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L’ouverture de la prochaine rencontre devait se faire sous le thème de l’hybridation, que le quatuor avait décidé d’inclure dans ses travaux. Il y avait les hommes et les femmes, les revendications de dissolution des frontières des genres, l’invention du neutre, et plus concrètement les modifications de corps et de sexe, sous le régime de la réparation de supposées erreurs de la nature. L’espèce se diversifiait tout en s’homogénéisant, créant à cette occasion de nombreux néologismes et acronymes. D’un bord, l’individu revendiquait sa propre modification pour se ressembler : il imaginait un être auquel il donnerait vie en toute liberté, indépendamment des désignations de genre ; d’un autre bord, il manifestait un désir de conformité issu précisément des modèles en circulation des genres établis : appartenir à ce groupe-ci plutôt qu’à ce groupe-là.

La vie essayiste dans la deuxième moitié du XXe siècle avait peu à peu dégagé les individus de tout parti-pris, de tout engagement, de toute obédience, de toute nécessité du choix. Les cobayes plus ou moins volontairement enrôlés de cette période, livrés à un hyperchoix sexuel, s’étaient faits les messagers de la secrète idéologie régnante à propos de la dispersion de l’amour et de l’indistinction sexuée, non sans angoisse pour la reproduction de l’espèce, qui ne se manifestait alors qu’en ses marges. Plus tard, des espèces animales commenceraient de disparaître, par dizaines, actant ainsi le début de la disparition de l’espèce humaine. Dont on ne saurait jamais démêler les causes, évidemment multifactorielles.

De plus en plus de gens parlaient et gesticulaient tout seuls, parce que c’était pour eux la meilleure manière de dire leur corps, de dire qu’ils étaient dans l’espace, eux, leur corps et eux. Qu’ils étaient là, hic et nunc, et qu’ils le faisaient savoir. Désespérément. Solitairement. L’art, et en particulier la performance corporelle, rendait parfois compte de cette nouvelle triangulation : le corps était parlé par le sujet comme s’il était extérieur à lui. La faculté séparatrice du langage venait définir, entre le corps et l’esprit, un troisième terme inscrit dans la langue : le corps en tant qu’entité indépendante de celui qui l’incarnait. Le public assistait alors à une objectivation de l’humain se démultipliant. Médusé, il ne mouftait plus. Le but ? Le distraire de la parole, installer le silence, montrer la pulsion à l’état pur, cet impossible de l’exposition.

Hormis Philémon K., en retrait, ces questions passionnaient les trois autres : quelle était la représentation de la transcendance dans ces conditions de croyance du gommage des frontières entre les sexes et tout à la fois de l’exigence égalitaire des genres installés ? P.K. considérait que c’était minoritaire, et qu’il n’y avait pas lieu d’examiner des postulats aussi sociologiques et cantonnés aux zones géographiques urbaines du monde occidental. Il ne sentait pas du tout à l’aise et préférait rester dans des approches expérimentales plus scientifiques. La vieille opposition science dure / science molle.
En ce sens, c’était cadeau qu’une grenouille banale offrît à la fois de l’exotisme sud-américain, des molécules rares, du latin, un pourcentage et une comparaison de luminescence avantageuse avec la lune, pleine. Désir de poésie pas mort.

Ce n’est probablement pas sans raison que dans les époques
dont l’esprit ressemble à un champ de foire, le rôle d’antithèse soit dévolu à des poètes
qui n’ont rien à voir avec leur époque. Ils ne se salissent pas avec les pensées de leur temps (…)
Robert Musil, l’Homme sans qualités

(une formule encore secrète) 7

Mais quand l’esprit demeure tout seul, substantif nu,
glabre comme un fantôme à qui l’on aimerait prêter un suaire, qu’en est-il donc ? (…)
Qu’allons-nous faire de tout cet esprit ?

