L’elfe aux yeux de lac de glace

La journée entière fut consacrée à la lecture. La veille, elle avait rencontré l’elfe aux yeux de lac de glace et c’était suffisant pour un jour. La lecture n’était pas revenue depuis longtemps. Mais elle avait reçu des livres, et s’était employée à les lire, sinon qu’en faire avant de les ranger ?

Dans un des livres qu’elle avait lus, le narrateur évoquait la lecture, n’importe quelle lecture, même d’objets lui passant sous le regard. N’importe quoi d’imprimé mais lire, écrivait-il. Une ferveur de lecture qui semblait l’avoir habité durant plusieurs années, un peu moins qu’une décennie. Et qu’il recommandait à tous.
Elle s’était dit que cette recommandation ne valait pas pour tous. Qu’aucune recommandation ne valait jamais pour personne. Qu’il était présomptueux de recommander quoi que ce soit à qui que ce soit.
Et avait repensé à l’elfe aux yeux de lac de glace. Dont les yeux translucides étaient venus la fixer, presque indépendamment du reste de son visage immensément beau.

Il attendait à l’arrêt du bus, comme elle. Il était avec un camarade de sa taille. Quel âge avaient-ils ? Douze ans, sûrement. De dos, elle avait remarqué les cheveux extrêmement raides et longs de l’elfe. Les avait entendus se parler. Ils prenaient des bus différents. Elle avait compris que l’elfe prendrait le même qu’elle.
Avant même qu’il se retourne, elle savait qu’il était profondément autre, ni garçon ni fille, rien qu’elle eût jamais vu comme bipède existant dans la ville ou ailleurs. Elle ne vit son visage que longtemps après qu’il fut monté dans le bus. Une beauté époustouflante, ravageante, sans aucun compromis ; innocente aussi, spectaculaire, directe.

                                           Chris Marker, Commentaires II, Seuil, 1967

Lorsqu’il se fut assis non loin, elle l’entendit parler au téléphone. Très lentement. Il disait à quelqu’un
Oui, tu es obligé de travailler, tu n’aimes pas travailler mais tu y es obligé. L’elfe redisait avec application ce que la personne vivait, calmement, comme s’il faisait l’effort de se mettre à sa place, mais sans aucun effort.
Elle n’osait pas le regarder, elle sentait que l’elfe la dévisageait. Mais sans aucune curiosité.
Ensuite il est descendu à sa station, et tout en marchant, a continué à la fixer de ses yeux de lac de glace. Il marchait aussi lentement qu’il parlait, mais de manière très égale, comme sa parole, à un rythme identique, un pas après l’autre, comme une parole après l’autre, avant de disparaître dans la foule.

Le sourire indéfinissable, menaçant, candide, cruel, doux, de l’elfe, est resté longtemps dans sa tête, même pendant la journée de lecture, pendant qu’un narrateur se réfugiait dans une chambre d’hôtel de luxe en haute-montagne pour y écrire, comme l’autre narrateur était confiné dans une chambre d’hôtel en ville pour y écrire, sans argent ni nourriture. L’un comme l’autre recherchait ses souvenirs et tressait ses jours à l’hôtel comme elle tressait ses jours avec l’elfe et la lecture.

L’apparition du visage de l’elfe aux yeux de lac de glace dans la journée suivante avait plusieurs fois interrompu sa lecture. Elle avait alors posé les livres et l’avait contemplé, comme si tous les livres qu’elle lisait ne parlaient que de lui. Les chambres d’hôtel s’estompaient, les histoires familiales n’avaient plus aucun intérêt, la lutte pour la survie devenait fastidieuse, la pornographie ressemblait à du remplissage.
Ne restait que le sourire énigmatique de l’elfe aux yeux de lac de glace. Qu’elle lisait, encore et encore.

nos chambres célibataires

alors apparaissent les crayons,
ceux auxquels nous croyons

assis, nous ouvrons les yeux
et tapotons nos oreillers

dire n’est pas nécessaire
rien n’est nouveau, ni ce mur

que nous regardons longtemps
& les chuintements minuscules

que nous entendons amicaux,
ni l’horizon parsemé de silhouettes

                                                                          Henri Michaux + ombres + reflets

l’éloignement des arbres
dont les crayons sont faits

les rend approximatives
nous penserions primitives

si nous devions penser, ce qui
n’est pas non plus nécessaire.

