il faut que je fasse un autre texte

c’est un peu long à dire, à penser, à écrire
comment éviter cette longueur ? il n’y a pas de solution,
s’il le faut, je dois le faire, s’il ne le faut pas, je ne le fais pas.
il se trouve que je le fais,
mais comment en être sûre ?
ce texte se fait aussi sans moi, il court sa petite vie de texte
comme un grimpant le long d’une façade, le long le haut,
pas un rosier, pas du lierre, un autre : du chèvrefeuille ?

c’est un petit texte.
qui a dit qu’il devait être long ? qui a formulé cela ?
regards circulaires, silence dans les rangs.
il a été dit : autre, c’est tout.
pourquoi long ? de quelle longueur (serait-il le nom – nouveau clichééééé -)
un autre par rapport au même : où est enfoui le même ?
sous la glycine des jours perdus ?
sous le mauve du taffetas inutile ?
sous les mots qu’on n’utilise plus jamais ?
sous le on un peu piteux que j’emploie pour me cacher ?

il faut que je fasse un autre texte :
c’est pourtant simple, limpide, quasi-princier,
il a sa traîne, ses favoris, ses lumières,
point.
enfin… un autre texte ?…
je le vois comme si je l’avais fait !
et peut-être l’ai-je déjà fait ? voyons, regardons sous le lit :
il attend dans l’ombre le signal de la sortie, de sa parution
il attend dans l’ombre des années, d’exister
il attend que je le fasse
il m’attend.

l’Elbe, ce voyage que je ne fais pas

[en adresse à Philippe Rahmy, mort ce 1er octobre 2017]

de Dresde la bombardée à Prague la baroque, la vallée de l’Elbe
de l’une à l’autre, le château de Duchcov,
où Giacomo Casanova arriva en 1785
Mes souvenirs sont plus excitants que ma vie actuelle

aller de Prague à Dresde via la vallée de l’Elbe
saluer le château dans lequel Casanova s’enferma pour écrire,
le vieux mythe fini, terminé, la terminaison des rêves de jeunesse,
mort à Dux en 1798

Où êtes-vous, en ce moment ? À Dux, dans un château, en Bohême. Quelle adresse, pour écrire et finir ses jours. (…) C’est ici que monsieur le bibliothécaire, mal payé, mais la question n’est plus là, a écrit Histoire de ma vie, à raison de douze ou treize heures par jour (et par nuit). Du mobilier, il ne faut retenir, près d’une fenêtre, que ce fauteuil Louis XV, rose, dans lequel il est mort.
Philippe Sollers, Casanova l’admirable, 1998, Folio n°3318

la tâche de cette écriture est infinie,
écrire la vie passée est infiniment compliqué, tout mettre avait-il dit,
tout mettre veut dire tout mettre et rien d’autre
il revient dans un rêve, bonjour comment allez-vous ? atout maître !

rien n’est jamais fini, ni le rêve, ni les formes, ni les morts
les mains serrées, debout, puis couchés, les mains tenues

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notes : voir l’Elbe, aller à Dresde, aller au Stalag IV B à Mühlberg-sur-Elbe
juillet 1940 : Jean Arnould, mon grand-père maternel, 52253
Claude Simon 28982

(…) Stammlager IV B, Mühlberg-an-der-Elbe du 13 juillet au 22 août 1940

Le 12 juillet au matin, munie de casse-croûte standard, la population intellectuelle de Hemer est transvasée de nouveau dans un train et cadenassée. Renard et Roger Gérard, catalogués cultivateurs, ne sont pas du voyage. Menden…Fröndenberg, où nous croisons l’express Düsseldorf-Berlin, … Schwerte… Unna… Soest… Paderborn… Altenbecken… Bodenfeld… Uslar… Northeim. Où sommes-nous exactement ? Nul ne le sait dans les wagons, pas même notre compagne, la Faim.
La nuit qui descend sur notre misère m’empêche de continuer à chercher la solution. L’obscurité est la bienvenue puisqu’elle nous apporte l’oubli avec le sommeil.

