désordonné et autres mots plausibles (php* bis)

* petits hurlements de poésie

désordonné,
considérant ce mot tête penchée peau blanchie
sans en quérir le sens, l’assis, avec la fatigue des jours ensuivis

désordonné passé par ici repasserait par là

blanc de ce blanc de craie à l’arête du temps, à sa section sèche
si difficile, si brillant de ce blanc aux surfaces obscures

rire souvent,
très rapidement préoccupé, ses jambes emmitouflées,
perdant la tête : un ténor monte et descend avec emphase

sont-ce petits reculs profonds tels sauts minuscules ?

désordonné,
une nouvelle fois atteintes les rives du mot,
fugitivement défaites,
y revenir les heures d’après quand le temps aura repris sa course

l’entendre souvent, tout ce qui se dit s’épanouit désordonné,
déconnecté de ses ordonnées, décoordonné,
fuite à dire,

désordonné l’autre espace pas complété

(Petits hurlements de poésie, miettes de grillons)

Il y a un autre espace, quelque chose qui n’est pas complété, qui ouvre,
c’est récent.
Quand la perception de l’espace change.
Il ne s’agit pas que d’espace physique.

En reviennent d’autres.

L’espace pas complété qui ne relève pas de l’espace physique.
Se cherche : c’est une trouée.
L’espace, loin.

Ce qui restera sans réponse est toujours resté sans réponse.
Il est où le truc de l’espace ?

On rêve d’un ordre souverain, d’un murmure soutenu,
et l’on n’en sauve que de vagues fragments.

Philippe Jaccottet, Éléments d’un songe, 1961

la nuit tombe sur les commencements, sans les voir

La nuit serait une suite. Ne pourrait être autre chose qu’une suite. Ce qu’elle est.
Pourtant il y aurait des commencements, qu’elle ne verrait pas. Parce qu’elle serait trop vieille, la nuit, et presbyte, la nuit. Elle n’y verrait plus rien, quelques lueurs, quelques lignes de fuite, quelque pétales de temps envolés, quelques badineries de trottoir consumées. Et des silhouettes disparaissent.

La nuit tombe sur les commencements. Rien ne dit qu’elle s’en relèvera. On ne l’aidera pas.
Des silhouettes précipitamment disparues, précocément disparues, sombrent avec elle. On ne les regrettera pas. La nuit ne voit rien, elle trébuche et bégaye, chaque soir au lieu de voir.
Elle a de grands aînés sur lesquels elle s’appuie, la nuit. Claudiquante, elle réclame le soutien d’un bras de chaque côté. Puis tombe.

La nuit surgit dans le bois. Où est-il, celui-là ? Un peu d’air circule aux fenêtres qu’elle décide d’envelopper de noir. Un feu crépite dans une cheminée ; une grosse dame noire chante divinement. Le bois disparaît dans la nuit, après la rivière, avant la plaine. La nuit décide du sort du bois et des feux, de l’amour et des silhouettes, qu’elle agrandit et distord. La nuit fait semblant d’être noire, mais ne l’a jamais été.

La nuit ne lit plus. Elle voudrait mais ne sait plus. Caressant tous les livres, les palpant parfois, la nuit n’ouvre plus que rarement un livre. La nuit fait boum-boum, quand elle reprend son souffle. Sinon, elle écoute les voix des juges dans les prétoires, ça la berce. Et les cris des détenus qui rythment les heures noires dans les cellules suroccupées. La nuit n’aime pas les alinéas. Elle fait dans le continu. C’est pourquoi elle est vieille à force de recommencer.

La nuit swingue quand on ne la regarde pas. Elle prend un balai dans le coin là-bas, et furtivement trace quelques pas dans sa cuisine minuscule. C’est comme cela qu’elle devient blanche. Qu’elle ne fait plus semblant. Qu’elle ne tombe plus sur les commencements sans les voir. Et des silhouettes réapparaissent tout au bout de l’allée près de la rivière. Lorsque la nuit n’est plus la nuit, elles sont au moins cinq.

