(une formule encore secrète) 2

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Préciser l’étonnement : ce n’est pas tous les jours qu’une espèce de grenouille vivant dans les forêts d’Amérique du Sud représente le premier cas de batraciens fluorescents au monde. L’étonnement était un sujet courant mais oublié, négligé, peu traité : pour la cohésion sociale et donc la limitation des conflits, la capacité d’étonnement pouvait permettre que le ciment social prenne, et qu’il y ait défense de valeurs communes par contamination d’étonnements successifs…

Les grenouilles ? Elles font partie du bazar, comme le reste ; elles existent. Elles sont livrées avec le mode d’emploi de la science. Des expérimentations, des débouchés thérapeutiques possibles, des applications pour lesquelles on investit, la fortune de laboratoires qui se ruent les premiers sur la découverte. La science observe : la fluorescence avait déjà été observée chez les insectes, oui, mais pas encore sur les batraciens. Et si la caractéristique est observée chez les amphibiens, alors c’est une révolution, d’autant plus que la fluorescence observée est intense. Les espèces, leurs disparitions, mais aussi leurs modifications, tout ce qui reste encore à découvrir.

La rainette ponctuée, autrement dite Hypsiboas punctatus, foncièrement banale, émet une lumière bleue-verte lorsqu’elle est exposée sous une lumière ultra-violette (en plein jour, cette grenouille arboricole apparaît plutôt jaune, avec des taches rouges). Restait encore une inconnue : étant donné que l’observation avait eu lieu sur des grenouilles en captivité, la fluorescence n’était-elle pas une réponse défensive à une captivité imposée ? L’expression d’un stress amphibien ? Un truc cosmétique de grenouille facétieuse ? Voire de grenouille factieuse aux capacités de révolte lumineuse ?

Malgré sa disponibilité très visiblement affable, il ne restait à Bertrand M. que peu de temps avant son prochain rendez-vous. Il proposa à A.G. de se revoir ultérieurement tout en trouvant son idée de relier les batraciens fluorescents argentins avec la transcendance très intéressante. Il lui parla de Tierceline I. qu’il mettrait bien dans la boucle de la transcendance fluorescente. Et conclua qu’avant d’aller taper aux portes des ministères, il leur fallait faire une étude approfondie, et que lui, B.M., était d’accord pour engager quelques fonds dans l’investigation préalable.

Anaëlle G. approuva et balança encore quelques thèmes pour leurs prochaines rencontres : intelligence collective, nouvelles modalités de l’amour, hybridation des cultures, mais un peu en vrac sur le pas de la porte, à peaufiner, hein. De son côté elle pensait à Philémon K. pour approfondir la réflexion tout en équilibrant le groupe sur une base à nombre pair.

(une formule encore secrète)

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Anaëlle G. se tenait devant Bertrand M. et commença, une fois que celui-ci eut fini d’exposer ses vues, d’exposer les siennes. Naturellement, elle ne commença pas par la phrase qu’elle avait prévu de dire, et peut-être ne la dirait-elle pas, tout dépendrait de la direction prise par l’entretien. Et avant de solliciter de hauts fonctionnaires aux intérêts souvent contradictoires – les uns, par essence défenseurs de l’ordre établi et des hiérarchies, des protocoles et des célébrations ; les autres, prêts à tout pour noyer les différences dans une grande kermesse du savoir dévalué au nom de l’égalitarisme – elle commençait son tour de table avec des communicants au sens large.
C’est précisément ce à quoi elle avait décidé de sensibiliser B.M. et d’autres : le sens large, l’approximation, la dilution, le nivellement par le bas, l’accélération des déroutes et des chutes, le déficit de transcendance.

B.M. écoutait attentivement A.G. sur la restauration du nom de famille porteur de transcendance ; la transmission des valeurs passe aussi par le fardeau symbolique que chaque individu se traîne : s’il n’a plus rien à traîner, il n’a plus de poids, il flotte dans l’éther de l’indifférenciation, il grogne, il geint, il attaque au couteau. Si les gens se tutoient et s’appellent par leurs prénoms ou leurs pseudos, c’est la grande camaraderie généralisée, et le début de la guerre totale. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, il fallait lester l’individu plutôt que de le délester complètement…

