ce jour a été le jour du fish & chips

l’envie d’un fish & chips est venue, elle a été considérée
puis retardée par une rencontre sur ce large trottoir,
une rencontre banale, quotidienne

comme le serait ce fish & chips s’il était n’importe lequel
ce qu’il n’est pas : il est d’un endroit, sourcé, fabriqué
avec du poisson blanc et des frites couleur de miel

ce jour le fish & chips est d’abord advenu par les mots
sus et reconnus dans le jour qui a vu naître l’envie
avant la rencontre du grand trottoir le retardant

le fish & chips Hanif Kureishi banlieue de Londres
avec sa crème à la ciboulette servi ce jour tout près d’ici
ressembla au désir d’un transport abrupt sous sa panure

Que rien ne remplace le fish & chips de ce jour
fabriqué par des mains pakistanaises et dégusté
sur le zinc d’un après-midi quand il n’est pas trop tard

ce jour a été le jour du fish & chips sur un zinc
taché de vin rouge et piqueté des politesses du temps
dans l’encore possible surgissement d’un ailleurs immédiat

s’il le pouvait, Martin peindrait

Martin s’interroge et parfois sort son matériel : un tube usé, une gouache totalement sèche, rien ne sort et s’il presse trop fort, le tube éclate et c’est trop violent, ça l’angoisse, il abandonne, ça l’angoisse. Il voudrait proposer des gestes efficaces qui seraient vus en grandeur nature. La notion même de grandeur nature l’enflamme. Il se voit faire les gestes, c’est l’orateur de la peinture, il tient l’intégralité du discours à la tribune, dans sa cuisine, armé d’un chiffon à nettoyer, dans son salon, dans les supermarchés (qui l’inspirent à cause des grandeurs nature, des rayons hauts, des échafaudages, des boîtes, des formes).
N’importe quelle couleur serait mieux que ce nettoyage permanent qui l’obsède.

C’est un sort étrange que le sien. Il pourrait avoir ce regret définitif, et l’oubli un peu douloureux. Non, pas du tout, jour après jour la torture insiste lourdement. Il pense ce qu’il pourrait faire. Il se pense dans le conditionnel, il finit par imaginer qu’il est conditionnel, que quelque chose va arriver, qu’il peindra, ce sera très très facile, il en mettra partout : Martin rêve définitivement, tous les jours après toutes les nuits, qu’il en met partout.
Et le matin, il nettoie, vite, la vitre légèrement salie par son front qui s’y est pensivement appuyé la veille.

La salissure, il ne sait pas comment c’est arrivé, ce refus de la salissure, il ne cherche pas d’ailleurs, il la voit vraiment, ça lui crève les yeux : il doit immédiatement agir.
Pas de traces. Absence de traces. Tout rendre propre, toujours, systématiquement, vite, sans délais, dès la trace. Ne pas pouvoir peindre à cause de ça. Peindre salit.
Remonter le cours du temps ne sert à rien, il en a la certitude. Il regarde le ciel et aimerait le peindre. Il voit le ciel avec de nombreuses variantes, chaque jour a sa variante, il court après les variantes, il prépare sa palette…mais tout change – à vue -.

Et l’angoisse monte, il ne peut s’empêcher de penser aux dégâts, au nettoyage.
On le voit, dans les pièces de sa maison, déambuler tristement sans pouvoir. On voudrait lui dire de ne plus s’occuper de peinture ; Martin rétorquerait que c’est toute sa vie ; on se tairait devant tant d’étrangeté. On ferait semblant de comprendre, on hocherait la tête, on acquiescerait. C’est ce qu’on ferait.

En faisant cela, on renforcerait sa condition conditionnelle, sans s’en rendre compte. Nous aussi, on se mettrait à conditionnaliser son existence, ce ne serait pas un service à lui rendre. Quelque chose nous intéresse, sinon on ne viendrait pas le voir, on ne s’en occuperait pas. Peut-être qu’un jour il peindra quelque chose d’extraordinaire, que sa peinture, à force d’être rêvée, sera magnifique, grandeur nature.

Quand on sonne chez lui, il ouvre le portillon de son petit jardin, il n’a pas un aspect spécialement soigné, c’est ce qu’on se dit au premier coup d’œil, le pantalon de couleur indéfinie n’est pas très bien coupé, le pull un peu vague. On a l’impression de le connaître même si on ne le connaît pas. Tout en astiquant mécaniquement un bout de meuble, Martin cherche la solution. Comme si demain devait être aplani, nettoyé de la veille, lisse, prêt pour une nouvelle scène, il apprête le décor, le soir, et même dans la journée lorsqu’il est là.

Martin perd sa vie à la gagner, comme n’importe qui. Il est dans un bon service, au service du service public, dans un service du secteur des services.
Depuis qu’il est petit, il a été formaté pour devenir serviteur au service de la collectivité. Son geste pictural s’est arrêté à la maternelle, c’est tout. Il l’a presque perdu mais pas complètement. Il a une nostalgie de la pâte à modeler, mais n’en parle jamais. Il a perdu la mémoire de ce qui le gêne ; il sait juste qu’il devrait peindre. Mais il ne sait plus pourquoi ni comment il le sait.

