un bain puis un autre puis encore un autre et de nombreux bains avec des jambes au bord de l’eau des jambes traînant dans l’eau, des jambes flirtant avec l’eau des jambes dévêtues, des jambes nues, des morceaux de jambes, les assis secouant leurs morceaux de jambes avant de prendre ou de ne pas prendre un bain
de nombreux bains eurent lieu, un bain puis un autre, sous le ciel, au bord de l’eau, de la terre et de la pierre, et ces jambes remuant dans l’eau, ces morceaux de jambes des assis
les assis au bord de l’eau remuent leurs jambes à partir des genoux, leurs jambes remuent dans le même sens, et parfois les cheveux avec les jambes remuent dans des sens opposés
il y eut de nombreux bains, l’été, au bord des retenues d’eau des marches en pierre, des accès dans des mélèzes et à terre des pignes tombées, et des odeurs de pins et des chiens errant dans les odeurs, des chiens sachant plus que d’autres les odeurs grâce à leur truffe et pissant contre certains arbres soigneusement choisis
les bains au bord de l’eau, les demi-jambes à partir des genoux dans un seul sens, les mélèzes un peu malades, les chiens pistant les odeurs
et enfin les rires très forts des cheveux dans l’autre sens grâce aux bains qui eurent lieu, et encore, sans jamais s’arrêter.
Ce qui me frappa en 1963 : la chaleur. Immédiatement. Brutalement. La chaleur. Ma peur de ne pas pouvoir m’échapper de la chaleur. La préfiguration du réchauffement climatique. Il ferait chaud à vie. On ne pourrait pas se rafraîchir jamais. Il n’y aurait pas de solution. La chaleur m’écrasant (la chaleur écrasante), qui ferait qu’on resterait dans les maisons. La chaleur donnait ses ordres, imposait un rythme : sortir avant telle heure, après telle heure. La piscine municipale tint un rôle important. Et la natation, en compétition.
Les phrases sortaient toutes armées de ma tête. Durant toutes ces années de travail, les phrases sortaient toutes armées de ma tête. Je n’avais que très peu besoin de refaire, raturer, les phrases venaient s’établir sur le papier, & plus tard, sur le fichier. Les phrases s’enchaînaient comme avec une chaîne invisible (la logique). Souvent c’était le matin : elles sortaient sous l’eau de la douche. La logique possédait un avant et un après qui imposait l’ordre des phrases. Et à l’intérieur des phrases, l’ordre des segments de phrases. Et à l’intérieur des segments de phrases, l’ordre des mots.
La torpeur des après-midi de laquelle il était difficile de s’extirper imposait l’existence forte des matins marqués par la fraîcheur, le possible, l’ordre vif en action. Plus tard, les phrases se positionnant en action, toutes armées. En ordre de bataille. La bataille pour la vie, contre la chaleur, contre l’écrasement. L’eau nécessaire.
la timidité la gagnant à mesure que les années s’accumulaient, le saut proposé par l’inscription au registre de la vie d’ailleurs lui paraissait de plus en plus inaccessible.
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Elle se résolut à remettre des marques de respect partout où elle les avait ôtées. Elle n’en menait pas large. Elle décida du port d’adjectifs anciens qu’un souffle ne ferait pas disparaître.
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et fit l’impasse sur la symétrie nécessaire, bien que cela lui en coûtât
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pourtant, rien ne la prédisposait à ces écarts, elle en avait oublié les règles ; l’oubli s’appuie sur l’absurde : ils font bon ménage
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Tandis qu’elle rectifiait encore quelque position non conforme, se produisaient d’autres modifications rapides, qu’elle ne pouvait contenir : elle eût aimé être surprise, oh oui !
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se fanaient les fleurs un peu ivres, les compagnons meurent lorsqu’ils peuvent. Enfin.
Champ labouré, consciencieusement labouré, dans un sens puis dans l’autre, avec le soc, avec les boeufs entravés deux par deux. L’autre est toujours loin, et c’est mieux qu’il en soit ainsi. À distance : l’autre. À distance respectable.
L’autre ne franchit pas le couloir, n’entre pas dans la cuisine, on ne sent pas son haleine, on ne se frotte pas à son corps, et c’est mieux ainsi. Et c’est mieux sans ainsi. L’autre reste à distance. Ne parle pas. On en reçoit des signes écrits. L’autre n’existe que par signes écrits. Et c’est mieux. On reçoit ses signes comme dans une prison. On est dans cette prison, confortable, convenable, à distance. Bien peigné.
La solitude est un pur plaisir ; on parle seul, on a raison, on effeuille les arguments : aucune contradiction, aucun avis venant biaiser la forme pure de la parole pure.
On ne ressemble pas à un couple de boeufs entravés labourant le champ dans un sens puis dans l’autre. Bien peigné.
II Une moisson de petits signes
faire le deuil des pages, explique-t-elle, et au milieu, impromptu :
une moisson de petits signes / oui, en lisant vite : une moisson de petits singes !
faire le deuil des pages, de la forme finie, du début à la fin, noir sur blanc juré-craché si je mens je vais en enfer
le deuil des pages : cinq cents au moins, sept cents, livre lourd, chapitres se suivent sans se ressembler, l’ensemble se ressemble comme il s’assemble, l’ensemble (ici, une suite d’adjectifs laudateurs dans les sommets du laudatif) pèse,
c’est tout ce que fait l’ensemble : il pèse !
journaux étalés sur sa table basse, elle lit,
tentant de se concentrer, l’actualité des semaines passées :
une moisson de petits signes satisfaits
Marcel Duchamp, Prière de toucher, Le Surréalisme en 1947, Catalogue de l’exposition internationale du surréalisme, Maeght Éditeur, Collection Pierre à feu
Ce titre induit un texte qui se construirait comme on construit un petit immeuble de deux ou trois étages. Or je n’ai jamais construit un seul texte non plus qu’un petit immeuble.
Que faire ? Un paragraphe ? Une phrase ? Un étage ? Où il serait question de la violence et du vif ? Cela n’a aucun sens. De viande rouge ? Oui. Plus. Je fais les préalables ; je pratique la palabre.
Il n’y a pas de regain de la violence. La violence est saine. Le vif précède le mort. Le mort saisit le vif.
Ils tendent le poing. Ils saignent du nez, de la tête, d’ailleurs.
Il existe des légumes à peine cuits, encore un peu durs sous la dent. La violence n’est jamais où on la croit ; elle est spirituelle, charnelle : abricot en quelque sorte. Le vif fait état d’une couleur. La violence est étale, parfois flasque. Abandonnée. La raison, les passions, le climat, les êtres ; rester sur place, bailler.
On ne comprend jamais rien sur les trottoirs perdus. Voie sans issue. La violence et le vif à l’estomac, poing dégainé.
Ils étaient allongés, ensemble. Le temps était encore clair. La ligne de leurs corps, incertaine. Par-delà la dune dont parfois le sable se soulève, le regard embrasse ce qu’il ne sait jamais. Le vif est la violence. C’est dans le vertical ; c’est à étages, en effet. Se croise avec la ligne d’horizon, des surgissements de bâtiments au-dessus des corps, malgré eux. Les seules issues sont à l’intérieur.
Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous
et que ne connaissent pas les autres.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, 1913.