autobiographie & meringue

il lui dit / on se dit
on a des chaussures pour marcher
avec nos pieds on marche

on salue jeanne moreau
elle était venue lire duras
à la médiathèque duras

ensuite : on prend un verre ?
elle avait dit de sa voix rauque
jeanne est sous la tombe

on se dit : meringue
la plus dure la plus molle
on préfère plus molle, on rit

duras c’est pour marcher
duras ça marche toujours
elle lui dit : autobiographie

on se dit / elle lui dit
meringue et autobiographie

huit février deux mille trois

    La bibliothèque municipale.

C’est là que je la rencontre. Je l’observe, accroupie entre les rayons, avec un livre entre les mains. Un chien aboie dehors. Des gamins jouent à cache-cache avec les rayonnages ; c’est tellement tentant. Les parents sont ailleurs, absorbés.
    J’ai rien à faire aujourd’hui. J’ai souvent rien à faire. Je suis au chômage. Je suis désoeuvré comme ils disent à la télé. Donc je vais à la bibliothèque. C’est gratuit et plus agréable que l’ANPE. Il y fait chaud et c’est feutré. Moi, j’ai vingt-sept ans et j’habite provisoirement dans l’appartement d’un mec souvent fourré dehors. Il m’héberge.
    Ça fait plusieurs fois que je vois cette fille, cette femme plutôt. Elle a quelques cheveux blancs, remarquez, ça veut rien dire. Des fois, y a des gens qu’ont des cheveux blancs très tôt.
    Elle reste là assez longtemps, un peu comme moi, mais on n’est pas dans les mêmes rayons. Il faut que je me déplace si je veux la voir. Elle est dans des rayons compliqués. Pourtant, elle a pas l’air compliquée, elle. Moi, c’est des livres plutôt…comment dire ? Des livres d’histoire, de l’histoire racontée. Ou de science-fiction, ou de constructions. J’aime bien les constructions, les inventions, les trucs comme ça. Avec des images si possible, ou au moins des croquis.
    Le problème, c’est que je suis timide. Elle a dit son prénom à la dame de la bibli, j’ai jeté un coup d’oeil en douce sur sa carte, et voilà. Je suis bien avancé maintenant. Je me vois pas aller lui dire “Alors Sabine, on va boire un café ?”. Pourtant, dans les films, c’est ce qu’ils font. Et ça marche ! Pourquoi je suis pas dans un film ? Ça a l’air toujours tellement simple. Vous me direz, sinon, y aurait pas de film.
    Je m’asseois dans la zone magazines et je fais semblant de lire l’Auto-Journal. Y a un spécial Salon de l’Auto. J’adore les voitures et je peux pas en avoir. Rien, pas de fric. L’autre jour, j’ai vu une Chrysler Saratoga, avec le pan coupé derrière brut, à l’américaine, quoi. Le mec, au volant, il essayait de téléphoner, c’était le soir, c’est pour ça, on le voyait, il avait allumé sa petite loupiote. Il était un peu embrouillé avec son carnet d’adresses.
    La bagnole, j’aime. Ça vous pose un homme. Moi, dans le bus, bon, je le surplombais, mais lui, il faisait ce qu’il voulait dans sa bagnole. Sur la lunette arrière, j’ai vu 100 jeux amusants. Soit il avait des gosses, soit il aimait les jeux amusants. Je peux pas aller au Salon, ça m’énerverait. Trop de bagnoles à ne pas avoir. C’est comme l’autre fois, alors là, encore mieux que le Salon : une expo de Ferrari, des vieilles, des nouveaux modèles, des rouges, des jaunes, des grises. Je m’y connais pas en Ferrari, mais c’était magnifique sous la lumière jaune de la place Vendôme. Anniversaire double du Ritz et d’un club automobile, c’est un des chauffeurs de la délégation indienne qui m’a dit ça. Même qu’y avait un ministre d’Inde, ou deux. Les flics viraient les petites voitures sans importance, allez hop, du balai, même certaines Safrane. Ils devaient être vexés. Mais c’était l’heure indienne, les saris, les gardes du corps, l’entourage du ministre. Tout le monde est nerveux dans ces cas-là.
    Moi non, personne est nerveux pour moi. Ma mère pourrait l’être, mais elle est morte. Mon père est dans une petite île bretonne avec une bonne femme que je déteste, donc je le vois plus. Classique, quoi. Quant à mon frère, il est beaucoup plus âgé que moi, et rangé des voitures, sans jeu de mots. Représentant pour une maison de couteaux, il vit dans l’Est avec femme et mouflets adolescents. On n’a rien à se dire.
    J’aperçois Sabine. Elle va emprunter des livres et s’en aller. Elle a fait son choix. Elle en prend un max à chaque fois. Je sais pas ce qu’elle fait avec tous ces livres. J’ai du mal à croire qu’elle les lit tous. Depuis quelques semaines que je la piste, elle en rend et en prend beaucoup.
    J’aime pas mon prénom, je le trouve con. Rien que ça, ça me fait hésiter. Il faudrait qu’on se présente, et alors, je dirais quoi ? Guillaume ? C’est daté. Je sais pas pourquoi, mais on n’est pas au Moyen-Âge. C’est un prénom du Moyen-Âge. Il faut que je m’invente un prénom, et puis peut-être une autre vie, parce que la mienne…

décor perdure décor carton

décor parties inassemblables, décor
décor rideau tiré sur trottoirs tachés, décor
décor rythmes assourdis, amortis de morts, décor

décor choses difficiles en équilibre sur muret gris, décor
décor voiture-balai des illusions recuites, décor
décor plausible des idéaux propices, décor

