au point mort

Vendredi 13 novembre 2009

Il marche le long de la digue. Il slappe négligemment ses espadrilles archi-usées sans se rendre compte, il les traîne, nonchalamment. Il a dû être beau, on le suppose. Sa chemise est un peu déchirée là, vers la manche, et là, vers le pan sur l’estomac. Il marche en balançant un vieux tricot sans couleurs, c’est comme ça que sa mère disait pour dire pull : tricot, mets ton tricot. Les cheveux lui manquent, ceux qui lui restent sont un peu longs et gras. C’est Nice ou une ville dans le genre, la mer n’est pas très causante, juste un petit bruit comme si elle avait honte. Il marche sans but. Il ne veut plus se poser la question de quand il aura faim ou soif, ou de quand un autre de ces besoins qui le font humain, le ramènera à l’organique. Une fois qu’il aura fait le tour de la Terre, il sera débarrassé de ses besoins. Il ne se rappelle plus ce qu’il fait là. De temps à autre il s’arrête pour scruter ses espadrilles comme si elles allaient parler, lui livrer l’oracle, lui indiquer la direction, mais rien ne vient alors il continue.

 

elles sont toutes si nombreuses et je suis si désespérée

(pour Glenn Gould)

immédiatement elles se martèlent,
et puis retombent, un silence,
la tension du temps, l’exécution, sublime,
justesse revient, revient, revient

bercées en un petit hamac, elles,
et le silence, au pourtour velouté,
un peu de cette couleur que je ne sais nommer,
voile, de l’épais passé, la ferraille tombée

elles, encore, chaleureuses, sans répit
amadouent leurs triolets formés
et les liens, courts, entre deux et trois

divisibles, retiennent dans l’exécution
des accents puissants et pulpeux,
elles, les notes, leurs intervalles

quant au bouche-à-oreille, aux passantes, au passant

on voudrait que ce soit toujours comme ça,
de cette qualité-là, de ce niveau-là,
que quelqu’un parle d’un livre de cette manière-là,
et qu’on l’entende dans cette justesse-là

c’était exactement comme ça, et mieux, et mieux encore,
les paroles des lectrices entendues
durant cette lecture-là, ce soir-là, sur ce livre-là

[remerciements à :
La Passerelle.2, le passant du lieu, Daniel Zanzara ;
Catherine Riza & Julie Grislain-Higonnet, les deux passantes du livre]

il manque la dernière lettre

1
C’est notre affaire de séparer les choses, dit L.
Séparer les choses ? dit U.
Disposées comme un décor, une nature morte ou une vanité,
les choses ne sont pas assoiffées de lien. Seul le regard porte le lien, dit L.

Il faudrait s’en défaire ? demande U.
Je ne sais pas ce qu’il faudrait, répond L.
Nous tenons quelque chose de minuscule, dit U.
devant le planisphère punaisé au mur de la cuisine.

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2
Personne ne s’intéresse, dit L., l’Afrique, l’Orient, l’Asie, c’est si grand.
Je rectifie : nous ne tenons rien, dit U.
Tu as sommeil ? dit L.
Oui mais j’ai pas le temps, dit U.
Nous nous tenons comme minuscules, dit L.
C’est ça, nous nous. Nous sommes des sortes d’insectes, dit U.
Oui, mais nous ne connaissons pas leurs noms, il y en des milliards, dit L.
Des milliards d’espèces ! reprend U.
Ce n’est pas intéressant non plus la nature, dit L.
Non plus, dit U.
Ça fait combien de temps qu’on est devant ce planisphère ? demande L.
Trois ou quatre ans qu’on est dans cette cuisine à parler
devant le planisphère, non ?
C’est toi qui l’as voulu, dit U.

Oui mais quelle autre solution ? dit L.
En effet, je ne sais pas, dit U.
Moi aussi je me sens seul, il n’y a pas d’issue.

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3
Je dis ce que je pense, dit L.
On ne dit jamais ce qu’on pense, dit U., c’est impossible.
Et puis ça monte, et puis ça descend, dit L.
Des montagnes et des lacs, propose U.
On ferait quand même des phrases ? demande L.
Avec des imparfaits du subjonctif, dit U., il en faut.
Qui sait ce qu’il faut ? demande L.
Nous ne devrions pas nous poser la question, dit U.
Nous ne sommes que questions, dit L.
C’est un peu présomptueux, dit U.