                                                                              sculpture L’Été, de Bernard Mougin, avenue Foch, Le Havre

comment j’ai mangé une andouillette à Guignes ce 8 janvier 2018

/ cela s’est passé à Guignes, un jour de la débâcle, à la mi-juin 1940.

/ je ne m’en souvenais plus, je n’avais aucune raison de me souvenir de Guignes, je m’en souciais comme d’une guigne, de Guignes, puisque j’allais à Provins : outre la prison chimique à laquelle j’avais consenti pour une durée indéterminée à l’automne 2017, me rendant in petto chauve adjectif épicène par extension, je m’extrayais soudainement de Paris, ma prison choisie, pour vroumer vers la province à Provins, sur la foi d’un dépaysement promis.

/ je roulai approximativement vers l’Est, Corto Maltese doublé de Bowie traçant dans la plaine de la Brie, j’étais le héros de ma vie de l’instant, dans les derniers temps du 90 sur les départementales avant le 80, vitesse scrupuleusement respectée, ennui garanti, ordinaire du vroum plan-plan.

/ quand je vis le panneau Guignes, quelque chose se réveilla, je ne sus d’abord quoi précisément, puis me revint confusément l’impact du nom dans les carnets de captivité de mon grand-père : les lignes sur Guignes témoignaient très précisément du moment où il fut fait PG (prisonnier de guerre, Kriegsgefangener en langue originale) pour cinq années : La guigne, doublement puisque le pays se nomme Guignes1.

/ peu après le panneau, Corto Maltese-Bowie toute chauve parlait à son aïeul ami en roulant sagement hors de ses deux prisons, dans sa liberté rétrécie mais liberté malgré tout ; un soleil d’hiver s’était levé, il était libre mais avait faim ; elle arrêta son automobile devant l’une des auberges du village où il commanda un plat du jour ; tous aimaient manger.

/ alors elle n’irait pas à Provins en province, mais à Guignes, où Corto Maltese-Bowie pourrait déjeuner d’une andouillette grillée, satisfaire sans aucun délai et avec persil un besoin primaire pour onze euros quatre-vingt-dix, plat du jour direct et comment faire pour éviter les notes de bas de page2 ; réfléchir brièvement à la liberté, à la faim, à la vitesse prochainement décroissante sur les départementales, mais surtout à la liberté : son grand-père la perdait, ici, le 15 juin 1940, pour cinq ans, et il avait faim.

/ comment j’ai mangé une andouillette à Guignes ce 8 janvier 2018 mesure très précisément la vanité de toute chose en temps de paix, mais aussi le plaisir de l’estomac lorsque l’andouillette réveille les sens, l’émotion de la réminiscence d’une des filiations qui nous relie à l’existence, mais aussi l’élévation obstinément poursuivie malgré l’absence de passé simple du verbe extraire sur laquelle Corto Maltese-Bowie buta ce jour de plat du jour en pays plat.

Extrait 1 (…)  14 juin 1940.
À 23 heures, notre cheval perd de plus en plus de terrain sur le convoi. Il faut s’arrêter, les voitures ne peuvent plus nous charger. Nous nous arrêtons à une auberge abandonnée où nous entrons par un soupirail de cave. Le cheval soigné, nous nous couchons. Sur le matin, je suis réveillé par des bruits de motos. Inquiet, je fais lever mes compagnons. Nous attelons et sortons avec précaution. La route est déserte. Cinq cents mètres. Un carrefour. Une grande route, celle de Melun, tourne devant nous derrière un talus. Sur ce talus, une soixantaine d’hommes désarmés. Des Français désarmés. La guigne, doublement puisque le pays se nomme Guignes.
Nous entrons dans la ferme face au carrefour. Des civils massés là nous interpellent parce que nous sommes armés. Je leur réponds vertement cependant qu’une colonne motorisée allemande fonce vers Melun. Nous dételons le cheval, le mettons à l’écurie. Je veux fuir. Mes compagnons hésitent. Nous nous retournons. Un Allemand est là, dans la porte, revolver au poing. Nous nous laissons désarmer. Quelques minutes se passent. En route vers le nord, cette fois, vers la captivité.
15 juin 1940. Huit heures du matin, à 15 kilomètres de Melun devant la ferme de la Croix Blanche, à Guignes (Seine-et-Marne) commence pour moi la deuxième phase de la guerre, phase passive après la phase active.

