Champ labouré, consciencieusement labouré, dans un sens puis dans l’autre, avec le soc, avec les boeufs entravés deux par deux. L’autre est toujours loin, et c’est mieux qu’il en soit ainsi. À distance : l’autre. À distance respectable.
L’autre ne franchit pas le couloir, n’entre pas dans la cuisine, on ne sent pas son haleine, on ne se frotte pas à son corps, et c’est mieux ainsi. Et c’est mieux sans ainsi. L’autre reste à distance. Ne parle pas. On en reçoit des signes écrits. L’autre n’existe que par signes écrits. Et c’est mieux. On reçoit ses signes comme dans une prison. On est dans cette prison, confortable, convenable, à distance. Bien peigné.
La solitude est un pur plaisir ; on parle seul, on a raison, on effeuille les arguments : aucune contradiction, aucun avis venant biaiser la forme pure de la parole pure.
On ne ressemble pas à un couple de boeufs entravés labourant le champ dans un sens puis dans l’autre. Bien peigné.
II Une moisson de petits signes
faire le deuil des pages, explique-t-elle, et au milieu, impromptu :
une moisson de petits signes / oui, en lisant vite : une moisson de petits singes !
faire le deuil des pages, de la forme finie, du début à la fin, noir sur blanc juré-craché si je mens je vais en enfer
le deuil des pages : cinq cents au moins, sept cents, livre lourd, chapitres se suivent sans se ressembler, l’ensemble se ressemble comme il s’assemble, l’ensemble (ici, une suite d’adjectifs laudateurs dans les sommets du laudatif) pèse,
c’est tout ce que fait l’ensemble : il pèse !
journaux étalés sur sa table basse, elle lit,
tentant de se concentrer, l’actualité des semaines passées :
une moisson de petits signes satisfaits
Marcel Duchamp, Prière de toucher, Le Surréalisme en 1947, Catalogue de l’exposition internationale du surréalisme, Maeght Éditeur, Collection Pierre à feu
Ce titre induit un texte qui se construirait comme on construit un petit immeuble de deux ou trois étages. Or je n’ai jamais construit un seul texte non plus qu’un petit immeuble.
Que faire ? Un paragraphe ? Une phrase ? Un étage ? Où il serait question de la violence et du vif ? Cela n’a aucun sens. De viande rouge ? Oui. Plus. Je fais les préalables ; je pratique la palabre.
Il n’y a pas de regain de la violence. La violence est saine. Le vif précède le mort. Le mort saisit le vif.
Ils tendent le poing. Ils saignent du nez, de la tête, d’ailleurs.
Il existe des légumes à peine cuits, encore un peu durs sous la dent. La violence n’est jamais où on la croit ; elle est spirituelle, charnelle : abricot en quelque sorte. Le vif fait état d’une couleur. La violence est étale, parfois flasque. Abandonnée. La raison, les passions, le climat, les êtres ; rester sur place, bailler.
On ne comprend jamais rien sur les trottoirs perdus. Voie sans issue. La violence et le vif à l’estomac, poing dégainé.
Ils étaient allongés, ensemble. Le temps était encore clair. La ligne de leurs corps, incertaine. Par-delà la dune dont parfois le sable se soulève, le regard embrasse ce qu’il ne sait jamais. Le vif est la violence. C’est dans le vertical ; c’est à étages, en effet. Se croise avec la ligne d’horizon, des surgissements de bâtiments au-dessus des corps, malgré eux. Les seules issues sont à l’intérieur.
Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous
et que ne connaissent pas les autres.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, 1913.
Elle me regarde lorsque je prononce le mot accélération, encore plus intensément que lorsque je prononçai le mot âme. Sûrement parce qu’âme est poétique alors qu’accélération non. Silencieusement, elle manifeste son intransigeance là-bas, depuis son estrade.
J’interroge la poète, puisqu’elle ne peut pas l’interroger : elle ne peut que la violenter, la rembarrer, l’insulter. Je l’ai vue et entendue. On ne sait pas pourquoi mais elle ne supporte pas la poète. Je proposai de faire l’intercesseur. En tant qu’écrivain ou en tant que questionneur ?
La question ne s’est posée qu’une demi-seconde ; je pris le recueil de la poète. En effet, les mots y sont pauvres, mais tant pis, j’y vais. Je commence par un mot qui débute par a. Puis, un peu plus loin, je trouve le mot âme et fabrique une phrase interrogative qui lie les deux. Et sans attendre sa réponse, j’ajoute accélération, qui fait aussi partie des mots qu’elle emploie dans ses pages presque vides.
Voilà comment se passent les choses. Pendant ce temps, deux ou trois autres poètes attendent qu’on s’occupe d’elles. Toutes ces filles ont fait des recueils inutiles, elles écrivent mal. Comme des pieds. C’est ce qui l’a énervée, elle, là-bas, sur son estrade.
Elle dit qu’elle travaille la nuit. À soixante-dix ans passés, elle travaille encore la nuit, sur la langue des autres, elle fore la langue sans répit. Elle n’a que faire de l’âme ; elle travaille pour l’accélération continue du monde capitalistique. Dur, elle travaille dur. Pour le premier mot qui commence par a dans le poème : argent.
Elle farfouille dans sa boîte aux lettres. En sort des prospectus, fébrile. Marmonne ostensiblement. Mais qu’est-ce que c’est que ça ! Et ça ! Et ça ! Déchire. Jette.
