méthode : lecture de tomates

hier j’ai vu des tomates dans un jardin
des tomates grosses et rouges, d’autres vertes
je manquais de tomates, je voulais quelques tomates.
la dame dans le jardin du bord du pont en réparation,
la dame habite là, le monsieur aussi,
il sortait de sa maison, gros, un gros monsieur,
mais pas plus gros que n’importe quel gros monsieur comme il y en a plein,
la dame je ne l’ai pas vue je l’ai entendue, derrière le buisson de tomates derrière le grillage qui les protégeait.
j’ai fait quelques pas, je suis revenue, repartie,
l’ombre difficile à trouver me faisait hésiter, je ne pouvais pas demander à la dame les tomates : elle restait cachée,
et le gros monsieur qui sortait là-bas de la maison était trop loin
j’ai encore regardé le pont en chantier, un très grand pont particulier comme il n’en existe plus, un monument à regarder
et puis je suis repartie, cette fois pour de bon, sans tomates.

dans ma tête, il y avait à la fois des tomates et de la confusion de pont,
je ne voulais ni pont rouge ni pont vert : le pont était recouvert d’un linge blanc brillant
je devais chercher l’ombre, je constatais que rien ne remplace l’ombre.
ce constat, je l’ai ensuite réitéré plus loin,
j’ai traversé un paysage très plat, jaune sec, sans ombre.

les tomates n’étaient pas obligatoires, mais ç’aurait été mieux,
ç’aurait été mieux que j’aie quelques tomates,
si je n’en avais pas ce n’était pas grave, oui mais,
certaines sont vertes, elles sont peut-être dures
je suis repartie avec l’idée que peut-être ces tomates n’étaient pas bonnes,
alors que je pensais aussi le contraire.

marbre le lisse

il n’y a pas de sortes de choses
oiseaux, voix, piano
marbre le lisse
heure de rien

au matin sans petit matin
après les rêves
la tête de cette enfant noire prise dans des électrodes
ses parents blancs titubant d’alcool et de drogues

marbre le lisse
s’ajouteront des noms gravés
tu veux jouer du piano ? oui
le jour a fini, le jour s’est levé

                                        André Derain, Jeune femme pelant une pomme, 1938-1939

et descendues comme gammes
les noires et les blanches
fontaine actionnée
démarrage des mécaniques

cloches encore
sons d’airain
glisseront leurs verbigérations
marbre le lisse

pluralitas non est ponenda sine necessitate

ensuite, après les efforts
(les efforts du climat, les efforts du socius, les efforts des morts-mêmes, tous les efforts, les efforts),
après tous ceux-ci et d’autres oubliés (les efforts du jardin, les efforts des repas, les efforts du semblant de s’intéresser),
après encore d’autres efforts difficiles à répertorier (les efforts du subi, les efforts de l’ambivalence, les efforts de la patte du chat-chien en arrêt, les efforts de l’attente),
mais aussi après certains efforts qui ne se combinent qu’à raison de leur insu (les efforts éblouis par le soleil par exemple, sans pare-soleil, les efforts de l’attention dans laquelle mille choses entrent en jeu, etc.),
après les efforts des tâches repoussées, remises à plus tard, après les efforts du languissement spécial des jours d’après l’euphorie, d’après les souffrances stupides,
après les pensées en vrac (qui ne relèvent de l’effort que par torsion rhétorique),
après les moindres recoins du domaine exploré, après que les efforts grandioses et minuscules s’apaisent au flottement mince des feuilles (caressées par le vent, mais il ne s’agit alors plus d’efforts),
après les efforts encore, ceux qui surviennent après l’effort (les efforts surnuméraires, les efforts plus forts),
après encore et s’éloignant,
les efforts perdent leur nom, ensevelis sous une métaphore qui refuse désormais de les transporter

rencontré des gens comment pourquoi

et un peu plus : j’ai rencontré des gens, moi, Aalus, en vadrouille aux carrefours et sans temps. au bout, ce pont que je n’emprunterai pas (futur du passé historique de la reconstitution, ce faux truc*), bien trop immense et indéfini, cisaillé de métaux rouges de dimensions grues. j’ai rencontré quatre vigiles en chemises blanches, cravatés de noirs, dont une femme, dans ce hall climatisé, au loin ponctué de fauteuils rouges. point.

un arrêt a
toujours lieu sous la forme de cette sempiternelle question : où allez-vous ? moi, Aalus, en vadrouille aux carrefours, je n’ai aucune réponse. sans temps, j’avance et me fixe. je me renseigne sur la suite (dont il n’est pas sûr qu’elle se donne).
au dehors, j’ai avancé et rencontré des gens : la suite serait un tourbillon de robes courtes, de jambes, de bras.

*César lancera alors ses armées etc.

