il est tard pour l’eau citronnée

Nous prenions le thé. Le jour laissait peu à peu place au crépuscule. Nous parlions encore.
Nous qui écrivons et lisons avons une vie intérieure importante.
Nos yeux se regardaient parfois, parfois pas.
Nous avons vécu longtemps. C’est l’hiver. Nous sommes au chaud.
Nous regardions dehors. Nous parlions avec toutes les distances nécessaires.
Avec toutes les ironies nécessaires, devrions-nous dire.
Nous prenons toutes les précautions ; nous ne les prenons pas : nous n’en avons plus besoin.
Nous ne devons rien. Recommanderions-nous un thé ? Tout dépend de l’heure.
Nous aurions besoin d’un peu d’eau chaude, serait-ce possible ?
Nous nous faisons face. Nous avons plaisir à parler.
Il fait froid dehors. C’est possible.
Nous sommes au chaud avec nos livres. Nous parlons des prochains que nous écririons.
Nous laissons passer le temps.
Nous remarquions la musique, d’un piano-bar ; le décor, rouge. Enfin. Mieux même.
Nous aurions encore demandé de l’eau. C’est sans importance.

avec le général Dourakine, incipit.
Le général Dourakine s’était mis en route pour la Russie, accompagné, comme on l’a vu dans L’Auberge de l’Ange ­Gardien, par Dérigny, sa femme et ses enfants, Jacques et Paul. Après les premiers instants de chagrin causé par la séparation d’avec Elfy et Moutier, les visages s’étaient déridés, la gaieté était revenue, et Mme Dérigny, que le général avait placée dans sa berline avec les enfants, se laissait aller à son humeur gaie et rieuse.

l’Ourlour, ce petit pays inexistant

aux confins des Hautes-Alpes, de la Savoie et d’un cours d’eau longeant un pré,
l’Ourlour est le nom de ce petit pays insaisissable et familial

sauf à emprunter un gué malaisé et mouvant, impossible d’y accéder ;
et une fois dans la cabine de pilotage, des conflits naissent et abaissent les frères

du pré ascendant on voit espérer les cheminées :
leur paix visible fume toujours, mais le pied toujours vacille sur le rondin

à un faux-pas près, l’Ourlour n’est plus, n’est pas ici,
il est presque, il est peut-être, il a été, nul ne sait plus

sur le bateau, dans la tente, les équipements sont prêts pour la traversée,
surtout des casseroles en étain et des filins : il faut monter et manger


l’Ourlour, très vert et montagnu, presse les dissidents, appelle les volontés,

et, bien que le gué instable rende les positions frontalières difficiles,

on s’y rend en villégiature pour expérimenter la consommation de glaces aux fruits
avant les pleurs des maladresses dues aux oublis

nouvelles impressions du Havre

Avant de chercher en quoi les nouvelles impressions du Havre consisteraient,
comme imprudemment cela s’est passé durant les quelques jours qui ont suivi,
dans un fourbi étrange, ou parce que les photographies les ont occultées,
il faudrait procéder à un examen plus minutieux que la description des jeux d’eau, des bas-reliefs du béton monumental, de l’après-guerre omniprésent dans le ciel du jour, et enfin du jardinier nettoyant les massifs de fleurs : c’est impossible.

Le jardinier, les fleurs rouges, les gouttes d’eau inlassables et le kiosque à musique polygonal figurent au premier plan ; il n’y a pas de second plan. Le jour est bleu, les fleurs, rouges, le jardinier dirige vers les massifs de fleurs un instrument vert.

Immédiatement superposées aux havraises, des impressions rémoises sans ancrage autre que l’espace-temps de l’après-guerre et de larges avenues vides, induisent que le temps de l’enfance remémoré supprime l’arrière-plan et colorise le premier en le figeant.

À cet instant, l’insistance paisiblement grise des bâtiments de la reconstruction rythme un temps déserté par ses figurants ; ne demeurent que des jets de couleur vive. L’espace, évidé, a glissé dans le temps raturé.

journée à la campagne (trois fois sept vingt-et-un)

j’ai douze ans, je marche, il fait chaud, c’est interminable
je marche, je marche, je marche
à force de marcher, ça m’ennuie moins, mais je persiste à chercher l’ennui
je sens les odeurs des fleurs, bien je ne voie que des feuilles
je tâte quelques feuilles, je me dis tiens ce sont des feuilles
je suis contente d’être contente que ce soit un peu moins chiant de marcher
parce qu’au lieu de soixante j’ai douze, je suis fière d’y arriver, à être contente

j’écris un certain nombre de points tout à fait spécifiques à la situation
j’hésite entre partie de campagne et journée à la campagne
je fais le compte des heures : j’ai passé sept heures à la campagne
les points que j’ai écrits, je ne sais pas ce que je vais en faire
d’ailleurs il semble que je n’en fasse rien
mais on ne sait jamais, ils pourraient me servir
je me laisse instruire par leur rythme

dans les points, il est question d’Agota Kristof : L’analphabète
j’ai lu L’analphabète à la rivière, c’est F. qui me l’a prêté avant-hier
ensuite je n’avais plus rien à lire et j’ai été envahie d’insectes minuscules & noirs
j’ai décidé que je devais repartir à cause des bestioles désagréables
j’ai pensé à des choses que je ne peux pas encore écrire, c’est trop tôt
je dois attendre d’être encore plus vieille pour les écrire
(quand je ne pourrai plus marcher ? peut-être)

soir tsf (inachevé)