Armé de son chiffon, Martin frotte sans trêve dans les couleurs rapprochées, les couleurs éloignées, les couleurs excentrées ; il s’accroche à son chiffon, et son soupir, lourd, tombe telle une chute de mollusque alangui.

(mars 2005)

composition avec envoi de Nathalex Callay (avril 2014)

le long de l’amour long

mon mari et moi, le long de l’amour long
l’homme et la femme, c’est moi qui, c’est lui qui
mon mari et moi l’oeuvre commune avec
les yeux du rire et la voix qui tremblote

c’est quelqu’un, mon mari et moi :
qui marche le long de l’amour long
indifférencié vers le Nord, tranquille, paisible
mon mari et moi, des bisbilles lumineuses
dans le croûton du temps, le long de l’amour long

encore un peu de temps, encore une voix encore
des yeux, mon mari et moi, à regarder en face
à marcher le long des digues vers le phare
le long de l’amour long

la soeur du frère en mauve mou [XXIe siècle]

Le garçon d’en face, qui a largement dépassé la vingtaine d’années, sort sur le balcon de ses parents en pantoufles pour téléphoner ou fumer, parfois les deux en même temps.
Sa sœur fait la même chose, mais à l’étage supérieur, au balconnet d’une chambre de bonne, souvent en pantalon mauve mou, y compris s’il fait en-dessous de 0 degré.

Les enfants ne partent plus de chez leurs parents.

La sœur du frère est sortie sur son balconnet pour fumer sa clope. Et il fait en effet au-dessous de 0 degré. Elle porte des lunettes. Elle n’a pas mis son pantalon mauve mou, mais un informe jogging noir en fibre textile moderne un peu brillante qui transforme le noir en anthracite, systématiquement.
Elle s’assied sur le zinc et fume. Le soleil irradie les toits gris de bleu.

Le genre de temps à dire : un vrai beau froid d’hiver.

Après avoir fumé sur son balconnet, la fille en pantalon mauve mou est rentrée, probablement parce qu’il se met à pleuvoir. Tout est calme. Il n’est plus nécessaire d’ajouter des mots.
La soeur du frère s’est construit un espace idoine en pyjama : le pantalon mauve mou s’assortit d’une veste du même ton.
Durant des années, une jeune femme fume dans l’espace réduit d’un balconnet. L’homme qui la regarde découvre un jour qu’elle est vêtue d’un pyjama.

Toutes ces heures passées à fumer et à regarder. Au même endroit. Avec le même point de vue.

La fille fume en blanc sur son balconnet. Lunettes. Assise. Le soleil caresse ses mollets. La pose est sublime. Immobile, elle semble penser. Tapote la cendre à l’extérieur des barreaux. Corps inclus dans ce minuscule espace.
C’est la première fois, en blanc.
Le blanc rayonne. Ombres portées des barreaux sur le zinc gris clair. Son peignoir. (En aurait fini avec le mauve mou.)

Early Works de Trisha Brown, Parc de Chamarande, 20 juillet 2008

de nombreux apitoiements et un zeste d’oubli

[Mercredi 21 octobre 2009]

Il n’ y a pas de raison, on se dit, pas de raison pour, à, et on balbutie.

Une jeune fille
dont les yeux restaient de longs instants dans le vide
tandis qu’aux commissures de ses lèvres se formaient d’invisibles bulles,
se tenait là.
Cette jeune fille ne nous servait à rien.
Elle avait envie de manger et de boire.
Elle était grosse mais il fallait qu’elle fût encore plus grosse.
L’occupation de manger l’absorbait entièrement.
Et alternativement elle avait besoin de boire.
Les nourritures d’aujourd’hui
sont ainsi faites
qu’elles appellent le boire,
vite,
engouffré comme un vent impérieux fait perdre un couvre-chef mal fixé
et rabattre encore les pans du paletot
sur un corps prématurément conformé aux idéaux de sa propre destruction.

Il n’y a pas de raison, on se dit, pas de raison pour, à, et on balbutie.

La jeune fille
qui ne nous servait à rien avec ses bulles à la place des paroles,
souriait de manière bienveillante,
comme si elle savait
que notre principale occupation
était de remuer du vent.
Alors rien ne se décidait à sortir de sa bouche,
tandis que son regard sans portée ne tentait aucun coup d’éclat,
ne réverbérant aucunement la connivence.

c’est-à-dire : c’est / après

[avec J. Coltrane]

parfois (il y a) tant et si peu
sautillant répétant un temps fort un temps faible
sautillant glougloutant perpétuant
sautillant coulissant frénétique
inassouvi descendant sautillant
reprenant sautillant sur sept tons
sautillant fifille sautillante
creusant fouissante aiguisante

et reconnaissant un rythme soutenu, un rythme tout à coup changé
un rythme à dire, tout à coup changeant de registre
et même de responsabilité de dire, un sabir si on veut
c’est à dire : c’est / après

ensuite alanguis, avancés sur des promontoires voluptueux
comme ils se servent des notations et des paragraphes
ont la capacité d’écrire pauvrement, de rédiger de pauvres lettres
parfois (il y a) tant et si peu dans la finition de la ligne mélodique

voix reprendrait chef sifflet alors.