il suffit d’enlever le son et voir les rides d’une femme le visage nu d’une femme ses doigts triturant un bout de quelque chose ses mains frottant son visage le défroissant il suffit d’enlever le son et voir le regard d’un homme derrière ses lunettes le visage nu d’un homme soudainement éclairé
la finitude fait qu’on devient flemmard la finitude me rend flemmarde et je repense à quand j’étais enfant qu’il m’était insupportable de traverser le renoncement
je suis dans le beige rosé jaune je le suis, verts carreaux bleus, onomatopées d’alignements bleus je le suis, beige rosé carré, jaune devient jaune devient lumière et rose rouge noyau rideau, je le suis, ce rosé beige et tête penchée, j’écoute beige et jaune
juillet, octobre et les mois les mois l’émoi mais peu les mois un deux trois quatre cinq six sans suite deux saisons et puis s’en va trois saisons pour le prix de deux quatre saisons retour chariot
il est faux de dire quoi que ce soit quoi que ce soit est faux il est faux de dire comme il est vrai de dire le bancal nous sauvera tous le bancal, le chacal, le cheval
un deux trois les voix quatre cinq six la peau sept huit neuf prise de terre ! électricité ! électrique ! pavillon des champs ! pavillon morne ! la plaine au fond, et drus les blés ! immense foutaise des maisons calmes
écrire et ne pas écrire, ce mouvement, un conditionnel
le corps et le hors corps hors de soi inexplicable tout inexplicable sort de soi monte monte et pète le plafond pauvre explication, minable exégèse
elle demande tu écris toujours ? oui et non tu dis cancer preskun concert c’est fait exprès c’est faux de dire c’est vrai c’est vrai de dire c’est faux
La veille au soir, la patiente avait assisté à une étrange cérémonie : ils étaient quatre autour d’une table en demi-lune, dont la section droite était occupée par une femme habillée de blanc, aux cheveux très noirs, mi-longs avec des échappées d’épis drus. Les trois autres étaient disposés autour de la courbe de la table. Ceci ressemblait à une conférence de presse, mais sans micro directionnel très fin, et il n’y avait pas de presse.
La femme maigre en blanc et cheveux noirs avait alors affirmé d’un ton grave – avec exactement la voix de Brigitte Fontaine version 1973 – :
Il y a des thit (prononcé zit) et des that
autrement dit il y a des choses, celles-ci, et des choses, celles-là.
Cela avait semblé très éclairant sur la marche du monde, c’était d’une importance CAPITALE qu’à ce moment, les participants fussent informés de la bipolarité phénoménologique de l’univers.
Ils s’étaient regardés autour de la table en demi-lune, la patiente et les deux autres de sexe masculin apparent sous leurs caractères sexuels secondaires (pilosité et autres épaules carrées). Ils n’auraient su dire s’il était urgent de saisir la teneur des propos du clone vocal de Brigitte F. dans ses plus petites nuances, mais il leur apparaissait en effet qu’à l’orée d’un risque majeur d’indifférenciation de l’espèce humaine, il fallait tenter le tout pour le tout.
Et considérer qu’il y avait bien des thit et des that.
Le 1er août 2009, vers 14h30, nous décidons, A. et moi, d’aller à Guitrancourt. À vrai dire, je dois un peu insister, le convaincre de quitter ma terrasse où nous commencerions à somnoler si nous n’avions ce projet à court-terme. Il fait chaud, mais pas tant que ça. J’ai une voiture climatisée ; nous n’avons aucune opinion sur le changement climatique ce jour-là. Notre projet est différent. Juste avant que la torpeur nous fasse sombrer dans les transats, nous prenons la route.
La campagne du Vexin français nous paraît étrange, à la fois désertée par ses habitants, accourus aux rives du pays pour jouir de congés de crise en léchant des glaces industrielles, et probablement assoupie par l’heure de ce dimanche melliflu. A. retrouve de vieilles sensations, de quand il allait voir un oncle dans un petit village aux rues étroites et encaissées contre un coteau. Il me parle un peu ; en tant que copilote, il est très bien. Nous sommes dans une temporalité blanche. Nous n’écoutons pas la radio, elle n’aurait rien à nous dire que nous ne sussions déjà.
Nous ne nous perdons pratiquement pas ; à peine ratons-nous une direction. L’arrivée à Guitrancourt ressemble à n’importe quelle arrivée dans n’importe quel village alangui par l’été. Il nous faut trouver quelqu’un qui nous indiquerait la direction. Nous nous garons sur la place et attendons. Les rares silhouettes qui se proposent, trop juvéniles et pétaradantes, ne savent pas répondre à notre question, nous n’en avons pourtant qu’une : où est le cimetière ?
Paraît enfin une femme avec un chien, qui nous montre le chemin. Nous devons poursuivre en voiture par cette petite voie, là, étroite. Nous nous imaginons un instant que le cimetière est fermé, mais non. Franchie sa porte, nous n’avons aucune idée de notre destination, et commençons à naviguer à travers les tombes, au hasard de l’attrait exercé par les noms, mais dont aucun n’est celui que nous cherchons.
Puis nous voyons, un peu plus haut, une zone moins peuplée, plus verte, moins minérale, vers laquelle nous nous dirigeons. Enfin nous lisons le nom Jacques Lacan sur la plaque de ciment brut, passablement vieillie mais sans réel marquage du temps, comme le serait le sol d’un balcon peu entretenu, pas plus. Nous regardons alternativement autour de nous. Nous nous regardons l’un l’autre. Nous nous exclamons quand même ! Nous n’avons aucune espèce d’imagination pour dire autre chose. Toute notre imagination est partie, aplatie par le ciment brut que nous avons sous les yeux, et sous lequel nous ne pouvons imaginer que quelqu’un repose, et encore moins lui, alors que nous savons très bien que nous irons, nous aussi, sous de semblables pierres un jour. Nous répétons quand même, plusieurs fois.