fouillis de gnomes en plongée

ça partait d’un aquarium puis tout a disparu
les jours passaient, on ne savait pas s’il allait pleuvoir, s’il pleuvait,
si le gris s’installait,
ou le bleu, ou le rayé gris-bleu, ou le laiteux

les gnomes plongeaient sans relâche, l’un après l’autre, en glissades saccadées
et en grimaçant (au-delà de leur être de gnomes déjà grimaçants)
ils s’accrochaient au rebord de l’aquarium et parfois partaient d’un grand rire
ce qu’ils regardaient ? le spectacle en face
puis en s’embrouillant, très véloces, ils se désarticulaient : on entendait des sons

après ce passage des jours et des couleurs incertaines
l’aquarium s’est ramolli comme les montres molles de D.
les sons se sont assourdis, les gnomes gélifiés et mangeables

Nicolas Poussin, Le Temps soustrait la Vérité aux atteintes de l’Envie et de la Discorde, 1641

[réponse à la notion de contexte]

trois écrivains sur 7 étages dans un immeuble qui en compte 12,
2 habitants par étage,
au 6e, 2 écrivains, une femme, un homme
au 12e, une femme écrivain ou : une écrivaine

à son arrivée, l’écrivaine du 6e rencontre celle du 12e
au 6e, les deux écrivains du palier finissent par se parler
un jour que les voisins du 7e font du tapage,
enfin, c’est pas exactement ça :
l’homme tape sur la femme et les enfants hurlent

l’écrivaine du 6e frappe à la porte de l’écrivain de son étage
il a écrit des choses horribles sur les meurtres en direct sur internet,
nonobstant, elle frappe quand même,
il lui ouvre et vient même écouter les cris du 7e,
ils se demandent quoi faire, ils appellent le 17

l’écrivaine du 12e a une vue remarquable sur Montmartre
les deux écrivains du 6e un peu moins mais quand même,
les livres de l’écrivaine du 12e ont été publiés il y a longtemps,
ceux des écrivains du 6e bien plus récemment :
ils ont le même âge, ils sont un peu plus jeunes

quelques années plus tard, l’écrivaine du 6e a déménagé,
fatiguée par le bruit de la famille du 7e et du fait d’appeler le 17,
elle apprendra que l’homme a été sommé de quitter
le domicile conjugal, bien fait pour lui le méchant tapeur
dont la femme disait toujours « oh non c’est rien »

                                                                                                             Robert Walser, Mikrogramme, années 1920

l’écrivaine du 6e et celle du 12e se voient toujours, elles sont amies
l’écrivain du 6e est content de vivre là où il vit,
l’écrivaine du 6e est contente de vivre là où elle vit,
l’écrivaine du 12e en a marre de vivre là où elle vit,
fin.

enterré ma vie de garçon

[mai 2007]