Le raccourci emprunté par Anaëlle G. opérait sur Bertrand M. un curieux mélange réactif, qu’elle s’empressa de corriger, à la vue de ses sourcils froncés : la grenouille fluorescente argentine lui fut alors d’un grand secours. Rien de tel qu’un peu d’exotisme animal pour détendre l’atmosphère. Et c’est par elle, cette petite grenouille captive, qu’elle le tint, lui, dans le petit bocal où B.M. la recevait :

  • Du côté des grenouilles, il y a un enchaînement de questions : on ne sait pas très bien pourquoi les animaux ont cette aptitude à la fluorescence, mais on pense que cela pourrait leur être utile pour communiquer, se camoufler ou attirer un partenaire.
  • Et du côté de la science, le schéma fourni par le petit batracien amphibien s’inscrit clairement dans la grande course aux innovations, et ouvre à un profit possible.

La science, ultime rempart contre le désespoir. Des révolutions possibles pour le bien de l’humanité. Par l’étonnement.

::::::: statut de l’imperfection ::

elle chante et c’est si doux, sa voix posée sur doux piano
comme elle prononce silence, comme elle prononce ses yeux

elle demande dites-moi, on entend l’absence, encore l’absence
les arpèges se poursuivent sa voix câline lumière et l’azur
on entend le mode mineur puis les cavaliers sous sa fenêtre
sa voix monte et grince, le piano conclut d’un accord sec
elle fait monter son âme et sa voix chute tout en planant
et son âme sous sa fenêtre cavalièrement triomphe
de ces folles amours sa voix déraille planante et dévisse
à coup de rimes sous sa fenêtre, et encore le froid du soir
le froid du ciel noir ! adieu, rupture & syncope
adieu, elle répète, adieu, un adieu long sous piano pensif
et péremptoire, piano bientôt désespoir
un adieu en note allongée, étirée jusqu’à extinction
♦ applaudissements ♠

dans la langue ne se produit pas ça (la fourchette de Musil)

que les mots paressent loin d’une fenêtre,
& seule une pluie d’hiver les dessinera, visions névralgiques,
nombreuses énigmes, souvent identiques, souvent répétées, toujours différentes :
leur chemin serpente sur la parcelle des lus,
à écarter en nombre, à la machette, après-coup

amour violent, amour perplexe, signe de l’amour, tu parles trop, tais-toi

les nuits et les puits autant que la pluie,
au pourtour desquels se trouve l’impossible agité tremblant
c’est là ! ici ! qu’il y a ! le tout à trouer ! le trou à creuser !
et ses cris : occupe-toi de moi !
ses cris déchirants d’appel : de l’amour le signe

Est-il sensé de vouloir faire le tour d’un terme pareil ?
Peut-être sera-t-il bon de penser au mot fourchette.
Il existe des fourchettes à manger, des fourchettes de jardinier, la fourchette du sternum, des fourchettes de gantier ou de pendule : toutes ont en commun un caractère distinctif, « le fourchu ».*

dans la langue ne se produit pas ça,
l’amour est toujours là, pas même tapi,
l’amour phagocyte la littérature, sinon l’absence, sinon l’ennui
il n’y aurait rien d’autre que l’amour, signe de l’amour,
ça crie encore ! ferme ta bouche !

dans la langue ne se produit pas ça : pschitt.

* R. Musil, L’Homme sans qualités, 1930

comment j’ai mangé une andouillette à Guignes ce 8 janvier 2018

/ cela s’est passé à Guignes, un jour de la débâcle, à la mi-juin 1940.

/ je ne m’en souvenais plus, je n’avais aucune raison de me souvenir de Guignes, je m’en souciais comme d’une guigne, de Guignes, puisque j’allais à Provins : outre la prison chimique à laquelle j’avais consenti pour une durée indéterminée à l’automne 2017, me rendant in petto chauve adjectif épicène par extension, je m’extrayais soudainement de Paris, ma prison choisie, pour vroumer vers la province à Provins, sur la foi d’un dépaysement promis.

/ je roulai approximativement vers l’Est, Corto Maltese doublé de Bowie traçant dans la plaine de la Brie, j’étais le héros de ma vie de l’instant, dans les derniers temps du 90 sur les départementales avant le 80, vitesse scrupuleusement respectée, ennui garanti, ordinaire du vroum plan-plan.

/ quand je vis le panneau Guignes, quelque chose se réveilla, je ne sus d’abord quoi précisément, puis me revint confusément l’impact du nom dans les carnets de captivité de mon grand-père : les lignes sur Guignes témoignaient très précisément du moment où il fut fait PG (prisonnier de guerre, Kriegsgefangener en langue originale) pour cinq années : La guigne, doublement puisque le pays se nomme Guignes1.