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4
C’est comme une absence, dit L.
C’en est une, dit U.  Même pas comme.
Comme, ce serait si tu voyais autre chose, et alors tu dirais : par exemple.
Elle est là, mais c’est une absence : n’est pas là, dit L.
N’est pas là : un peu pauvre, non ? dit U.
Oui, mais j’ai pas les moyens de mieux, dit L.
Par exemple était l’affaire d’un très vieil homme, dit U.
Tu le connaissais ? demande L.
Oui et non, je l’entendais dire par exemple,
mais jamais pour donner un exemple, dit U.
L’exemple ne se donne pas ? demande L.
Dès que l’exemple surgit, il ne l’est plus ! C’est de la magie, dit U.
Tu dis par exemple et tu fixes la chose ? demande L.
C’est ça, dit U.

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5
À tel mot, il manque la dernière lettre, dit L.
Tu compliques toujours tout, dit U.
Il manque réellement la dernière lettre, dit L., mais je ne sais pas ce que ça veut dire, ce n’est pas comme tout compliquer.
Tu me fatigues, dit U.
Regarde : si tu prends LHOO et qu’il manque le Q, ça ne veut rien dire, dit L.
C’est pas toi qui décides si quelque chose veut dire ou pas, dit U.
Parfois je ne connais que les noms, parfois que les musiques, dit L.
Tu ne fais aucun effort, dit U.
Non, aucun, dit L. J’aimerais connaître les noms quand je connais les musiques, mais c’est impossible, je ne retiens rien, j’entends la musique, j’en connais chaque note, je dirige mentalement l’orchestre, je sais ce que chaque partie doit faire,
mais impossible de dire le nom.

C’est pourtant simple, dit U.
Oui, parce que toi tu classes, tu retiens, dit L.
Ça se fait tout seul. En fait, c’est pas seulement la dernière lettre qui te manque,
c’est carrément le nom ? poursuit U.

Pas mal de noms, admet L.
Alors c’est pas la peine de me faire croire qu’il s’agit de la dernière lettre, dit U.

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6
Reprenons l’exemple, dit L.
Oui ? demande U.
Ça m’intrigue, cette fixation, dit L.
Il faut que tu te concentres un peu, L., dit U.
Je fais tout pour mais tout part très vite, dit L.
Je te remercie de ta magnanimité.
Tu peux, dit U.
Je suis victime d’un éparpillement permanent de la pensée, dit L.
L’exemple est donné pour tel mais se transforme en réalité tangible immédiatement. Au lieu d’un morceau de discours qui laisserait penser qu’il y a une suite,
il devient cette suite-même, dit U.

Il y a substitution ? demande L.
Exactement, dit U.
Mais c’est encore plus subtil : au moment où l’exemple est prononcé,
il vient en lieu et place de la chose-même qui ne peut pas se dire.
Comment pourrais-je mieux t’expliquer ?
C’est un arrangement ? demande L.
En quelque sorte, mais pas voulu, dit U.
Mais à quoi ça sert ? dit L.
À adoucir le dire : si on donne l’exemple comme exemple, il paraît plus inoffensif que si on dit la chose-même directement, précise U.
Mais pourquoi ne pas dire la chose-même directement ? demande L.
Tu es fatigante, dit U.

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7
J’ai eu ce grand élan, dit L.
Tu veux dire ? demande U.
avec une intonation plus affirmative qu’interrogative.
Tu fais souvent ça, observe L.
Quoi, ça ? Peux-tu être plus précise ? demande U.
Poser une question comme si tu ne la posais pas, dit L.
Quel grand élan ? reprend U.
Je ne sais pas…ce grand élan d’y aller, ce grand élan de me décoller de moi,
ça y est, j’y vais, dit L.

T’envoler ? dit U.
Un peu, pas exactement…me déployer plutôt, dit L.
Comme un oiseau, dit U.
On en revient toujours là : à être un oiseau mental, dit L.
Chaque métaphore est pauvre, faite du même métal, dit U.
Un acier de mauvaise qualité, dit L.
Un truc qui rouille dans un coin de hangar, dit U.
Mais je l’ai eu, ce grand élan : je suis allée de l’autre côté du lac, dit L.
Et ? demande U.

