Le commun est une boue opaque

Il faut se rendre à l’évidence : il y a trop de mots. Et trop de phrases.
Trop de phrases et trop d’imparfait. Trop de descriptions. Trop d’enchâssées.
Une fois que ceci est compris, alors.
Mais ceci n’est jamais compris. Ou partiellement.

Vous avez appris à ne plus rien savoir.
Je ne voulais plus me fatiguer.
Arrêtez de geindre. N’oubliez pas : le je, trop vite arrivé.
Tant pis. Aucune règle ; ébouriffons le chanvre.

Alors qu’on rêve de les voir, quatre ou cinq autour d’une table. Installés. À leur aise.
Qu’on tient à (une formule encore secrète).
A.G. avait dépassé sa station. Le bureau de B.M. était trois cent mètres en arrière.
L’imparfait, l’atroce imparfait. Exsude une immense maladresse. Triste.

Nous sommes libres, nous respirons hors l’imparfait !
Nous écoutons un continuum de clavecin aéré.
Comme mousse de framboises fouettée (ardemment fouettée).
Sonate, flûte, viole de gambe, pénétration subtile du cortex.

À chaque fois il y aura des peut-être non résolus.
À chaque fois personne ne se retournera sur la sihouette du cave.
L’invincibilité ?
Si vous voulez.

Alors ?
Alors nous n’irons plus jamais vérifier quoi que ce soit.
Vous ne feinterez plus ?
Plus jamais.

Le commun est une boue opaque.
Soyez plus clair.
Des formes en surgissent, toutes crottées d’abord.
Engels dit à Marx qu’il faut écrire un programme que tout le monde puisse comprendre.
Ils sont si jeunes. Marx doit faire vivre sa famille.
Ils l’écrivent. Ce sera le Manifeste du parti communiste.
Vous avez vérifié ?
Non.

Alors qu’on rêve de les voir, quatre ou cinq autour d’une table. Installés. À leur aise.
Qu’on tient à (une formule encore secrète).
A.G. avait souvent eu B.M. au téléphone, mais n’avait jamais été le voir.
Il est possible qu’ils se rencontrent et qu’ils fomentent un projet commun.
Qu’ils se décident à quelque chose, malgré l’odieux imparfait et tous les impossibles en travers.
(…)

::::::: statut de l’imperfection ::

elle chante et c’est si doux, sa voix posée sur doux piano
comme elle prononce silence, comme elle prononce ses yeux

elle demande dites-moi, on entend l’absence, encore l’absence
les arpèges se poursuivent sa voix câline lumière et l’azur
on entend le mode mineur puis les cavaliers sous sa fenêtre
sa voix monte et grince, le piano conclut d’un accord sec
elle fait monter son âme et sa voix chute tout en planant
et son âme sous sa fenêtre cavalièrement triomphe
de ces folles amours sa voix déraille planante et dévisse
à coup de rimes sous sa fenêtre, et encore le froid du soir
le froid du ciel noir ! adieu, rupture & syncope
adieu, elle répète, adieu, un adieu long sous piano pensif
et péremptoire, piano bientôt désespoir
un adieu en note allongée, étirée jusqu’à extinction
♦ applaudissements ♠

le moment où c’est plat

plat non visible non audible : plat à peine représenté,
oeufs même pas, ni pluriel : plat

plat et trop, un et deux, régime de biais, dégoiser
c’est donc plat ! ça l’est et pas qu’un peu

la vie plate plate plate là-bas : ici, non ?
ici l’est plate : plate colorée de gris perle

le moment plat : coquille sans rebondissement
minceur disparate soulignée d’achromie

échappée des statuts : plat comme platitude
simili-plat, geste : résorption de l’espace dans le temps

si défini qu’il soit, le moment plat : augmenté dès que dit
disparaît dans sa platitude : il passe

 

dans la langue ne se produit pas ça (la fourchette de Musil)

que les mots paressent loin d’une fenêtre,
& seule une pluie d’hiver les dessinera, visions névralgiques,
nombreuses énigmes, souvent identiques, souvent répétées, toujours différentes :
leur chemin serpente sur la parcelle des lus,
à écarter en nombre, à la machette, après-coup

amour violent, amour perplexe, signe de l’amour, tu parles trop, tais-toi

les nuits et les puits autant que la pluie,
au pourtour desquels se trouve l’impossible agité tremblant
c’est là ! ici ! qu’il y a ! le tout à trouer ! le trou à creuser !
et ses cris : occupe-toi de moi !
ses cris déchirants d’appel : de l’amour le signe

Est-il sensé de vouloir faire le tour d’un terme pareil ?
Peut-être sera-t-il bon de penser au mot fourchette.
Il existe des fourchettes à manger, des fourchettes de jardinier, la fourchette du sternum, des fourchettes de gantier ou de pendule : toutes ont en commun un caractère distinctif, “le fourchu”.*

dans la langue ne se produit pas ça,
l’amour est toujours là, pas même tapi,
l’amour phagocyte la littérature, sinon l’absence, sinon l’ennui
il n’y aurait rien d’autre que l’amour, signe de l’amour,
ça crie encore ! ferme ta bouche !

dans la langue ne se produit pas ça : pschitt.

* R. Musil, L’Homme sans qualités, 1930

désordonné et autres mots plausibles (php* bis)

* petits hurlements de poésie

désordonné,
considérant ce mot tête penchée peau blanchie
sans en quérir le sens, l’assis, avec la fatigue des jours ensuivis

désordonné passé par ici repasserait par là

blanc de ce blanc de craie à l’arête du temps, à sa section sèche
si difficile, si brillant de ce blanc aux surfaces obscures

rire souvent,
très rapidement préoccupé, ses jambes emmitouflées,
perdant la tête : un ténor monte et descend avec emphase

sont-ce petits reculs profonds tels sauts minuscules ?

désordonné,
une nouvelle fois atteintes les rives du mot,
fugitivement défaites,
y revenir les heures d’après quand le temps aura repris sa course

l’entendre souvent, tout ce qui se dit s’épanouit désordonné,
déconnecté de ses ordonnées, décoordonné,
fuite à dire,

désordonné l’autre espace pas complété

(Petits hurlements de poésie, miettes de grillons)

Il y a un autre espace, quelque chose qui n’est pas complété, qui ouvre,
c’est récent.
Quand la perception de l’espace change.
Il ne s’agit pas que d’espace physique.

En reviennent d’autres.

L’espace pas complété qui ne relève pas de l’espace physique.
Se cherche : c’est une trouée.
L’espace, loin.

Ce qui restera sans réponse est toujours resté sans réponse.
Il est où le truc de l’espace ?

On rêve d’un ordre souverain, d’un murmure soutenu,
et l’on n’en sauve que de vagues fragments.

Philippe Jaccottet, Éléments d’un songe, 1961