projet est différent. Juste avant que la torpeur nous fasse sombrer dans les transats, nous prenons la route.

La campagne du Vexin français nous paraît étrange, à la fois désertée par ses habitants, accourus aux rives du pays pour jouir de congés de crise en léchant des glaces industrielles, et probablement assoupie par l’heure de ce dimanche melliflu.
A. retrouve de vieilles sensations, de quand il allait voir un oncle dans un petit village aux rues étroites et encaissées contre un coteau. Il me parle un peu ; en tant que copilote, il est très bien. Nous sommes dans une temporalité blanche. Nous n’écoutons pas la radio, elle n’aurait rien à nous dire que nous ne sussions déjà.

Nous ne nous perdons pratiquement pas ; à peine ratons-nous une direction. L’arrivée à Guitrancourt ressemble à n’importe quelle arrivée dans n’importe quel village alangui par l’été. Il nous faut trouver quelqu’un qui nous indiquerait la direction. Nous nous garons sur la place et attendons. Les rares silhouettes qui se proposent, trop juvéniles et pétaradantes, ne savent pas répondre à notre question, nous n’en avons pourtant qu’une : où est le cimetière ?

Paraît enfin une femme avec un chien, qui nous montre le chemin. Nous devons poursuivre en voiture par cette petite voie, là, étroite.
Nous nous imaginons un instant que le cimetière est fermé, mais non. Franchie sa porte, nous n’avons aucune idée de notre destination, et commençons à naviguer à travers les tombes, au hasard de l’attrait exercé par les noms, mais dont aucun n’est celui que nous cherchons.

Puis nous voyons, un peu plus haut, une zone moins peuplée, plus verte, moins minérale, vers laquelle nous nous dirigeons. Enfin nous lisons le nom Jacques Lacan sur la plaque de ciment brut, passablement vieillie mais sans réel marquage du temps, comme le serait le sol d’un balcon peu entretenu, pas plus.
Nous regardons alternativement autour de nous. Nous nous regardons l’un l’autre. Nous nous exclamons quand même !
Nous n’avons aucune espèce d’imagination pour dire autre chose. Toute notre imagination est partie, aplatie par le ciment brut que nous avons sous les yeux, et sous lequel nous ne pouvons imaginer que quelqu’un repose, et encore moins lui, alors que nous savons très bien que nous irons, nous aussi, sous de semblables pierres un jour.
Nous répétons quand même, plusieurs fois.

                                                                                                     Buenos Aires

il est tard pour l’eau citronnée

Nous prenions le thé. Le jour laissait peu à peu place au crépuscule. Nous parlions encore.
Nous qui écrivons et lisons avons une vie intérieure importante.
Nos yeux se regardaient parfois, parfois pas.
Nous avons vécu longtemps. C’est l’hiver. Nous sommes au chaud.
Nous regardions dehors. Nous parlions avec toutes les distances nécessaires.
Avec toutes les ironies nécessaires, devrions-nous dire.
Nous prenons toutes les précautions ; nous ne les prenons pas : nous n’en avons plus besoin.
Nous ne devons rien. Recommanderions-nous un thé ? Tout dépend de l’heure.
Nous aurions besoin d’un peu d’eau chaude, serait-ce possible ?
Nous nous faisons face. Nous avons plaisir à parler.
Il fait froid dehors. C’est possible.
Nous sommes au chaud avec nos livres. Nous parlons des prochains que nous écririons.
Nous laissons passer le temps.
Nous remarquions la musique, d’un piano-bar ; le décor, rouge. Enfin. Mieux même.
Nous aurions encore demandé de l’eau. C’est sans importance.

avec le général Dourakine, incipit.
Le général Dourakine s’était mis en route pour la Russie, accompagné, comme on l’a vu dans L’Auberge de l’Ange ­Gardien, par Dérigny, sa femme et ses enfants, Jacques et Paul. Après les premiers instants de chagrin causé par la séparation d’avec Elfy et Moutier, les visages s’étaient déridés, la gaieté était revenue, et Mme Dérigny, que le général avait placée dans sa berline avec les enfants, se laissait aller à son humeur gaie et rieuse.

l’Ourlour, ce petit pays inexistant

aux confins des Hautes-Alpes, de la Savoie et d’un cours d’eau longeant un pré,
l’Ourlour est le nom de ce petit pays insaisissable et familial

sauf à emprunter un gué malaisé et mouvant, impossible d’y accéder ;
et une fois dans la cabine de pilotage, des conflits naissent et abaissent les frères

du pré ascendant on voit espérer les cheminées :
leur paix visible fume toujours, mais le pied toujours vacille sur le rondin

à un faux-pas près, l’Ourlour n’est plus, n’est pas ici,
il est presque, il est peut-être, il a été, nul ne sait plus

sur le bateau, dans la tente, les équipements sont prêts pour la traversée,
surtout des casseroles en étain et des filins : il faut monter et manger


l’Ourlour, très vert et montagnu, presse les dissidents, appelle les volontés,

et, bien que le gué instable rende les positions frontalières difficiles,

on s’y rend en villégiature pour expérimenter la consommation de glaces aux fruits
avant les pleurs des maladresses dues aux oublis