/ peu après le panneau, Corto Maltese-Bowie toute chauve parlait à son aïeul ami en roulant sagement hors de ses deux prisons, dans sa liberté rétrécie mais liberté malgré tout ; un soleil d’hiver s’était levé, il était libre mais avait faim ; elle arrêta son automobile devant l’une des auberges du village où il commanda un plat du jour ; tous aimaient manger.

/ alors elle n’irait pas à Provins en province, mais à Guignes, où Corto Maltese-Bowie pourrait déjeuner d’une andouillette grillée, satisfaire sans aucun délai et avec persil un besoin primaire pour onze euros quatre-vingt-dix, plat du jour direct et comment faire pour éviter les notes de bas de page2 ; réfléchir brièvement à la liberté, à la faim, à la vitesse prochainement décroissante sur les départementales, mais surtout à la liberté : son grand-père la perdait, ici, le 15 juin 1940, pour cinq ans, et il avait faim.

/ comment j’ai mangé une andouillette à Guignes ce 8 janvier 2018 mesure très précisément la vanité de toute chose en temps de paix, mais aussi le plaisir de l’estomac lorsque l’andouillette réveille les sens, l’émotion de la réminiscence d’une des filiations qui nous relie à l’existence, mais aussi l’élévation obstinément poursuivie malgré l’absence de passé simple du verbe extraire sur laquelle Corto Maltese-Bowie buta ce jour de plat du jour en pays plat.

Extrait 1 (…)  14 juin 1940.
À 23 heures, notre cheval perd de plus en plus de terrain sur le convoi. Il faut s’arrêter, les voitures ne peuvent plus nous charger. Nous nous arrêtons à une auberge abandonnée où nous entrons par un soupirail de cave. Le cheval soigné, nous nous couchons. Sur le matin, je suis réveillé par des bruits de motos. Inquiet, je fais lever mes compagnons. Nous attelons et sortons avec précaution. La route est déserte. Cinq cents mètres. Un carrefour. Une grande route, celle de Melun, tourne devant nous derrière un talus. Sur ce talus, une soixantaine d’hommes désarmés. Des Français désarmés. La guigne, doublement puisque le pays se nomme Guignes.
Nous entrons dans la ferme face au carrefour. Des civils massés là nous interpellent parce que nous sommes armés. Je leur réponds vertement cependant qu’une colonne motorisée allemande fonce vers Melun. Nous dételons le cheval, le mettons à l’écurie. Je veux fuir. Mes compagnons hésitent. Nous nous retournons. Un Allemand est là, dans la porte, revolver au poing. Nous nous laissons désarmer. Quelques minutes se passent. En route vers le nord, cette fois, vers la captivité.
15 juin 1940. Huit heures du matin, à 15 kilomètres de Melun devant la ferme de la Croix Blanche, à Guignes (Seine-et-Marne) commence pour moi la deuxième phase de la guerre, phase passive après la phase active.

Extrait 2 (…) Du 15 au 18 juin 1940.
Les troupes motorisées défilent à 80 à l’heure. L’infanterie suit au pas de route en chantant. Les hommes sont robustes, jeunes, le visage agréable. Quel contraste avec nos fantassins surchargés se traînant à chaque déplacement.
Krieg fertig ! Frankreich kaput ! Finie la guerre ! Ils nous crient cela sans haine. On dirait des sportifs qui ont gagné le match. Ils sont heureux. Ils ne veulent pas faire de peine à l’ennemi battu. Retour Haus, vierzehn Tage ! Fertig Krieg !
Ce sont des troupes qui ont percé, nous ont enfoncés. Des combattants se comprennent parce qu’ils ont connu les mêmes efforts, les mêmes drames. Nous reconnaissons que nous avons été battus par plus fort et plus intelligent que nous ; eux savent qu’ils ont terrassé l’armée qu’ils redoutaient le plus en Europe.
Pour l’instant, leurs mains tendues offrent du pain, des cigarettes. Nous avons tellement faim que nous prenons, que beaucoup sollicitent nos vainqueurs. Nous avons abdiqué toute fierté. Celui qui n’a jamais eu faim ne comprendra jamais. (…)

Jean Arnould, Le narrateur de l’inutile : Journal de guerre et de captivité 1939-1945 (inédit)

quand ils auront mis trop de mots, j’en mettrais moins

C’est d’abord la situation banale d’un homme et d’une femme devant cuire des oeufs à la coque. Le temps qu’il faut. Le temps précis qu’il faut. Exactement deux minutes et demi.