Robert Musil, l’Homme sans qualités

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Le réarmement de la transcendance était donc actionné, via la totémisation de la grenouille fluorescente. Le regard que les membres de la //A (la parallèle de l’action) projetaient sur l’ouvrage à venir était à la fois froid et empreint de volonté.
Ils décidèrent de s’attaquer à l’angle mort de la transcendance, ces vieilles branches pourries que sont les religions. Vaste programme, surtout qu’ils n’avaient nulle compétence à le faire, mais ils étaient décidés.
Il leur faudrait faire preuve de tact avec les instances publiques. Une manière de se mouvoir sans heurts, souplement, de dire sans dire, de réduire systématiquement la portée de leurs écrits, de les mettre en scène, de les accompagner en les explicitant ensuite.

Ils se séparèrent assez contents et se promirent de se retrouver tout prochainement au même endroit ou en un endroit aussi fiable, innocent, anonyme. Mais toujours in real life. Ni visioconférence ni mails, ou a minima. À la fois pour des raisons de sécurité évidentes, une fuite vers les média est si vite arrivée, mais aussi pour tester le concept grandeur nature. La transcendance valait bien ça, un peu de temps ensemble, leurs corps ensemble. Ne rien laisser au hasard dans l’élaboration de leur projet, y compris dans les modalités des rencontres. Ils se demandèrent s’il y avait nécessité de s’adjoindre un serrurier, un spécialiste de la cryptographie, et concluèrent qu’à ce stade, non, pas tout de suite.

L’animal était-il sa réalité ou sa projection ? Anaëlle G., rentrée chez elle, se posait encore la question. De banale qu’elle était, cette grenouille arboricole jaune à taches rouges (rappel : Hypsiboas punctatus) semblait avoir recours à des molécules fluorescentes inconnues (des hyloin-L1, des hyloin-L2 et des hyloin-G1) activables sous une lumière ultraviolette, pour produire une lumière bleue-verte. Un phénomène qui disparaissait dans l’obscurité totale.
Voilà comment on pouvait résumer la découverte des chercheurs argentins. Sans oublier l’intensité réellement surprenante de l’émission lumineuse, l’équivalent de quelque 18 % de la lumière émise par la pleine lune. Argument de poids étant donné la charge hautement imaginaire de l’astre des nuits universellement célébré.

A.G. repensait à l’idée de P.K. : l’homothétie entre la fluorescence et la transcendance…qui voudrait que le réamorçage d’une lumière transcendentale chez les hommes et les femmes du monde riche serait possible, que leur assujetissement au branchement quotidien d’appareils à produire du rien domestique ne constituerait pas un frein irrémédiable ? Qu’il y aurait un dépassement possible de la viduité ? En fait, toute la question venait de là : est-ce que le rapetissement effrayant induit par la captivité des écrans eux-mêmes captifs d’une prise de courant, était réversible ? Et qu’était-ce que le courant au juste ? Est-ce que le courant qui produit de la lumière pouvait produire de la transcendance, contre les religions qui ressemblaient aux écrans ? Aux écrans qui imitaient les religions ?
Voulait-il dire cela, Philémon K., lorsque, avec un brin de fatalisme, il avait cité Nietzsche : L’adoucissement de nos moeurs vient de notre affaiblissement
?

C’était l’enjeu du malaise contemporain, pensa A.G. en se brossant les dents avant de se coucher : on ne savait plus où était le point d’arrêt des paroles, comment commencer une action, que devenait l’Idée… L’irréalité rebondissait sans cesse, repoussait les limites de son incrédibilité ; toujours plus. Et, au bord du désastre annoncé, beaucoup de tranquillité, beaucoup d’inconscience, beaucoup de joie.

(une formule encore secrète) 6

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Pour tenter d’expliciter sa définition de l’emprise, Anaëlle G. avait ajouté comme pour elle-même mais personne n’avait relevé : et avec l’image de petits espaces parallèles aux grands. La suite fut tout à fait encore plus obscure : le canyon dont l’infini rougeoyant de terre et de ciel furieux aimante le regard est aussi nécessaire qu’un évier de petites proportions où baignent patiemment des poireaux sectionnés, sans hiérarchie entre grands et petits espaces, juxtaposés, tous utiles.

