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Le ratage de leur dernière réunion avait imprimé un sentiment ambigu aux membres de la //A : à la fois une insatisfaction mais aussi un intérêt pour quelque chose qui rompait avec l’ordinaire. Peut-être lié à l’étonnement. Peut-être que la contamination d’étonnements successifs pouvait être tirée de cette rencontre inopinée avec la gardienne argentine. Oui mais comment l’attraper, ce virus, et le maintenir vivant dans les corps ? Oh ! Ah ! L’idée d’un étonnement puisé à même l’enfance, dans les yeux de l’enfance, supposait ces yeux non rivés sur des écrans. Mais y avait-il encore enfance dans les conditions des écrans captivants ? Étonnement versus hypnotisme ?
On sait, scientifiquement, que l’enfance est le lieu privilégié de l’étonnement. Mais les enfants étaient aujourd’hui menacés de rapt affectif par les écrans. Les adultes en charge d’eux ne savaient plus comment faire pour qu’ils diminuent leur consommation de vie virtuelle, aussi addictive que le shit, et dont ils ne se cachaient pas. La fonction d’exemplarité n’étant plus du tout assumée, comment dire de ne pas faire alors qu’on faisait soi-même ? La toxicomanie aux écrans venait d’être reconnue, et les spécialistes s’engouffraient aussitôt dans la brèche ouverte. Les inventeurs d’applications aussi. L’économie s’emparait goulûment de ce segment tout neuf, encore inexploité. Des gisements de profits en perspective.
Hormis Tierceline I., ils avaient tous eu des enfants, adolescents ou jeunes adultes aujourd’hui, dont ils ne se souvenaient pas de la traversée de l’enfance. Bien trop occupés à faire avancer leur carrière. Des enfants sans enfance en quelque sorte. C’est maintenant qu’ils leur seraient utiles en tant qu’enfants, pour voir comment ça marche, l’étonnement. Sauf que l’enfance de leurs enfants se situait à un moment qui n’avait rien à voir avec aujourd’hui. À une ou deux décennies près, tout avait changé. Et donc ça ne servirait à rien de se souvenir.
Il semblait que les découvertes scientifiques qui provoquent l’étonnement étaient encore valides. Pas n’importe quelle découverte. Il y fallait un niveau et une qualité de sensation définis, de celle dont on dit avec gourmandise : cette découverte pourrait avoir des applications dans la science et les technologies…L’espace, bien sûr. Regarder vers le haut, dans l’immensité du haut. L’immensité tout court, comme l’infiniment grand ou petit, mais plutôt grand. Tous les infiniment. Est-ce que la grenouille fluorescente valait la conquête spatiale en termes d’étonnement ? Ou l’équivalent d’un infiniment ?
La grenouille vulgaire présentait énormément d’avantages qu’ils s’étaient appliqués à lister dès le début de leurs échanges. Liste non exhaustive :
– animal familier dans la vie réelle et littéraire (George Sand),
– animal féminin, doté d’un coefficient de frivolité à cause de sa capacité sauteuse,
– citoyenne (reine) des étangs, objet de plusieurs apologues chez Jean de La Fontaine,
– prédictrice du degré d’humidité dans l’air à l’aide d’une petite échelle dans un bocal, symbole de la météorologie,
– cliché officiel des français, qui en mangent les cuisses, aux yeux horrifiés des anglais (frogs),
– coasseuse parlant français dans les marais, ancêtre de l’homme :
Tous les hommes, toute l’humanité, ne forme qu’un corps, animé par un même esprit qui se confond avec la parole, Jean-Pierre Brisset.
Globalement, la grenouille en elle-même était déjà porteuse d’un réveil futur : non plus seulement se prémunir contre l’orgueil mais réveiller les consciences et oser l’orgueil, sans quoi pas de transcendance. La gardienne argentine du temple franc-maçon en avait quelque intuition et l’avait bien énoncé : il y aurait des solutions si la grenouille émettait plus de lumière.