Elle retrouve dans une boîte de jeu d’enfant, un sablier mauve, en plastique, très moche.
L’homme n’est pas là. Il n’y a pas d’homme en réalité.
Elle a pris de gros oeufs. Pas sûr que le ratio jaune-blanc soit le bon. Ce sera la surprise.
Elle place les oeufs au début dans l’eau, pas après.
L’homme s’éloigne un instant. Elle le suit du regard. Il consulte sa montre.
Le sablier sert aux réponses à trouver dans le temps imparti : trois minutes.
Elle a calculé la descente du sable. À l’endroit précis où le sablier s’étrécit, il reste trente secondes pour les réponses.
Arrêter le feu des oeufs. À deux minutes trente.

L’homme aurait préféré placer les oeufs lorsque l’eau bouillonne.
L’homme a son idée. Descendre les oeufs précautionneusement dans cette eau bouillonnante. Les y laisser trois minutes.
Il n’y a pas d’homme en réalité. Il n’y a pas de place pour deux idées.
Ils ont trouvé des réponses dans le temps imparti, avec l’enfant, longtemps auparavant. Dans les trois minutes.
L’enfant est devenu un homme. Il est parti cuire ses oeufs ailleurs.
Les mots ne correspondent pas entre eux. Ils ne se croisent pas.
Pas plus qu’on ne connaît le ratio jaune-blanc à l’avance.

Les paramètres de la situation d’abord banale sont devenus si compliqués que la femme a le tournis. Elle s’évanouit dans les verbes.
Retournant le sablier jusqu’au moment où il s’étrécit, un homme tente de la ranimer durant deux minutes et demi, sans succès.

Else Blankenhorn, Sans titre [Couchée avec aura], s.d., Sammlung Prinzhorn, Universitätsklinikum Heidelberg

La conversion de Steinhitz, par François Rachline

extraits :

Steinhitz avait découvert le grand amour. Il s’était épris d’une jeune femme à la beauté triste qui, au sortir de son magasin, avait, le 25 décembre 1905, distribué à n’en plus finir des bonbons aux enfants agglutinés autour d’elle. Ce n’était pas ce geste généreux qui avait conquis le boutiquier mais des yeux insondables, perdus au milieu d’un visage absent.
Le faux sourire de cette cliente insolite avait ajouté à l’atmosphère irréelle de la rencontre.
Notre homme courut après elle, ils échangèrent quelques mots, il lui serra la main des deux siennes avant de revenir tout guilleret à son commerce. Cette seule scène avait suffi à le conquérir.
Le lendemain, il se présentait au Privatsanatorium Bellevue de Kreuzlingen
et demandait Else Blankenhorn.


Entre le mois de janvier 1923 et le mois d’octobre de cette même année, il saisit l’importance du travail d’Else Blankenhorn : elle avait percé à jour les évolutions du capitalisme allemand.
Comme tous ses compatriotes, Steinhitz savait bien que les prix augmentaient trop vite, que la monnaie nationale se dépréciait elle aussi trop rapidement, mais cette situation ne l’avait pas alerté outre mesure. A la mort d’Else, 1 dollar s’échangeait contre une centaine de marks. Quand Wilhelm fut obligé de vendre les murs de ce qui avait été son magasin de bonbons, au cours de l’été 1922, le taux était passé à 1 contre plus de 500. C’est en 1923 qu’une certitude définitive le gagna. Des billets de banque aux valeurs faciales comparables à ceux d’Else commencèrent de se répandre partout. A Constance, les banques affichaient la contrepartie de 1 dollar en marks : au 1er janvier 1923, 9 000 ; le 6 janvier, 100 000 ; le 9, 10 000 000 ; le 11 octobre, deuxième anniversaire de l’arrivée d’Else à l’hôpital de Constance, 10 milliards de marks.
Elle avait donc bien tout prévu.
Des billets de centaines de milliards de marks, émis par la banque centrale ou par les régions, circulaient, passaient de main en main, permettaient d’acheter de quoi se nourrir. A une époque où les prix changeaient d’heure en heure, où il fallait payer un repas dès la commande, où un oeuf valait 800 marks et où 500 grammes de beurre en valaient 15 000, la fortune d’Else l’aurait assurément protégée du désastre.