Le pragmatisme de T.I. devant la sorte d’esprit volatil et volontiers digressif d’A.G., l’obstination qu’elle percevait de P.K. sous des dehors aimables, la tortuosité de B.M. qu’elle pratiquait de longue date dans une collaboration non exempte de trouble libidinal, créait ce qu’il fallait de liant à la //A. Elle ne releva pas la comparaison avec le canyon dont l’infini rougeoyant et les poireaux sectionnés dans un petit évier, dont elle ne comprenait ni le sens ni l’occurrence à ce moment précis.
C’est ici que le qu’est ce que tu veux dire prenait tout son sens entre protagonistes, et qu’il n’y avait pas nécessairement de réponse. Mais la considération que les membres – parce qu’il fallait bien parler désormais de membres – de ce groupuscule nouvellement né se portait, surpassait l’étroite et mielleuse bienveillance à l’oeuvre dans la société toute entière (alors que qui veillait bien sur qui, franchement ?).

– En gros, il faut qu’on soit carré sur le projet, que le chantier soit quadrillé de manière implacable, reprit B.M., pas en reste sur la proposition d’élimination de mots avancée par P.K.
– D’où les histoires de corps et d’esprit, avança encore A.G.
– Précise ta pensée, Anaëlle, dit calmement T.I.
– Le pouvoir et l’obéissance, il faut qu’on s’attelle à cette question comme aux
autres ; la contrainte est nécessaire, sans quoi rien n’avance ; s’il n’y a qu’une juxtaposition de volontés, c’est impossible, répondit A.G.

– Tu dis le contraire de ce que tu venais de dire avec le canyon et les poireaux ! Tu dis qu’il n’y a pas de hiérarchie, qu’il y a coexistence…, dit B.M.
– L’un n’empêche pas l’autre, coupa A.G. avec une évidente mauvaise foi.
– On peut tenir plusieurs discours, il suffit de bien les articuler, ajouta T.I.

Ils s’étaient éloignés de la grenouille fluorescente, mais se dirent bientôt qu’ils pourraient peut-être entrer en contact avec l’équipe qui avait mis au jour cette découverte, et qu’avait-elle de si singulière par rapport aux autres animaux ? C’est qu’elle était rare chez les animaux terrestres et que ces molécules fluorescentes nouvellement décrites émettaient apparemment une quantité de lumière surprenante chez la rainette à pois.

– Mais la confrontation avec la réalité d’une découverte de cette nature n’est pas la question, on se fout de savoir ce qu’il en est de la fluorescence et de comment elle augmente le système visuel du batracien dans la réalité, on ne s’occupe que des représentations ; je vous rappelle qu’on est là pour la transcendance, dit B.M.
– Elles voient leur propre fluorescence ? On ne le sait pas, n’est-ce pas ? demande T.I. par acquit de conscience et pour faire le tour du problème.
– Je reviens sur mon histoire de corps et d’esprit, qu’en penses-tu, Philémon ?, demanda A.G.

Philémon K. se tripota le menton, comme fréquemment avant de prendre la parole et d’émettre l’hypothèse que peut-être y aurait-il homothétie entre la fluorescence et la transcendance. C’est à dire qu’une quantité de transcendance déjà existante dans l’humain pourrait être réarmée (réamorcée serait peut-être le bon mot ?, P.K. adorait interroger les mots en plissant un peu les yeux, un sourire flottant encore sur sa bouche) par un type de lumière particulière. Pour le reste il ne s’avancerait pas.
Les autres le regardaient avec des yeux ronds, surtout qu’il parlait à mi-voix, comme d’habitude, et qu’ils devaient tendre l’oreille alors que le premier étage du café s’était rempli.

au loin Le Havre

(une formule encore secrète) 5

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Bertrand M. n’était pas dupe de l’indigence intellectuelle d’une vie consacrée à faire consommer les masses, toujours plus, et à brasser un fric considérable – dont il distribuait une partie à des oeuvres philantropiques – avec de la chimie dont les groupes agro-alimentaires et d’hygiène-santé avaient consciencieusement bourré leurs produits en les présentant comme naturels, toujours plus naturels. Dette de porte-à-faux éthique.

Le cas de Tierceline I. était typique de celui des femmes, qui, arrivées à la quarantaine, n’ont toujours pas fait d’enfant et continuent de se poser mollement la question, sans aucun père putatif à l’horizon, comme si tout était encore et toujours possible. Dette de conformité sociale.