 

des corps au sol

gobelets de carton

des corps marchent mangent

gobelets de carton

des corps parlent boivent

gobelets de carton

 

décor carton décor perdure

on laisse forcément tomber une phrase

faux-pli de la vie

encore porter une jupe crayon

pourquoi habiter quelque part ?

on cherche la consistance

l’une dit à l’autre : tu es compacte

pourquoi habiter quelque part ?

il est une heure moins le quart

faux-pli de la vie

qui serait venu sans nom ?

pourquoi habiter quelque part

plutôt que nulle part ?

faux-pli de la vie

elle se penche et découpe

encore porter une jupe crayon

                         Saint Joseph, père nourricier du Christ, Benjamin-Constant, fin XIXe siècle

« en avance en retard et rien après »

– Flaubert écrit aux frères Goncourt : Dès qu’une idée surgit à l’horizon et que je crois entrevoir quelque chose, j’aperçois en même temps de telles difficultés que je passe à une autre, et ainsi de suite.

le rêve du chien devenu poème du chien

un chien vacant,
de ces chiens jaunes
des millénaires en fuite,
battant le pavé en biais
sous des lunes mortes,
dont la carcasse ouverte
montre la caverne si lisse,
la cage contenant
des organes absents,
la cage brillante, vernie,
nettoyée de son sang

voir les os du chien
sans tête en passant,
voir le chien sans tête,
passer une tête

– Dans la même lettre aux Goncourt, en 1862, le 5 juillet, Flaubert a terminé Salammbô et il écrit : Je me suis enfin résigné à considérer comme fini un travail interminable. A présent, le cordon ombilical est coupé.

faire des roues

Je faisais des roues dans un champ, j’avais plaisir à faire des roues, ça ne sert à rien mais je n’avais pas conscience que faire la roue ne servait à rien, je la faisais. J’étais raccord avec le geste : faire la roue, ma seule préoccupation était de composer une roue la plus plane possible, jambes et bras, torse, corps en révolution calme.

– – – logiques de l’objet l.

[voix 1 : impasses de l’objet l.]

Dans la salle d’attente, certains sont là depuis plus de vingt ans, ils ne savent plus depuis quand, depuis combien de temps, ils ont suivi vos déménagements, ils se sont tassés, ils portent des lunettes, ils n’ont plus aucune explication, pourquoi en faudrait- il davantage dans la littérature ?

[roman sudiste]

Elle avait beaucoup bu et les lumières rouges du compteur de vitesse avaient tendance à ne pas rester fixes devant ses yeux tandis qu’elle chaussait et déchaussait ses lunettes sans parvenir à leur trouver une position stable.

[roman bourguignon]

Puis il rechausse ses lunettes et continue à vaquer à ses occupations. Elle ne sait pas où se mettre et elle a froid.

[diversion 1]

La sœur du frère est sortie sur son balconnet pour fumer sa clope.
Et il fait en effet au-dessous de 0 degré. Elle porte des lunettes.

[diversion 2]

La fille fume en blanc sur son balconnet. Lunettes.

Assise. Le soleil caresse ses mollets.

[roman corse]

ils parlent de plus en plus fort, droite, gauche, lunettes, col ouvert, crâne chauve, série B, hyperbole, racines noires de la blonde, lunettes, regards affolés, plus rien ne tient, brouhaha, odeurs, haleines, insulaires de France

[hypothèse godardienne]
Des lunettes de soleil immenses cerclées de métal peint en blanc. Les deux personnages au camping campent le plus parfaitement l’ennui absolu ; peut-être que lui, lit, pour l’éviter, elle. Peut-être que c’est ça, la vie : éviter le plus possible l’autre pour ne pas se fondre dedans.

[répétition générale]
Puis, elle a pris la pose en assis-debout sur la deuxième marche de son escabeau, et tenté de capter le récalcitrant rayon de soleil avec ses lunettes de soleil comme un message au soleil.

[roman belge]
l’homme se dirige vers un autre wagon, de dos, elle sait que c’est lui, elle le voit s’asseoir, elle sait qu’il y a la branche de lunettes disposée de telle sorte, et l’étoffe de son manteau épais, gris foncé, et sa voussure, et sa légère calvitie, elle sait que la proue du nez devance son corps, elle sait que c’est lui, elle s’arrange pour ne pas monter dans le même wagon

[digression minuscule]
En tant que fourmi, je vais circuler sur les petits monticules du braille,
et peut-être 
faire un crochet par la paire de lunettes contiguë
à l’enveloppe portant le timbre.

[voix 2 : jouissance de l’objet l.]
j’y vois trouble ! lunettes vertes ! lunettes rouges ! lunettes bleues ! lunettes écaille ! j’y vois trouble ! j’y trouble ! j’y lis trouble ! j’y vis trouble !

Mille e tre, cinq, Micaëla Henich et Jacques Derrida,  Lignées, William Blake & Co. Édit., « La pharmacie de Platon » (945)