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8
Il ne pouvait pas répondre, ça lui était impossible, dit L.
On se cultive, on se cultive, dit U.
Il n’avait pas le langage, il n’avait rien, il était un médiocre, un rien, dit L.
Mais de qui tu parles ? dit U.
Peu importe de qui, ils sont des quantités industrielles, ils pullulent, dit L.
Il y a une relative facilité, de ta part, à opérer ce genre de généralités, dit U.
Alors que quoi, dit L.
Tu opères, c’est tout, dit U.

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9
Le silence, l’exil, la ruse, dit L.
James Joyce, dit U.
C’est bien, tu connais les noms, tout de suite, tu as les noms, dit L.
On se cultive, on se cultive, répète U.
Tu plaisantes, mais tu sais, dit L.
J’ai de la mémoire, dit U.,
c’est tout, c’est vraiment tout,
un peu de mémoire.
Que fait-on avec ce monde, dit L. en caressant le planisphère.
Avec ou de ce monde ? demande U.

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10
Est-ce qu’une réponse est une solution ? demande L.

Tu veux quoi ? demande U.
Je ne crois plus à rien, dit L.
Arrête ton char, dit U.

avec sa tête, alors

Un jour, à la piscine de S***, réputée vers la fin des années 60 pour la capacité d’accueil de sa pelouse, la petite Marthe-Irène plonge pour la première fois. Il fait très chaud, c’est à peu près tout ce qu’on peut dire du Midi : il y fait très chaud. Les corps très chauds collants sont monnaie courante dans le Midi : épousailles de mollusques alanguis quand jamais la chaleur ne s’en va. Elle plonge et ressent avec sa tête une étrange sensation : c’est sa tête qui est d’abord mouillée. Mais pas seulement sa tête ; son front, ses cheveux, son crâne, son crâne est mouillé. Or habituellement, elle mouille d’abord ses pieds. Quand elle plonge, elle sent qu’elle fend l’eau, avec un genre d’arme qui n’est autre que sa tête. C’est quand elle a réussi à faire cette fente qu’elle sait qu’elle sait plonger. Elle fait la fente de l’eau, zioup, et c’est réussi, parce qu’elle a arrondi son dos.
Ensuite, lorsqu’elle aura oublié la première fente de l’eau, elle plongera du deuxième, puis du troisième plongeoir. Et là, elle aura vraiment la sensation de fendre l’eau mieux que quiconque, du plus haut que quiconque, elle toute petite fendant l’eau de son crâne. Et son crâne ne s’ouvre même pas. C’est l’eau qui s’ouvre.
Quand elle sait bien plonger, elle vole très haut ; elle n’est plus obligée d’arrondir laborieusement son dos tout de suite, comme ceux qui apprennent du bord. Elle dit bonjour au ciel avec un bref mouvement de tête. Elle prend exemple sur les musculeux nageurs très grands aux pieds grecs, qu’elle suit longtemps du regard, leurs pieds.

Elle veut faire comme eux, exactement pareil. Quand ils abordent l’escalier arrondi qui mène aux plongeoirs supérieurs, ils ont un mouvement de torsion du buste qui part des pieds. Et avec le bras, il empoignent la main-courante peinte en blanc, un peu écaillée à cet endroit de l’empoignade. Ils semblent danser ensuite en gravissant les marches en métal troué. C’est cela qu’elle veut reproduire. Leurs pieds aux veines saillantes semblent vivants par eux-mêmes. S’il n’étaient pas poursuivis par l’élan du corps, ils pourraient complètement vivre par eux-mêmes. Elle observe longtemps ; elle a tout le temps de le faire, et personne ne peut s’en douter. Tout le monde regarde quelque chose à la piscine. C’est un endroit où elle sent qu’elle a la liberté de regarder. Allongée sur sa serviette, appuyée sur ses bras, elle regarde intensément ces pieds-là, et leur attribue des critères de grecquitude. C’est compliqué, il y a plusieurs degrés de la grecquitude. Elle cherche les pieds les plus grecs avec son regard, généralement corrélés avec d’agréables proportions des membres et du buste.
Parfois elle s’endort au soleil. Elle est hébétée lorsqu’elle se réveille, ou qu’on la réveille.
Quand elle plonge, elle fait des séries de plongeons. Elle s’intercale entre d’autres plongeurs, il y a comme un rythme qui s’installe. Puis elle se rallonge, et paresse.
La chaleur du Midi, elle la supporte mieux depuis qu’elle maîtrise l’eau. Sous l’eau, tout va mieux. Le corps glisse ; il fait plus frais. L’eau du bassin est juste chauffée par le soleil. Plus l’amplitude thermique entre le dedans et le dehors est forte, plus elle est discutée : le chiffre est toujours inscrit en gros, à la main, près du bassin. Quand la voiture surchauffée amène Marthe-Irène à la piscine, le temps paraît toujours long avant de découvrir le chiffre : se déshabiller, laisser le portant à la dame, attendre s’il y a du monde, etc. C’est un petit plaisir supplémentaire, cette attente un peu énervée. Marthe-Irène évite toujours de penser à la sortie de la piscine, où tout sera à refaire, le rhabillage, la voiture surchauffée, le trajet. Souvent, elle obtient l’autorisation de ne pas se rhabiller et remonte dans la voiture en slip de bain.