Philémon K. ressentait quelques frustrations à ne servir que de relais d’influence du politique dans son domaine (la science appliquée aux polluants industriels, les discours à tenir pour ne pas affoler les populations), sans pouvoir réellement exercer son art dans la recherche de pointe, étant en outre rémunéré en-dessous de ses capacités eu égard aux prestigieuses études qu’il avait suivies. Dette de positionnement dans l’échelle sociale.

Quant à Anaëlle G., elle devait probablement régler une dette de naissance, née petite fille moyenne dans un foyer plutôt heureux, devenue femme névrosée moyenne d’âge moyen ayant traversé les aléas de l’existence sans encombres mais pas sans questions, lesquelles ressurgissaient dans d’obscurs cauchemars infantiles récurrents incrustés à l’âge adulte.

*

La grenouille fluorescente enthousiasmait tout le monde, mais il ne fallait pas en rester là. De la même manière qu’on avait découvert leur fluorescence en braquant un faisceau de lumière ultraviolette sur ces rainettes ponctuées, il fallait trouver le moyen de projeter un faisceau d’intelligence suffisamment crédible sur le socius pour générer cette nouvelle lumière civilisationnelle…
– Partir avec sa lampe à UV sur le terrain et éclairer les zones d’ombre, les faire fluorer ! s’exclama T.I., ravie de son bon mot.
Une fois la phase de dessin esquissée, il fallait bâtir les éléments d’une réflexion à long-terme, la cohésion du groupe et des idées dans la durée étaient à ce prix.
– Il faudrait commencer par éliminer certains mots de notre vocabulaire, suggéra P.K., pourtant habituellement plus mesuré.
– Oui, quoique « éliminer » soit peut-être un peu fort, nuança A.G., tout en regardant du coin de l’oeil B.M.
– Lesquels ? demanda pragmatiquement T.I.
– Les philosophes n’arrivent plus à penser le monde, leurs catégories sont devenues hors-sol, dit B.M. Elles étaient prévues pour un monde beaucoup plus stable ; on ne les entend plus, on ne les écoute plus.
– Il ne s’agit plus de penser, il s’agit de renouveler la hiérarchie des valeurs tout en incluant l’hybridation, le mélange, la mixité, rappela A.G.
– On ne peut plus rien glorifier d’un seul tenant, tout est ridiculisé, sous le coup de la dérision, du second degré. On est entré dans une grande phase de culpabilisation de laquelle il n’y a aucune sortie possible. La destruction est tellement avancée qu’il n’y a aucun retour en arrière possible. Étant donné la destruction des valeurs qui ordonnaient la société, et la croyance instillée qu’un nivellement égalitaire sauverait l’harmonie des peuples, les dégâts causés par la médiocrité sont considérables, proposa T.I. avec un mouvement de tête gracieux ponctuant la dernière partie de sa phrase.
– L’hybridation est appelée pour tempérer la violence des échanges, il faut s’occuper de l’axe Nord-Sud au même titre qu’on s’occupe de nouvelles variétés de tomates ou de la réintroduction du mammouth à partir d’un éléphant, dit B.M.
– C’est l’argent la plus grande violence ! s’exclama A.G. comme un point sur un i.
– Alors ? demanda faussement naïvement P.K., qui connaissait un peu les molécules à l’origine de la fluorescence verte, uniques parmi les molécules fluorescentes connues chez les animaux, et dont les plus proches se trouvaient dans certaines plantes. La proximité entre les espèces animales et végétales nous réserve encore quelques surprises…
– C’est ça, unique ! C’est ce qu’il nous faut, de l’unique, quelque chose d’inédit, qu’on n’a pas encore trouvé, une découverte qui nous saisit…dit B.M.
– Il faut déjà décoller les enfants des écrans, prononça T.I. à tout hasard et sans en être réellement persuadée, la tâche paraissant dorénavant totalement insurmontable.
– Pour cela, il faut s’adresser aux parents eux-mêmes collés ?! demanda B.M. avec une moue qui annonçait qu’il avait déjà réfléchi au problème et qu’il récusait cette solution.
– Non, on pourrait communiquer en direction des écoles d’abord, via les maîtres, dit T.I.
– Il me semble qu’on avait une ambition un peu plus élevée, non ?! Si c’est pour faire de la valise pédagogique, c’est niet pour moi, dit A.G., qui ne voyait que cela : s’agrandir, s’élever, s’amplifier. Sans emprise sur quiconque.

