« papa se meurt »

la mort est une mort est sa mort est la mienne
des autres rien (fumée)



pour dire, il faut de la matière,
pour donner de la matière : des rubans,
des rubans de parole 


papa se meurt peut être dit si on a la matière

la mort ne choisit pas son moment
la mort arrive et parfois
elle est dite comme arrivant 
et même par le vivant, l’encore vivant :
sa mort le frôle, l’enjôle, le sollicite

la mort s’annonce, met les pieds dans le plat
que le vivant ne mange plus
parce qu’il n’a plus faim,
qu’il pense mourir

il faut bien mourir un jour, 
disent-ils distraitement

la mort arrive dans le corps, dans la parole
dans le corps transporté par la parole,
dans la parole d’un corps décharné
papa se meurt est une terreur dite

sa mort les concerne, les enfants,
la mort du père est un lieu commun,
ils la mettent au pot commun,
papa n’est pas mort, pas encore,
on ne sait pas ce que ça ferait, 
le mot moins l’r dans le mot

pour l’instant papa se meurt
et c’est bien suffisant pour les enfants
                                                      Zao Wou Ki, vitrail au Prieuré Saint Cosme – Demeure de Ronsard, 2010

[ne produis plus de discours]

pense cuisine comme texte, arrive très vite à « faire »

cuisine pourrait être un livre
qui ne parlerait évidemment pas de cuisine
mais de
« faire »
or il est impossible de parler de faire
donc il ne parlerait de rien
parce qu’un livre ne parle pas

le faire est le roc de la nécessité
comme il doit l’être lorsque le danger guette

de face, bien tenu sur [ses] jambes
en position de combat
poings en avant
tête & mâchoire hautes

et alors plus aucun livre ne tient
la phrase est oubliée
sans cesse oubliée

la route se déploie
dans les plaines et sur les plateaux
géographie fuyante de la langue
volant maintenu
faute de quoi double tonneau
au ravin des idées tièdes

à l’arrêt : cuisine comme texte etc.

 époque soviétique (réminiscence de kolkhoze)

> fantaisie pour guerre <

 

le carré des Ambassadeurs est un jardin
il est indiqué jardin des Ambassadeurs, promenade Marcel Proust
mais aussi Allée Proust, c’est comme on veut

c’est la guerre
d’une certaine façon, ça l’est
d’une autre, non, ça dépend

c’est un carré qui n’est pas carré
et dans lequel des coquelicots diversement colorés
bordant la fontaine des Ambassadeurs, surjouent la gaieté

bien qu’on ne leur ait pas demandé,
leurs fleurs scintillent dans la lumière
de l’après-midi déclinant tranquillement

des promeneurs photographient alors
la précise lumière parisienne jouant
dans leurs pétales lascifs et leurs fragiles tiges poilues

l’Ambassade des États-Unis
protégée par des gens chargés de la protéger
se situe juste de l’autre côté du jardin

le pays dont les États sont Unis
vient de voter un conséquent budget pour aider
un petit pays attaqué par un trente fois plus grand que lui

dans ce petit pays, des bombes imprécises tombent
sur des maisons, des immeubles, des familles
les tuant, les mutilant, leur ôtant leur cuisine, leur frigo, tout

le carré des Ambassadeurs n’est pas carré,
pas plus que le grand pays qui attaque le plus petit
comme il l’a déjà fait avec d’autres, n’est sensé

c’est un espace rectangulaire appelé « carré »
comme le grand pays nomme « opération spéciale »
ce qu’il fait au plus petit pays, et pas « guerre »

de même la fontaine des Ambassadeurs
s’appelle aussi fontaine de Vénus,
c’est comme on veut, ça dépend

ce carré des Ambassadeurs a une histoire
comme le grand pays en a une, et le petit aussi,
seuls les coquelicots n’ont pas le temps d’en avoir une.

                                                                                                        Tony Regazzoni, Ultimo Impero, 2021 (détail)

des autres rien (fumée)

la mort est une mort est sa mort est la mienne

et puis : la mort n’existe pas,
et encore : la mort tatati tatata

préférable dans la nuit la mort
envahissante, fumée, définitive se pavanant

aucune douleur, non : la mort pile-poil

requérant une sollicitude + une compassion
mais non : hurlantes ! inutiles ! rejetées ! non !

personne ne veut non bien sûr
personne ne veut mourir tralala tralalère

envie de mourir aucun sens
envie de vivre hors de propos
raisonnant avec raisons : tching ! renversée !

la, donc, mort, la la lère
la, aussi, mort : laquelle mais laquelle ?

macache bono la vie des mots

 

Il n’y en a pas ; non ; rien du tout ; pas du tout ; impossible.
(extrait de la définition du CNRTL)

La locution adverbiale, qu’elle écrivit intuitivement « makkache bono », avait pour objet quelque chose qu’il n’y avait pas, quelque chose qui ne collait pas avec autre chose.
Quelque chose qu’elle avait cherché, et mince, qu’elle ne pouvait pas obtenir : une adéquation entre un objet et un autre. À quelques millimètres près, cela ne fonctionnait pas.

C’était un court mail (un court courriel), qu’elle adressait à un proche, un familier, quelqu’un qu’elle n’aurait pas besoin de nommer dans la formule d’appel virgule, d’autant que ce mail était la suite d’un autre : en deux phrases ceinturées de points d’exclamation, elle avait rectifié l’orthographe de la locution, ces deux « k » intuitifs lui ayant paru si pertinents, alors que non, un « c » banal suffisait pour macache.

Et renvoyé, légère, après le premier mail, cet autre courriel pour expliquer sa furieuse dépense de « k » surnuméraires par un tropisme supposé turc (comme si elle connaissait le turc).

C’était sans compter avec les adresses pré-remplies (elle aurait compté que le résultat eût probablement été semblable). Appuyant hâtivement sur la touche Enter, sans aucunement vérifier le destinataire, elle envoyait le courriel désinvolte au président d’une fondation artistique, lequel apprendrait que non, makkache bono ne s’écrit pas avec deux « k » mais avec un « c ».
Et force points d’exclamation.
Et venant de nulle part : non signé et sans aucune formule de politesse.

Macache bono, ce quelque chose qui n’existe pas, cet écart minimal entre les choses.

Balthus, La Fenêtre, cour de Rohan, 1951 (détail du tableau et du cadre)

::: un texte sans qualités

suidre, verbe absent, advint en même temps
qu’un visage aux traits visibles selon un angle précis

dans cette lettre, suidre se détache, admirable
autant qu’inexistant, comme le visage de cette femme

le texte de la lettre existe moins que le regard porté sur lui
son visage existe moins que le regard porté sur elle

la lettre, destinée à une lectrice particulière
contient des phrases toutes compréhensibles, sauf ce mot

le personnage auquel appartient le visage photographié
légendé par son nom, se trouve dans un magazine

comme un verbe emprunté à Huysmans, suidre
se rapporterait à soi, à son absence, à sa disparition

le seul mot inexistant de la lettre montrerait le chemin à suivre
(un visage de femme effacé que seul un regard pourrait révéler)

[en présence des pages décollées, volantes, annotées, d’un livre vert
à la couverture illustrée par trois énormes dés (photographisme H. Cohen) :

Maurice Blanchot, Le livre à venir, article Joubert et l’espace –
1. Auteur sans livre, écrivain sans écrit –
, Gallimard, collection Idées NrF, 1959,
achevé d’imprimer le 28 juin 1971 … il y a exactement cinquante ans ce jour d’hui]