L’autre s’approche :
– Vous pourriez faire mettre Pas de publicité sur votre boîte aux lettres, comme ça, sous les noms. – Il n’y a pas de place. – Oui, parce qu’il y a trois noms. Mais vous pourriez faire mettre les noms sur deux lignes au lieu de trois, comme ceci, on enlève la ligne 2, on fait remonter le deuxième nom à côté du premier, on sépare par un tiret les deux noms, on remonte la ligne 3 et il reste de la place pour Pas de publicité. – Non, les trois noms, c’est personnel. – Oui, ça n’empêche pas, regardez. L’autre femme réexplique les lignes, la disposition des noms, la place ménagée pour Pas de publicité. – Oui, sûrement, peut-être.
Puis, les prospectus à la main, il en reste, à moitié sortis d’une enveloppe, elle s’écrie : je suis chrétienne, moi, je suis pour la vieille France ! Je ne veux pas de ça dans ma boîte aux lettres ! Ah non ! Ça non ! Et, dans un élan furieux de la dernière heure avant le lendemain, de tout son élan d’élégante et digne croyante africaine, elle pivote brusquement et se dirige vers son bâtiment.
Modeste Réception était accablé. Après son deuxième café, rien ne venait. Quelque chose était-il censé venir ? Il observait que rien ne venait. Il était triste et mit son visage entre ses mains, en un geste qui n’était pas sans rappeler confusément quelque illustration christique. Instinctivement, il avait baissé la tête et déposé son visage entre ses mains, qui n’en pouvaient mais. Qu’auraient-elles pu, ces mains qui ne lui servaient plus à rien ? Lui avaient-elles déjà servi d’ailleurs ? Les questions l’effondraient encore davantage. Il n’y avait plus aucune solution à rien. Il tentait de reprendre le cours de ses actions récentes : un café, puis un deuxième. Rien d’extraordinaire. La routine. Il avait fait le maximum avec ce geste, il ne voyait pas quoi faire de plus. Son désespoir lui semblait absolu. Devait-il passer la journée le visage au creux de ses mains ?
Avec cette question, il sentit un frémissement, un commencement d’espoir : la journée ! Il ne s’agissait que de la journée ! Il se leva et dansa follement. Il suffisait de la passer ! Il se mit à chanter très fort tout en dansant comme un ours, à supposer qu’un ours danse. Quelque chose venait à Modeste ; son corps agissait à la place de petits gestes contraints. Tout à coup, ça devenait ample. Il ressentait une sorte d’ivresse du déploiement, du dépliage. Oui, il cessait tout d’un coup d’être racorni, il se raffermissait dans une conviction. Il y avait en lui une volonté qui le dépassait, et le dépliait. Il savait qu’il était le personnage principal d’un livre médiocre, mais n’avait aucun moyen de se révolter. Alors cette danse un peu lourde, ces chants même faux, venaient à point pour alléger sa peine.
Modeste Réception était né sur les rives d’un lac de montagne, dans une certaine crispation : la femme qui écrivait, retranchée dans un chalet isotherme, n’avait rien trouvé de mieux que ce type dépressif qui se tenait le visage dans les mains, sans toutefois pleurer. Il ne pleurait plus depuis longtemps. Avait-il déjà pleuré ? Il faudrait examiner cette circonstance, mais il y avait des choses plus urgentes à traiter : par exemple, comment allait-il passer cette journée, dont il pensait au départ qu’elle était foutue après son deuxième café. Cette fois, la femme ne se laisserait pas faire, elle allait lui trouver des occupations, elle allait s’en occuper, elle allait le bichonner. Un troisième café ? Il n’en était pas question. Il fallait qu’elle se dépêche : Modeste R. recommençait à se mettre le visage dans les mains et on ne s’en sortirait pas comme ça, avec un enthousiasme retombant aussi vite que soulevé. Il fallait une foule, il fallait une fête, il fallait une manifestation, quelque chose de plus grand que lui. Une communion, tiens. Une communion avec des milliers d’autres qui avaient pris, ou pas, un deuxième café.
La femme, très excitée, examina sa solution, capuchon de stylo dans la bouche. Dans le monde, c’est pas ce qui manquait, les manifestations. Mais elle se demandait si Modeste n’était pas trop fragile pour participer. Il ne participait à rien habituellement. Son patronyme l’enfonçait encore un peu plus dans un néant d’opinion. Il avait été vigile, dans une autre vie, s’était battu pour défendre des lieux, des personnes. C’est peut-être pour ça qu’il craignait les foules ? Il se battait correctement, il savait prendre les coups, mais il avait vieilli. Il avait droit à un peu de repos, Modeste. Cependant, la femme, consciente de la nécessité d’une action, et d’une action dans laquelle Modeste eût pu s’engager, c’est à dire avec des conditions d’engagement acceptables pour lui, pour sa santé, mais aussi pour elle, pour son livre médiocre, s’obstinait, dans son chalet isotherme, à rédiger une sorte de vie deModeste Réception.
Elle alla se chercher une pêche dans laquelle elle mordit furieusement et dont le jus coula dans l’évier au-dessus duquel elle se tenait. Et bien qu’elle eut également conscience que ça n’intéressait personne.
…………………………………………………………… tracer des parenthèses et s’y coucher longuement aux bancs du boulevard se laisser tomber
………………………………………………………………… je me fais remplir l’oreille de cigales et puis au creux de la route
………………………………. armoire à la glace rayée (regarde, lui, tous ces muscles qu’il a)
…..………………………………… nous parlons de livres
je n’ai pas d’idées. devant ma bibliothèque je stagne. c’est effrayant.
…………………………………………… je cherche eau mais tous les mots qui se finissent par eau se présentent : il y en a trop
…………………………………………………
une civilisation chute, entourée d’eauje me demande dans quel sens :entourée d’eau, une civilisation chutela chute d’eau ramollit ; elle est artificiellele jet malingre finit par cesserune civilisation chuteentourée d’eau