préambule à l’ouverture de la Foire du Trône

(une formule encore secrète) 4

J’aimerais qu’on en restât là, dit Ulrich calmement.
Notre conception du monde qui nous entoure, mais de nous-mêmes aussi bien,
change chaque jour. Nous vivons dans une époque de transition.
Robert Musil, l’Homme sans qualités

(4)

 

Devraient-ils faire un totem de la grenouille fluorescente ? Tous quatre se penchaient gravement sur la question, pesant avantages et inconvénients, riant un peu au moment du saut épistémologique proposé par Tierceline I., qui connaissait pas mal les sous-continents et avait visiblement des raisons d’adhérer elle aussi à l’idée de la grenouille fluorescente comme marqueur fort de leur intention commune d’agir. Parce que oui, ils ne pouvaient plus agir, mais signifier leur intention d’agir, oui. C’était une vue de l’esprit, une illusion, cette idée d’agir aujourd’hui, dans le contexte qui était le leur.
Le ou la *** venait à porter son nom au jour : la parallèle de l’action, formulée //A. Bien qu’insatisfaisant et avec ses propres limites, le nom auquel tenait Anaëlle G. pour des raisons à l’évidence musiliennes, mais que les trois autres n’avaient pas forcément à connaître, leur convint. 1918-2018 par exemple. Sans célébration, par la petite porte. En catimini, en bas de casse, tête-bêche.

On ne peut pas vivre sans transcendance. La phrase qu’Anaëlle G. s’était retenue de dire à B.M. lorsqu’elle était venue le voir dans son bâtiment à cariatides n’avait plus de nécessité puisqu’il avait répondu positivement à sa proposition, puisqu’il était déjà convaincu. Cette fois, elle n’avait pas calé, elle s’était renseignée sur les possessions de l’homme, ses réseaux, ses failles.
Avançons, dit encore Bertrand M. Avancer signifiait commencer à faire des schémas en vue de formaliser la grenouille et sa lumière. Ce qu’ils s’appliquèrent à faire dans les heures qui suivirent, à la mode ancienne, papier-crayons-concentration.
Ils retrouvaient miraculeusement, ensemble, quelque chose qui les transcendaient, mais dont ils n’avaient pas conscience. Durant ces heures à dessiner et discuter, ils oubliaient le temps qui les compressait. Chacun proposait une vision du petit animal sauteur habillé de sa lueur bleu-vert intense à partir d’une photo restée en fond d’écran sur le portable de Tierceline I., commençait à le styliser, à le rendre porteur d’une signification qui le dépassait, y ajoutant des mots et des formes. Ils retrouvaient les débuts de la symbolisation et s’en emparaient avec plaisir. L’impulsion donnée par Bertrand M. avait fonctionné, et bien sûr Philémon K. était le meilleur au dessin, avec son habitus de scientifique chevronné. Il avait dégainé un stylo-plume permettant à la fois de tracer très finement et de délivrer l’encre en abondance dans les ombres, qu’il effaçait au doigt mouillé pour les aquareller. Tierceline I. proposait des mots, que B.M. et A.G. discutaient longuement, bref, le travail de totémisation du petit amphibien était en marche…

La terrasse au-dessous s’était remplie, débordant sur les rues piétonnes, et des voix venant du rez-de-chaussée annonçaient que des gens viendraient bientôt troubler le quatuor à l’oeuvre. C’était une douce soirée de saison intermédiaire, de celle qui font oublier les contingences ordinaires.
L’allégresse avec laquelle tous quatre s’étaient emparés de la //A témoignait pourtant de plusieurs aspects assez peu originaux en ce qui concernait les bénéfices escomptés :
• une rencontre riche de promesses d’individus qui se reconnaissaient entre eux ;
• l’espoir que quelque chose allait bouger dans leurs vies, selon le principe multiplicateur d’un objet commun sur lequel se pencher ;
• la garde partagée d’un secret flatteur nécessaire à la réussite ;
• et individuellement, le paiement d’une dette dont l’origine ne leur était pas forcément connue.