[fragment de l’histoire non écrite de MIG Tiret, alias Marthe-Irène Grec]

architecture old song

(…)
La discussion durait déjà depuis un bout de temps. Et lui de poursuivre :
– Vous savez pourtant qu’une construction doit
1.se porter elle-même ;
2.porter les différentes charges qui lui seront appliquées ;
3.assurer une protection des personnes et des biens qu’elle
abrite vis-à-vis des agressions extérieures de toute nature ;

4.être durable ;
5.ne pas se déformer au-delà de certaines limites…
 
Le petit homme énumérait tranquillement les fonctions basiques assignées à une construction, tandis que nous étions dans ce vieil hôtel qui menaçait de s’effondrer, étayé de grosses poutres métalliques, sans vitres, planté au milieu d’une plaine déserte. Il faisait très chaud et nous passions notre temps à nous éponger le front, chacun de part et d’autre d’une énorme table au matériau non déterminé, jonchée de papiers et d’anciens listings informatiques.
 
Le petit homme aux yeux bleus glacier avait la manie des listes et énumérations. On avait fini par trouver cette pièce au deuxième étage, dont le plancher laissait voir  par endroits le premier. La précarité de notre situation convenait assez bien à l’interrogatoire que j’avais accepté de subir de la part de Pierre S., architecte.
– Le passé est puant, suggéré-je, peu sûr de moi, mais quand même.
– Vous avez dérogé à la quatrième fonction, le durable, poursuit le petit homme tout en agitant nerveusement ses jambes, avec un rictus déformant mélangé à un tressautement agaçant de la paupière gauche.
– J’ose vous signaler que l’architecte, c’est vous, pas moi, non ?!, dis-je, un peu énervé.
– Pour avoir construit un certain nombre de HLM et d’édifices publics hideux – je le reconnais, mais l’esthétique est une fonction accessoire dans le cahier des charges -, je peux vous affirmer qu’ils durent. Salement.
 
Il était content de lui, le petit connard à talonnettes. Je l’avais laissé se méprendre sur l’objet du rendez-vous. Je lui avais fait croire à un rendez-vous de chantier, m’étais présenté comme promoteur, avec pour projet la création d’une maison de retraite dorée pour vieux valides, ensoleillée toute l’année, à la place de l’Hôtel de la Plaine. J’expliquai a minima :
– J’ai laissé pisser le durable parce que tout s’abîme, nécessairement. Il vaut mieux ne plus penser en dur…
– Vous allez me dire ce que vous voulez, oui ou merde ?
– Écoutez, si les vieux viennent ici, c’est qu’ils n’en ont plus pour longtemps. Il faut donc une construction éphémère, souple, légère…
– Et votre investissement, vous y pensez ? m’interrompt-il.
– C’est pas votre problème. J’ai mes raisons. Il suffit de trouver un matériau plausible, qui puisse aussi réfracter la chaleur, pour que les vieux puissent à la fois profiter du soleil et ne pas crever de chaud.
 
Je proposai à Pierre S. un peu de l’eau que j’avais amenée dans une thermos. Il faudrait raser la construction. J’ajoutai que je connaissais quelqu’un pour la clôture et le portail. Il ne fallait pas que les vieux puissent s’échapper. Il faudrait aussi réfléchir au quota hommes-femmes à l’intérieur, pour ne pas que les hommes s’ennuient. (…)

[image : issue d’une video de Silvia Maglioni & Graeme Thomson
What rises from the depths cannot help but break the surface
(fragments d’un film-naufrage), 2011-2017
sur Ode maritime, de F. Pessoa, lu en portugais et sous-titré en anglais]