farter la pensée

Il n'y a pas de produit pour farter la pensée.
Non.
Qui dit non ?
Non. Non est un quoi.
Elle glisserait sur les cimes.
Plus de cimes pour la pensée.
Non plus.
Un abîme ? Un naufrage ?
Une profondeur tant qu’on y est.



la surface du lac 1 & 2

d’abord simple : bord & bord
bord ici, bord là-bas, bord tout autour

la famille un homme une femme un garçon une fille
dit : en faire le tour

avec gourmandise la famille nous allons
en faire le tour, la famille nous allons

d’abord simple : bord recul, bord avance
la surface du lac, apparue rêve & paisible

la famille nous en avons fait le tour
avec gourmandise nous du lac

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revenue, en une
impossible, en deux

trouée de souvenirs & d’oublis
étale, divisée, parquée, encadrée

la surface du lac à peine frissonne
changeante & indifférente

à l’immanquable effacement
de ses vagues et de ses cris

s’obstine le temps
dont un hors-bord aurait figuré la trace

                                                                                                Bernard Dufour, 1973 (détail)

jusqu’à oublier

on dit que c’est vieux, on dit que c’est du passé,
on dit que ça pue parfois
on regarde on dit que ça va pas, on remue le nez : ça va pas

examen des vacuité, des vanités, & d’autres -tés
parler du capitalisme sur une chaise longue
parler du capitalisme en tongs

on parle avec des mots sans sens, des mots qui s’agitent
on les agite comme des hochets : ils sont des hochets
il n’y a plus d’air entre les mots, ils ont chaud

examen des ornementations, des suffixations, & d’autres -tions
les mots empruntent des queues-de-pie
les mots s’habillent de filaments longs

……………………………………………………………………………

et on finit par oublier le bruit
…………………………………………

[résorption, ellipse, coupure, absence de culpabilité
personne n’est coupable parce que personne n’est coupé]

Trinité emballée sous ciel de canicule

défêlé déliaison / lettre de l’Entrepôt

(…)
je n’écris plus, il faudrait que j’écrive sur le défêlé la déliaison
la lettre de l’Entrepôt pourrait faire entremise

écrite à quelqu’un, à l’ami hors de prix

passant près d’un cimetière, tous les corps, de pierre entourés,
de pierre, de ciment, de béton, tous les corps invisibles

à nouveau, invisibles dès le début, invisibles à la fin

le défêlé : le passage des ans défait la fêlure
laquelle disparaît

les exagérations se rendent visibles depuis le lointain
excès calcifiés dans du ridicule
aucune conclusion ne peut être tirée
non plus que vin : tonneau vide

une immense introduction à tout
introduire, encore introduire, remonter l’objet, le sens
échappe absolument

je suis hélas un poème alors que je partirais
que je n’en voudrais pas
que j’ignore tout de ses effets

*

Lettre de l’Entrepôt.

Lettre dite de l’Entrepôt, avant qu’elle soit écrite, et qui ne serait peut-être jamais écrite.
Avec une adresse

Cher ami,

tout de suite détournée en

Cher, très cher ami, ami hors de prix,

qui débuta dans un autobus à la hauteur de l’ex-hôpital St Vincent de Paul, direction le Sud, longeant un chantier, un parmi tant, la ville entière est en chantier,

dont on trouve quelques traces malhabiles, interrogatives, préparatoires, dans un cahier jaune, le but étant toujours le même : ne pas oublier,
comme L’enfant fini – quel drôle de titre, dirent-ils, nombreux – écrit dans son cahier à New York le long de l’Hudson pour ne pas oublier ce qu’il vit.

Cher ami,

J’aurais pu commencer cette lettre par une circonstancielle : Depuis ces quarante dernières années…
Je peux la commencer par : deux espagnoles dont une en robe fluide imprimée, dressent les tables dans le mitan de l’après-midi alangui, et sûrement qu’alangui est de trop. Mais il contient langue.

Il y a aussi une recommandation, un avis plus ou moins secret. Une prescription, un danger : la lettre de l’Entrepôt ne doit pas ressembler à une lettre. Oui, mais alors à quoi ?