J’ai cru avoir disparu. Mais au bout d’un moment j’entendais toujours cette montée chromatique subrepticement ralentie à la fin, des morceaux de jazz ancien. Alors, ce jazz ancien ? If I should, if I, monday, carry on, business, no money, honey… je n’avais pas disparu, contrairement à mon pressentiment. Ils roulaient des yeux, là, en silence, en se parlant et quand j’écoutais, que je regardais, que je ne comprenais plus rien. Je crus avoir disparu. Ma tête n’était plus la même : le vieillissement l’avait transformée. Ce n’était pas de l’imparfait, c’est là, c’est un fait, ma tête est déjà transformée. Complètement. Et le jazz languissant accompagne dorénavant le vieillissement. Comme du miel de châtaigne. On ne sait pas ce qu’est sa propre disparition. L’hypothèse de quelques notes est rassurante. Les notes s’égrènent en douceur. La disparition devient agréable. S’y mêle un peu de trompette et le sentier exhale des odeurs de forêt. Si longtemps que la forêt a disparu. Cry, cry, cry, don’t ask for sympathy. Someone means more to me. L’articulation de la voix est parfaite, la pointure décidée de la dame nous fait exister au-delà de la disparition. Leurs yeux continuent de rouler dans de nombreux sens. Ils se parlent et se répondent, mais rien ne s’inscrit dans ce relief de la finitude annoncée. Nous cherchons la correspondance des watts, de la puissance électrifiante. Toutes ces vieilles ampoules encore en vente, à incandescence. Pour savoir comment ça éclaire le vieillissement. La peau tombe, la bouche tombe, les oreilles tombent. Ampoules interdites. Vieilles amours déchues. Rides et rideaux. Ils roulent encore leurs yeux et se regardent encore ; c’est un théâtre. Ils pointent du doigt. Leurs paroles sont accompagnées du doigt pointeur, l’index.

J’ai cru avoir disparu. Je l’ai déjà dit. Dans un soir sans ombre. Dans un mouchoir de difficultés sans accord. Ils clignent des yeux, sans doute trop de lumière. Leurs yeux se rencontrent et se mettent d’accord. C’est par là qu’ils se mettent d’accord. Ça ne m’intéresse pas. Je suis au regret de me regretter déjà. Comme si je pouvais me surélever, ça m’est impossible. Comme il n’y a pas d’accord, comme on ne peut absolument rien savoir avec ce clignement des yeux et ces rides, comme j’en ai assez de ces rideaux d’une scène usée. Je ne suis pas là ; j’ai disparu. J’ai vraiment réellement disparu, déjà. Leurs gestes sont élégants, leurs yeux rieurs s’échangent des blagues, leurs ongles sont faits. Ils sont tous beaux finalement. Ils passent lentement en silence dans une émolliente faconde inaudible. Ils s’aiment tous, ils lisent tous, ils se lisent tous, ils se regardent et s’aiment tous, ça devient dangereux. Leurs souvenirs ne s’arrêtent plus, ils prennent des notes nerveusement. Ils sont tellement bien habillés, de gris clair, et leurs bagues ajustées dessinent des éclairs dans la lumière du plateau. Applaudissements. Reprise. Soirée how sweet, kiss, would soul, what they do to me, I feel so rich, kitchen, and as well. Il faut entendre kiss, what they do to me. Et puis fortune et kitchen, kiss me pretty.

C’est de ma grande platitude dont il est question, de ma peau qui tombe, de mes oreilles qui descendent, des signes de mon vieillissement dont il est question, des signes visibles de cela qui n’est plus dans les lettres ni les carnets, et comment les épreuves ont transformé cet être transformable à peine né. Une sorte de caramel. Ma grande platitude a même disparu. Tout a cru disparaître dans ce que j’ai cru. J’ai disparu, finalement. Au bout de leurs bras, leurs mains chantent, montrent, distinguent, hésitent. Et leurs bouches n’arrêtent pas une seconde. Il est très tard pour se regretter. J’ouvre trois onglets, j’en ferme cinq. Soir tsf, c’est le titre que j’ai donné à cette grande platitude. Plus fort que tout, son titre alternatif. Quelque chose comme une livraison à domicile avant telle heure, une orientation singulière de la preuve. Il y a trop de croyance, ce n’est pas possible toute cette croyance encore.  (…)

se produiraient des négligences

dimanchement rêvé un bruit de sms inexistant
avertirait que le sommeil est terminé
les yeux fermés dans un faux calme décidé
s’effaceraient les catastrophes

une poire aurait été découpée dans un bol de verre bleu
par une femme téléphone calé contre l’oreille droite
d’abord malhabile à l’éplucher glissante
l’aurait ensuite déposée nue sur l’inox
aurait ri au téléphone aurait encore attendu
les jours seraient passés nombreux
les certitudes reposées dans le lit du temps
sans projet autre que son passage négligent
et le gauche effet de l’économe sur la poire

dimanchement rêvé un bruit de sms inexistant
avertirait que le sommeil est terminé
les yeux fermés dans un faux calme décidé
s’effaceraient les catastrophes