Le 13 au matin nous nous éveillons avec l’arrêt du train en gare de Würzen. Pendus aux lucarnes des wagons, nous attendons nous ne savons quel secours. La Croix-Rouge allemande nous distribue de minuscules tartines qui ravivent notre fringale. Un cheminot interpellé nous indique que nous sommes en Saxe. Le train repart… Oschatz… Riesa… Nous franchissons l’Elbe sur un pont monumental… Röderau… Neuburxdorf. Au loin, un vaste camp. Est-ce le havre ? Oui, car le train stoppe et une heure après les barbelés du Stalag IV B de Mühlberg sur l’Elbe nous enserrent. (…)

Jean Arnould, Le Narrateur de l’inutile, Journal de guerre et de captivité 1939-1945 (inédit)

Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (j’appartenais à l’un de ces régiments que les états-majors sacrifient froidement à l’avance et dont, en huit jours, il n’est pratiquement rien resté), j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » — sauf qu’il est.

Claude Simon lors de la cérémonie de remise des prix Nobel à Stockholm, le 9 décembre 1985

faim de l’intérieur (une chose autre)

Aux deux jeunes femmes qui avaient faim, elle donna un bout de pain fourré de gaspacho pourri, tentant de leur expliquer qu’il l’était, pourri, que ce qui était à l’intérieur était immangeable, mais sans succès : elles ne parlaient pas sa langue.

Lorsqu’elle se retourna, elle vit qu’elles avaient compris : l’une d’elles avait attaqué le pain par le quignon, et grimaçait déjà.
Comment le gaspacho précédemment dans une bouteille s’était-il solidifié dans le pain ?
Attaqué par des champignons proliférants, il s’était d’abord ramassé au pourtour de la bouteille en une moisissure. Cela, elle l’avait vu. Puis il avait subitement bondi, solide telle une saucisse, dans le pain qu’elle tenait lorsqu’elle avait rencontré les deux jeunes femmes aux cheveux longs blond foncé, suppliantes du regard.
Des étudiantes nordiques, sûrement.
Qui avaient faim, très faim.
Et n’avaient que de quoi s’acheter des-pâtes-et-du-riz.

clafoutis de fichiers réfléchis

I
……………………………………………
Elle trouva l’âme de la famille dans le caleçon en coton blanc d’homme à la braguette ouverte qu’elle revêtit pour s’endormir heureuse.
(Explicit* d’un fichier inexistant)

II
Rita avait parfois l’étrange impression que sa vie allait s’arrêter, de manière imminente. La somme des activités et des non-activités qu’elle entreprenait s’enchaînaient de telle sorte qu’à un moment, elle était à un bout de son existence. Qu’allait-il se passer ensuite ? Et s’il ne se passait rien ? Était-il possible qu’au milieu d’une journée, subito : rien ?
Extrait de Rita sans les pieds.

III
recherche du petit-chose à la place du pas grand-chose
(Commentaire de Rita sans les pieds)

IV
Sans les rites sociaux, que resterait-il ? se demandait-elle, sans les regroupements autour du champagne, les séances de cinéma, les représentations théâtrales, les vernissages, les randonnées en moyenne montagne, les repas familiaux, les offices religieux et autres visites de sites exceptionnels en groupe, quoi ?
(2e extrait de Rita sans les pieds)

V
Le fichier était vide, contrairement à ce qu’elle croyait.
(Incipit de l’explicit* I)

VI
Destruction définitive du fichier Les chaussures jaunes du patient.
(Fichier existant mais ne comportant qu’un titre)

VII
?
(Inexplicable blanc)

HUIT
Et maintenant, un cri de mouette, affreux mais nécessaire, dans le grand vent qui soulève les vagues.
(Explicit* perpétuel)