Baudoin de Bodinat, En attendant la fin du monde, Fario, 2018 , p. 15 (citation de Pétrarque : Les Remèdes aux deux fortunes ; photo prise avec pellicule périmée)

Cher ami si cher (finissons-en),

Je t’écris cette lettre de l’Entrepôt. Non pas depuis l’Entrepôt où je me trouve, mais de l’Entrepôt en tant qu’il a soudainement fait surgir cette lettre. Mais je voudrais ne pas préciser davantage.
Tu as disparu, ce serait un préalable au fait que tu me sois devenu si cher ; ce serait un début d’explication. Dans le fond, je ne sais pas qui tu es, et c’est ce qui fait ta valeur.

Si cette lettre a son importance, c’est qu’elle est bel et bien une lettre et que tu la reçois sans la demander, c’est le principe de la lettre : c’est un risque que de te l’envoyer. Je prends ce risque.
Par ailleurs, je prends le soleil (et le rends peu après qu’il m’a légèrement brûlée).

Ce n’est pas si facile de t’écrire, je n’y mets pas de mauvaise volonté, je voudrais bien, mais je constate : cette lettre, que je voudrais ample, court le risque de la recension de petits faits, tout ce que je voudrais éviter.

Il y a, dans les faits qui m’occupent, des petits, certes, et aussi des moyens et des grands. Mais t’entretenir de ces faits ne me semble pas à la hauteur de la Lettre de l’Entrepôt telle qu’elle survint après Port-Royal et avant Denfert-Rochereau. Très précisément dans cette portion de route bordée de murs.

Il y eut ensuite, dans un autre autobus, une bordure végétale qui maintint ma curiosité sur le vif, au long du cimetière Montparnasse, rue Froidevaux. De petits arbres, plantations et herbes folles protégés par une dentelle de fer peinte en vert éloignent la perception de l’idée de mur d’enceinte.
Ainsi, avant de penser cimetière, on peut penser décoration, si ton regard traîne vers le bas.

Les morts du cimetière ne sont pas réels, depuis ce bus aux vitres sales. On n’y pense pas vraiment. Pourtant ils sont morts et nombreux. On est désinvolte avec ces morts, avec la mort en général. Ils ont disparu, comme toi qui es ou n’es pas mort.
Mais qui suis-je pour statuer sur ton état ?
(…)

jeune femme, flirter avec la prostitution

un bruit court que la mort non, un bruit court comme une gymnaste, un bruit

le bar ouvert tard le soir, le bar et ses hauts tabourets, le bar

des années que ça dure, des années que c’est fini, des années

les souvenirs et le bruit des balayeuses, le bruit des années balayées

 

jeune femme, flirter avec la prostitution

 

là-haut sur la montagne, l’air pur, la montagne, descendre et regarder

regarder le regardable là-haut : les sommets enneigés au loin, encore

à cette saison, encore de la neige, de l’après-saison la neige

 

jeune femme, flirter avec la prostitution, anciennes années

 

un bruit court que la mort non, courante gymnaste aux sommets enneigés

regarder le regardable, au loin porter le regard : neige blanche

 

jeune femme, flirter avec la prostitution, neige du regard

 

des années que c’est fini, des années que ça dure, des années

le bruit des balayeuses, le bruit des années balayées

y revenir & semaine disparue

on ne se croirait pas dans le temps
pas tellement dans le temps

prenons un petit bureau de bois
haut sur ses quatre pattes
brun époustouflant de patine
attribuons-lui l’employé aux coudes
revêtus de manchons de lustrine
et disparaissons aussitôt

……………………………………………………………………………………………

de longs champs blonds inusités
formeraient à coup sûr le développé
d’une vue à perte et
de l’orée de la forêt
le sentier débutant
que conviendraient d’occuper
des pensées disparates

rêveusement dans le temps
on ne s’y croirait pas

              peintre actif aux Pays-Bas vers 1630, Portrait d’un peintre, toile, vers 1630 (collection Campana)