Avec les matériaux, j’établis un rapport de sympathie, beaucoup de matériaux stagnent sur les trottoirs. Poubelles étalées à terre, ou bien debout, leur grande gueule ouverte.
On s’agite vainement. On passe à autre chose vite fait. On danse les poubelles ! On danse danse danse !
Je perds mes idées immédiatement dès qu’elles sortent, pfuit, plus rien ne tient, j’ai plus les mots. J’ai plus le choix des mots c’est perdu : fades et faits de désormais, le pire des désormais, le grand désormais.
Je paresse à mort, je sais faire que ça : rien. Strictement rien.
Tiens le niveau sinon le meuble il sera pas droit.
Cinquante ans de rien, même pas attendre. Rien tout court. Pas si simple à écrire, rien : pas si simple.
Le paysage. Des matériaux : des bouts, de bois, de ferraille, de la ferraille, de la ferraille. De la limaille, même, de celle qui peut entrer dans la pulpe du doigt.
Mais tiens le truc, bordel, arrête de rêvasser.
Donne le crayon tiens, t’es bonne à rien.
C’est vrai, je suis bonne à rien, ça y est, maintenant je suis d’accord, je le sais, je suis d’accord.
Une grande dégoulinade de mots faux, grande grande partout.
Le niveau j’te dis.
Grande incapacité à me concentrer, à me fixer un but. Esprit qui digresse, digression maximale. Inconséquente, incontrôlable, inconséquente, ça fuit de partout les idées, ça part.
J’ai à peu près tout essayé pour les tenir tranquilles les idées et moi avec, du temps où j’étais garçon, il me semblait que ce serait plus simple si j’étais garçon, mais qu’est ce que je me suis fait chier à apprendre tout ça, les études, les diplômes, tenir son rang, avoir réponse à tout, tout savoir dans le domaine des sciences de l’homme.
C’était fait pour moi ça les sciences de l’homme, calibré exactement pour moi.
Putain, lâche pas le meuble il va me tomber dessus, t’es con ou quoi?
J’ai appris des tartines indigestes jusqu’à me prendre pour un effet de la structure.
L’avantage d’être un garçon est manifeste. On est censé savoir plus qu’elles, on fait le coq, on est paré pour la bataille, on revêt les couleurs de la victoire éclatante, on se vautre dans les lieux communs du Moyen-Âge en cotte de maille, bref, on vit intensément et on peut hurler dehors.
Je pensais. Non, je ne pensais rien. Je pensais que. Même pas.
Je suis fatiguée.
Si tu tiens pas le truc, dis-le, on arrête, c’est pas la peine.
Les poubelles dégueulent du mieux qu’elles peuvent, de tous les matériaux, le surplus de nos installations, les boîtages et cartons, les ferrailles et morceaux, les tissus salis, le polystyrène expansé qui protège les meubles en kit.
Vas-y plus aiguisé, limaille sous les ongles, noircis, cornés. Tu délires. Réveille-toi.
Passe-moi le marteau.
Rectifie le niveau, elle est bien la bulle ?
Tu fais quelque chose ? Non. Rien. Je ne fais rien. J’aime pas faire quelque chose. J’aime pas plus ne rien faire d’ailleurs.
Je suis ennuyée. J’enterre ma vie de garçon. Tu fais quelque chose ? Non, rien.
Travailler tue.
Je me suis beaucoup fatiguée à être un garçon, maintenant je me repose la deuxième partie de ma vie, les cinquante prochaines années, jusqu’à épuisement naturel.
Tu mets entre deux et trois, ça devrait aller.
Les matériaux volent de plus en plus avec le vent de plus en plus. Le vent le grand vent n’est plus grand vent, mais tempête qui ruine les certitudes.
La tempête roule les dépotoirs et séduit les poubelles qu’elle emballe avec ferveur, et qu’elle fait danser.
Les poubelles les plus belles vomissent leurs tas de matériaux, des tissus, des manteaux roses de petites filles, des soutiens-gorge usagés, des pantalons qui ne tiennent plus de jambes, beiges, des vestes élimées, bleues.
Je pourrais longer longtemps le canal de mes ambitions. Elles ont touché le fond de la rade.
T’as encore lâché le niveau. Il sera pas droit ce meuble.

dans l’esprit du plastique du tuyau

Tout commença avec le percement du tuyau du lave-vaisselle. À un endroit inhabituel. En une partie verticale, droite, avant le coude qui s’introduit dans le siphon. Laura tenta de s’introduire dans l’esprit du plastique du tuyau. Avant de se rendre compte que c’était peine perdue. Il y avait des choses incompréhensibles : pourquoi le percement à cet endroit plutôt qu’au coude, plus logiquement travaillé par la tension ? Ne voulant pas croire le percement, la goutte perlante, la goutte qui perla, qui perlait.
Qui perlait autant que Laura parlait. En gouttes. Et petits ruisseaux feront grandes rivières.

Venir convoquer la question de la croyance à propos d’un tuyau souple et accordéonné, quelle outrecuidance. Oui. Elle fit pire, Laura. Elle partit le lendemain, ayant encore constaté la perlure de la goutte sur laquelle elle colla une vieille culotte chair de taille 52 recyclée en chiffon comme s’il s’agissait d’un entrejambe. Elle fit de gros efforts sur elle-même pour se souvenir de la position de la goutte, pour plus tard, au cas où.

C’est à peu près à cette hauteur-là, la goutte, mimant au plombier turc rencontré après le pont, vous voyez, à cette hauteur. Vous habitez où ? Là après le pont, là. Là-bas, quoi. Ah, pas trop loin. Oui, pas trop loin.
Le plombier turc et deux autres hommes parlèrent entre eux, Laura leur demanda leur langue, et c’est ainsi qu’elle sut qu’ils étaient turcs. Elle ne pensa rien juste avant, et rien juste après. Pourquoi ? Parce que le plombier turc venait de lui expliquer qu’il suffisait de couper et rabouter un morceau de tuyau, puis de serrer avec des colliers, qu’elle trouverait facilement à la grande surface de bricolage là-bas. Que sinon, ça lui coûterait quatre-vingt-dix euros, oui, je m’excuse mais c’est le tarif, de déplacement. Même de l’autre côté du pont. À vrai dire, les trois hommes mouraient d’envie de dépanner Laura là tout de suite, mais elle n’était pas mûre pour un dépannage. Elle avait besoin de galérer encore un peu, de trouver une solution elle-même, ce que le turc en chef encouragea. Vraiment. Sinon il lui en coûterait ce qu’il venait de lui dire, et qu’il répéta, lui-même incrédule.