Extrait 2 (…) Du 15 au 18 juin 1940.
Les troupes motorisées défilent à 80 à l’heure. L’infanterie suit au pas de route en chantant. Les hommes sont robustes, jeunes, le visage agréable. Quel contraste avec nos fantassins surchargés se traînant à chaque déplacement.
Krieg fertig ! Frankreich kaput ! Finie la guerre ! Ils nous crient cela sans haine. On dirait des sportifs qui ont gagné le match. Ils sont heureux. Ils ne veulent pas faire de peine à l’ennemi battu. Retour Haus, vierzehn Tage ! Fertig Krieg !
Ce sont des troupes qui ont percé, nous ont enfoncés. Des combattants se comprennent parce qu’ils ont connu les mêmes efforts, les mêmes drames. Nous reconnaissons que nous avons été battus par plus fort et plus intelligent que nous ; eux savent qu’ils ont terrassé l’armée qu’ils redoutaient le plus en Europe.
Pour l’instant, leurs mains tendues offrent du pain, des cigarettes. Nous avons tellement faim que nous prenons, que beaucoup sollicitent nos vainqueurs. Nous avons abdiqué toute fierté. Celui qui n’a jamais eu faim ne comprendra jamais. (…)

Jean Arnould, Le narrateur de l’inutile : Journal de guerre et de captivité 1939-1945 (inédit)

programme pour une lumière de fin d’année

le ferroviaire a bon dos de fournir tant de métaphores
et encore et encore : nous aimons tant les trains
et les rails sur lesquels glissent les trains, si terrestres

et pourtant si loin des routes

on restaure l’euphorie, on la décalamine,
on se tient sur les routes et les rails, on crée des triolets avec une crécelle
la lumière de fin d’année est un programme
qu’il est urgent de bâtir avant le premier de l’an prochain
avec des métaphores et des euphories

c’est rien, c’est si peu, si raté, si rien,
qu’encore il faille y mettre du sien,
qu’encore il y ait un peu de cette grammaire
sautant la nuit, allègre vers l’autre jour
au-dessus des rochers, des précipices attendus
& des temps parcourus à la seconde rapprochée

[…4, 5, 6, cueillir des cerises]

deux bancs en mars

Au Père-Lachaise, assis sur un banc sans dossier, face à la sépulture des Leblond-Pagnier, on apprend que Berthe Saurin, 1866-1955, est née Leblond.
Robert Pagnier, lui, est né en 1888 et mort en 1972 ; ils ont déjà pas mal vécu ces gens, avec leurs noms si français.
À côté, une vieille pierre moussue dissimule la famille Brazil ; des arbres bourgeonnent, dans les jaune et les rose.

Des familles marchent, assez lentement ; des couples de copines, plus rarement des gens seuls.
Un pépé a descendu une petite allée en sifflotant, il avait l’air si content, il s’est retourné sur deux jeunes filles.

Le banc se situe avenue Neigre, entre les 56e et 57e division ; en montant les quelques marches qui vont au-dessus, on découvre le pourquoi du nom : un monument gravé Famille du général B. Neigre.

l’artichaut, soi-disant fleur préférée de Freud

Sur un autre banc, un de ceux qui entourent le tombeau de Thiers, immense tombeau pour un si petit homme – il mesurait 1,55 m – sur ce banc, donc, un homme, vêtu d’une veste imperméable rouge dont il remonte la fermeture Éclair, lit Sehnsucht nach Leben.