quotidien national Le Monde, 21 avril 2018

(une formule encore secrète) 3

(3)

La première rencontre entre A.G. et B.M. avait donc eu lieu in real life, comme avant l’effacement des historiques des sept derniers jours, avant les effacements qui ne s’effacent jamais pour de vrai, avant les vies entières en dépôt abandonné à la dictature du web, avant les changements irréversibles du sens des mots. Comme avant. Un avant qui serait un après tout en restant un avant ; on ne saurait bientôt plus de quoi le temps était fait. Mais au moins se voir. Encore. Encore un peu. Dans la vraie vie représentée comme vraie vie. Dans la vraie dans la vie.

Ce jour-là, Anaëlle avait parcouru les derniers mètres au pas de course en slalomant entre les touffes de cheveux échappés des coiffeurs de rue, les groupes de discussion établis sur les trottoirs crasseux, les individus en osmose avec leurs portables déversant leurs hurlements dedans. Et découvert à l’intérieur du bâtiment une atmosphère contrastant avec celle de la rue : cariatides soutenant le porche, vigile avec tableau luminescent, décoration bleue vacances d’écrans bleu vacant. La voix de Bertrand M., chaude et bien timbrée à l’adresse de son assistante, l’avait précédé, main en avant, sourire, bienvenue. Autour, peu de bruit, les moteurs des ordinateurs, quelques conversations à bas bruit dans l’open space, une musique discrète aussi sud-américaine que la grenouille fluorescente qu’Anaëlle G. venait de lui proposer.

*

Pour la première rencontre du quatuor, la réunion se tint en un lieu neutre, au premier étage d’un grand café du centre, peu après dix-neuf heures. Pendant qu’ils attendaient Philémon K., rituellement en retard, Tierceline I. avait déjà fait montre de grandes capacités de raisonnement et d’argumentation, à la satisfaction de B.M., dont A.G. percevait la fierté non sans s’interroger sur la nature exacte leurs liens. Tierceline I. était jeune et jolie, la peau mate, les yeux noirs brillants, et penchait sa tête dans un sens ou dans l’autre au gré de ce que l’interlocuteur disait. Elle avait été formatée par une grande école et énonçait fréquemment ce qu’elle avait à dire en trois points, structure héritée d’un usage abusif de la bullet-point list, dont elle tentait de dissimuler le systématisme par des échappées analogiques vaguement poétiques comme des micro-frisures distraites.

Philémon K., qu’A.G. connaissait depuis le temps de leurs études, ne parlait pas
fort ; il fallait tendre l’oreille voire le faire répéter.
Sa petite musique scientifique mâtinée d’une légère ironie permanente était parfois traversée de brusques éclairs d’autoritarisme : il savait. Il balayait, ajoutant le geste à la parole, triturant sans se lasser le moindre objet situé dans le rayon de ses avant-bras. Anaëlle G. avait fondé ses espoirs sur une alchimie particulière lorsqu’elle avait pensé à lui pour le ou la ***, nom encore officieux de leur micro-lobby naissant ayant pour finalité la restauration de la transcendance incluant l’hybridation. Il ne fallait probablement plus songer à contrer la soif d’hybridation de leurs contemporains, autant l’inclure dans le propos liminaire.

La science des espèces animales ayant des vertus apaisantes sur l’esprit, P.K. était tout indiqué pour concourir à l’essor de leur idée. Et le rôle de la grenouille fluorescente parfait dans ses contours pédagogiques, mystérieux, amicaux : la lumière fluorescente, qui nécessitait l’absorption de lumière, ne se produisait pas dans le noir total, différant en cela de la bioluminescence, phénomène dans lequel les organismes émettent leur propre lumière engendrée par des réactions chimiques. La fluorescence était une sorte de lumière intelligente, humaine, de savoir, de sagesse : la possible lumière de la transcendance. Une lumière culturelle, le contraire de divine…