 

Philippe Rahmy, chronique (absente)

Philippe Rahmy-Wolff                                               12 janvier 2017 à 23h08
Rép : je n’écris pas
À : Édith Msika

Bonjour Édith,

(…) Si j’ai disparu des radars, c’est que je suis lancé sur la route, à la petite semaine, certes, mais lancé quand même façon petit Kerouac, Castaneda sans ses mensonges, Hopper sans sa Harley et hobo sans la misère. Nous roulons, Tanja et moi, passant d’un motel à l’autre, le temps d’essayer de goupiller une rencontre, de trouver une piste sur le chemin sinueux, beaucoup plus sinueux que je ne l’avais imaginé (of course !) avant notre départ, qui devait me mener sur la piste des erreurs judiciaires aux Etats-Désunis, me permettre de rencontrer une ou deux personnes, victimes d’un emprisonnement arbitraire, avant d’être libérées suite à une expertise ADN. Et là, bien évidemment, je ne trouve que portes closes, y compris du côté des associations de défense et d’aide aux victimes, et je galère, je multiplie les mails et les départs, ricochant en surface, sur la croûte de cette société prise de convulsions, en plein délire avant, pendant et surtout depuis l’élection de Trump, une société invisible, innommable, inconcevable, mais qui, en ses silences, absences, béances, révèle toujours le même fond de graisse, avec juste un peu de rose, juste un trait lumineux sous la couenne brune et brunissante, fascisante, juste un discret aveu de vulnérabilité qui me permet de poursuivre mon aventure américaine, sans me décourager face aux jours qui se terminent avant d’avoir commencé, et au monde qui se referme ou qui semble se refermer, selon qu’on se laisse aller à la facilité du pessimisme ou à celui de l’angélisme, oui, voilà l’élan, toutefois, qui me porte malgré mon corps qui accuse le coup et demande du repos, voilà ma dérive à fleur de peau, que je veux transplanter dans le langage, à défaut de trouver, pour l’instant, la moindre accroche sur la terre ferme.
J’ai suivi le discours d’adieu d’Obama depuis ma chambre de motel à Florida City, sur la route poussiéreuse et trouée qui mène vers les grands ponts, vers les Keys, des ponts que je me refuse à franchir tant ils promettent l’aventure facile, un semblant d’envol, un bond de sauterelle hors du monde, vers la patrie bleue des merlins, thons et des gros écrivains à barbe blanche. Je me refuse à quitter le plancher des vaches, nombreuses dans ce coin de pays, maigres et hallucinées sous le soleil vertical, ramassis de peau et d’ombre avec des os qui pointent, formes improbables, fantômes matériels, comme de grandes chaises de camping plantées en plein champ. Je me refuse à me décoller de cette mélasse engluant toute direction et tous mes projets de reportage, de découverte, d’écriture, pour n’offrir que l’inconfort standardisé de motels merveilleux par la force des choses, qui rend belle toute proposition de la réalité sous cette lumière sans fond, surtout le soir, quand les néons se mêlent à la fatigue oculaire du voyageur, avachi sur sa banquette en skaï, les doigts soudés au volant, pour produire l’impression de l’éternité.
Je ne sais pas comment vous raconter ces choses. Je ne sais pas, vous les écrivant, pourquoi elles m’absorbent avec une telle facilité, et par quel banal prodige cette addition de rien produit une forme désirable qui me relance vers demain. Et puis, je ne trouve pas la suture, au bout de cette phrase qui mime l’errance, la manière de vous exprimer mon sentiment de culpabilité, car c’est de cela qu’il s’agit, culpabilité de ne pas avoir traduit dans les faits mon désir de parler de L’enfant fini sur remue.net, comme je vous l’avais promis lors de notre belle soirée à Paris, alors que tout était si clair et net, que les mots étaient là, disponibles, désireux de s’aligner sur l’écran comme ils s’alignaient devant mes yeux. Les jours, les semaines et les mois ont passé, j’ai pris l’avion, l’année a pris fin, je reviens à vous les mains vides.

Cela ne sera pas toujours le cas, je suis désolé de vous avoir fait faux-bond, je ne dis plus rien. Il faut des actes. Je ferai. Je vous le dois, je le dois à votre texte et, surtout, je le souhaite du fond du cœur, de mon cœur solide, mais chien fou qui tient si mal sa piste.

Pardon pour cette douleur.
Je vous embrasse, à bientôt, oui,
À vous, toujours,
Philippe

www.rahmyfiction.net

 

Notre-Dame du Raincy, Auguste Perret, vitraux Maurice Denis, 1923

intitulé huître, palimpseste

il suffit d’enlever le son et
voir les rides d’une femme
le visage nu d’une femme
ses doigts triturant un bout
de quelque chose
ses mains frottant son visage
le défroissant
il suffit d’enlever le son et
voir le regard d’un homme
derrière ses lunettes
le visage nu d’un homme
soudainement éclairé

la finitude fait qu’on devient flemmard
la finitude me rend flemmarde
et je repense à quand j’étais enfant
qu’il m’était insupportable de traverser
le renoncement