Il s’agissait d’une fuite. Incongrue, non prévue, impossible à advenir, un goutte-à-goutte inutile, insensé, impossible à catégoriser : un goutte-à-goutte pour la beauté du dessous d’évier. Quelque chose comme ça. Pensa Laura une fois passé l’énervement dû à l’acrobatique position et au fait de vouloir étouffer la goutte. Il fallait absolument ne pas la laisser perler.
La goutte revenante, sans cesse, était épuisante à regarder, elle se reformait, se reformait, sans aucun signe de fatigue. Laura voulait comprendre le plastique : pourquoi es-tu fatigué à cet endroit incongru, en ligne droite, hein, pourquoi ?

Mission d’autorité, exercice de calfeutrage, d’abord avec une grossière serpillière à carreaux bleus et verts, juste avant l’utilisation de la culotte chair, éprouvante du point de vue de l’absorption : rien. Mouillée en moins de deux. Un garrot, voilà ce que pensa Laura. Mais ce n’est pas un bras et le tuyau ne va pas mourir.
Quelque chose n’allait pas mais Laura ne savait pas quoi.

Elle ne démissionnait pas, ne mangea pas avant d’avoir acheté les pièces nécessaires à la réparation au magasin de bricolage, lequel se révéla propice à une discussion sur les embouts et les colliers. Devait-elle serrer le kiki du tuyau très fortement une fois engagé l’embout dans le tuyau ? Serrer normalement, lui dit un vieux monsieur nommé Mammar à la caisse. Avec ses yeux si calmes : serrer normalement.
Auparavant, il fallait couper le tuyau au-dessous de la perle d’eau. Comment ? Avec un couteau, répondit une femme voilée d’un fichu à larges fleurs et large sourire, un couteau, oui.
Rien n’était utile, tout devenait important. Les hiérarchies se divisaient dans son esprit en d’innombrables branchements.

Elle avait tenté de vider ce qui restait d’eau dans le tuyau, délicatement ôté la partie enfoncée dans le siphon et secoué le tuyau dans un petit bol, après avoir remonté la partie cachée avec l’autre main. Elle expérimentait les niveaux, elle était en phase avec la logique du tuyau. Là, ça allait.
Là où ça n’allait plus, c’était dans l’impression insistante que le tuyau était en train de lui apprendre quelque chose, voire de lui parler, à perler comme cela. Il était en train de lui raconter sa vie de tuyau. Il lui parlait d’un opéra, de Salzburg, de montagnes enneigées. Laura feuilletait un catalogue, un livre d’images d’Épinal, à genoux sans dévotion, contorsionnée sous l’évier à tenter d’attraper et de comprendre d’un même geste. À l’évidence impossible. En arriver là. Quoi, là ? se rebiffa-t-elle. Là, quoi ? varia-t-elle.

Ainsi y aurait-il de secrètes accointances entre perlure et parlure ? Laura, qui entretenait de nombreux liens irrésolus non seulement avec des plombiers turcs aléatoirement rencontrés mais également avec toute personne rencontrée sur motif précis, n’en était pas étonnée. La fiabilité de l’humain n’était absolument pas garantie. Certains même le revendiquaient, de n’être pas fiables : écrivains alcooliques et autres esthéticiennes spécialistes du comblement du sillon naso-génien, comme un blason relationnel.
Un tuyau percé ! gémissaient les uns, voilà ce que je suis. Et, ajoutaient-ils, il ne faut pas me croire ! Vous pouvez me croire, madame, votre ride profonde va disparaître ! promettaient les autres, elle deviendra aussi lisse que la peau des fesses de votre petite-fille !

Déjà Mallarmé, dans un petit article de mode faisait état de la nature variable de la perlure1. Elle était autre chose qu’elle-même. La décoration – la parure – que la perle d’eau créait naturellement sur le tuyau, à cet endroit non prévisible, indiquait que la parole monstre qui déferlait sur le monde, sous forme ininterrompue, était comme ce flot d’évacuation, et qu’il y faudrait peut-être la petite fuite, la goutte perlante qui ravirait enfin l’inanité à la vérité, en laissant éclater son triomphe : la parlure2, ainsi que la définissaient Damourette et Pichon.
Une manière, une tournure, un choix.

1 Toutefois, elles sont, ces perlures, autre chose depuis quelques soirs, que les jais blancs ou noirs ou que l’acier bleu et blanc prédits par notre premier courrier de la saison (Mallarmé, Dern. mode, 1874, p.782).

2 Nous appelons parlure la langue telle qu’elle est parlée par les gens d’un niveau social donné (Dam.-Pich.t.11911-27, p.46)

Elisabeth S. Clark, Petit poids, 2018 galerie Dohyang Lee, Elisabeth S. Clark