*Prononc. : [εksplisit]. Cf. é-1. Étymol. et Hist. 1838 subst. (Ac. Compl. 1842). Substantivation de explicit terme employé dans la formule finale de certains écrits du Moy. Âge (cf. Explicit le Roumanz de Thebes, éd. Raynaud de Lage), repris de la formule du type Explicit liber [feliciter] usitée en b. lat., explicit étant formé comme présent, d’apr. l’anton. incipit (v. ce mot) ou le synon. finit à partir de explicuit ou explicitus [est], 3epers. du sing, du parfait et part. passé de explicare au sens (lat. impérial, b. lat.) de « terminer, achever » (TLL, s.v. explicare, 1738, 30, sqq.).

ô riants cadavres des amours !

elles sont disparates et elle les regarde : les phrases
elles sont fugitives et elle les perd : les pensées
elles sont grossières et elle les évite : les foules

ce qu’elle dit : c’est ça !, à tout bout de champ, joyeuse, c’est ça !
la vraie joyeuse meurtrie qui s’occupe des chairs abîmées,
la joyeuse qui répond aux questions sur comment réparer les chairs meurtries

soyons précautionneux ou courons au naufrage ;
la lenteur avec laquelle elle a joué Von fremden Ländern und Menschen
est une sorte de naufrage, mais sans eau, et sans bateau ! c’est ça !

l’exercice de l’amour n’est pas chose facile : le sentiment est abrutissant
le sentiment est répétitif comme les romans, enfermant comme les armoires,
ô riants cadavres des amours !

bien avant la nuit

lorsqu’il est dix-neuf heures, être dix-neuf heures, qu’est-ce qu’être, la lumière descend

écrire à S., écrire à P., écrire à, comment s’appelle-t-il déjà, comment, J., écrire à J.

certains de mes textes ressemblent à ceux que j’écrivais il y a quarante-cinq ans

utiliser les bons mots comme je les entends, donc d’abord les entendre : oui

quelques amis anciens ont disparu, d’autres sont apparus, et leurs adverbes avec

corps et âme, lentement doucement, furieusement définitivement, totalement et puis

l’image d’un chiffre la démange, comme un petit singe sur son épaule, ce passé

elle se dit faire du piano, pourquoi pas, et remet ses cheveux en place après la sieste

elle attend une amie, il sera dix-sept heures, l’amie n’aime pas être dehors le soir

les amis n’ont pas tous disparu, d’autres, bien plus jeunes, sont apparus

il n’est que quatorze heures trente, l’heure n’a pas disparu sous la sieste

la chaleur onctueuse d’un récit colle à son arc narratif putatif, comme nous avons ri

ils ressentent, palpable, cette chaleur onctueuse d’un récit sur lequel ils se jetteraient, goulus

cette histoire de promesse, toujours au goût du jour, qui fait attendre le jour d’après

on ne sait jamais si la lumière ressemblera à l’autre, il faudrait égaliser la frange

ce n’est jamais n’importe quoi, dit-il, c’est une ligne narrative que je suis

comme Ça suit son cours, disparu de ma bibliothèque décoiffée : il reviendra, ou pas

(…)

Le geste d’écrire est, en premier lieu, geste du bras, de la main engagés dans une aventure dont le signe est la soif ; mais la gorge est sèche et le corps et la pensée, attentifs. Ce n’est que plus tard que l’on s’aperçoit que l’avant-bras sur la page marque la frontière entre ce qui s’écrit et soi-même. D’un côté le vocable, l’ouvrage ; de l’autre, l’écrivain. En vain chercheront-ils à correspondre. Le feuillet demeure le témoin de deux monologues interminables et lorsque la voix se tait, de part et d’autre, c’est l’abîme. […] la parole transcrite, aux poignets de laquelle nous avons passé les fers, que nous avons naïvement cru fixer, conserve sa liberté dans l’étendue de sa pérennité nocturne. Liberté éblouie qui nous effraie et nous angoisse.
Edmond Jabès, Ça suit son cours, Fata Morgana, 1975